Les premiers mois semblaient tout droit sortis d’un conte de fées. En 2016, Alice [*], déjà trois enfants issus d’une précédente union, vivait une idylle avec l’homme qu’elle venait de rencontrer. « C’est allé très vite et très haut en intensité », raconte-t-elle à l’autre bout du fil, le ton calme. Le couple a décidé d’emménager sous le même toit quelques mois à peine après leur rencontre. Alice a choisi la Drôme d’où sont originaires ses grands-parents. Face aux tarifs de l’immobilier, elle a été contrainte de s’éloigner des villes, et a trouvé une grande maison dans un petit hameau de 35 habitants. La première commune, d’à peine 5 000 âmes, se situe à quarante minutes de route.
Elle ne se souvient pas d’un événement particulier mais parle d’un climat de violences qui se serait progressivement installé. Son conjoint ne cessait de la rabaisser, de l’humilier, et est allé jusqu’à la traiter d’« égoïste » lorsqu’elle s’est plaint de devoir assumer toutes les tâches ménagères. « Il ne m’a jamais frappée, mais j’étais terrorisée », souffle-t-elle.
L’histoire d’Alice est celle d’une femme victime de violences conjugales qui cumule nombre de problématiques liées à la ruralité. Les statistiques, qui jouissent d’une triste stabilité, dessinent un tableau sombre. Les violences intrafamiliales touchent toutes les catégories de population, mais en France, 47 %, soit près de la moitié des féminicides conjugaux, ont lieu en zone rurale — ou comme le définit l’Insee, ces localités de faible densité où réside un tiers de la population.
Victimes en milieu rural : la « double peine »
Comment l’expliquer ? Les carences, à la campagne, dans la prévention contre les violences intrafamiliales sont en tout cas régulièrement pointées du doigt. En 2021, un rapport du Sénat a mis en lumière la « double peine » dont sont victimes les femmes dans les territoires ruraux. Il insistait sur les spécificités des conditions de vie et, notamment, la plus grande précarité et dépendance financière de certaines victimes vis-à-vis de leur conjoint violent.
En filigrane, Alice décrit une situation de contrôle coercitif, soit une forme d’emprisonnement dans laquelle l’agresseur-conjoint impose une régulation constante des faits et gestes du quotidien de la victime, et qui devrait bientôt devenir un délit pénalement répréhensible en matière de violences conjugales.
D’après son récit, celui qui est aujourd’hui son ex-conjoint contrôlait ses temps de trajets, lui interdisait d’avoir un emploi et fouillait son téléphone et son ordinateur. « C’était comme s’il pénétrait en permanence dans mes pensées pour connaître les moindres détails de mon âme », confie-t-elle. À ce moment-là, il était au chômage. Leur foyer vivait grâce aux allocations familiales.
Jusqu’à ce jour de septembre 2019 où le maire du village a frappé à la porte d’Alice pour lui proposer d’endosser le travail d’assistante-maternelle dans l’école du village située en face de sa maison. Sortir de ce vase clos du foyer lui a donné la force de le quitter, dit-elle. Et un début d’indépendance financière.
« Tout le monde sait tout, tout le monde se connaît »
Une autre spécificité des violences en milieu rural : le contrôle social dû à la proximité des uns et des autres. Ainsi, alors qu’elle suspectait que des violences aient été commises à l’encontre de leur fils, Alice a un jour poussé la porte d’un commissariat. Elle s’est rendue compte quelque temps plus tard que l’homme qui venait de prendre sa déposition jouait au tennis avec le père de son enfant.
La chape de plomb imposée par le contrôle social favorise l’omerta dans ces territoires, explique la sociologue Johanna Dagorn, chercheuse à l’Université de Bordeaux. Elle a notamment étudié les cas de violences conjugales dans les petites communes de Nouvelle-Aquitaine.
« Il n’y a pas une seule femme que j’ai interrogée qui n’ait pas dit : “tout le monde sait tout, tout le monde se connaît”. Une femme victime de violences redoute par exemple d’en parler à une voisine de peur que son mari connaisse le conjoint violent », détaille-t-elle à Reporterre.
Menaces de mort
Dans les communes rurales, les femmes victimes de violences s’adressent davantage au corps médical qu’aux gendarmes, mais, là aussi, la faible densité médicale n’aide pas. En 2020, une étude de l’Institut national des hautes études de la sécurité et la justice (INHESJ) sur la violence dans les ménages selon les niveaux de vie révélait que le taux de plainte s’élève à 6 % pour les agricultrices, contre 13 % pour les employées.
L’une des promesses du Grenelle contre les violences conjugales de 2019 avait été de renforcer la formation pour un meilleur accueil et accompagnement des victimes de violences intrafamiliales. Force est de constater que des carences demeurent, comme le rappelle l’histoire de Christelle.
Cette agricultrice gère une chèvrerie depuis vingt ans à Billy, une commune de 4 000 habitants située dans le Loir-et-Cher. La voix saccadée, elle nous cite pêle-mêle l’étendue des violences que lui faisait subir son ex-conjoint : « Il me tirait les cheveux, m’envoyait des verres d’eau dans la tête, me plaquait contre le mur et m’étranglait. » Elle était aussi la cible de menaces de mort. « Tout était prétexte pour déclencher des crises de jalousie », résume-t-elle.
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Un jour, en 2017, il a saisi Christelle par les poignets afin de lui arracher son téléphone portable des mains, l’a attrapée par les oreilles, et l’a plaquée contre le capot de leur voiture. Elle était enceinte de sept mois, et tenait leur fils âgé d’1 an dans ses bras, qu’elle a cogné en tentant de se relever.
Elle s’est alors décidée à déposer sa première plainte — elle en a déposé sept au total, toutes classées sans suite. À chaque fois, elle décrit le même scénario. « Un jour, les gendarmes ont refusé de prendre ma plainte au motif que je n’étais pas venue avec un constat médical, alors que ce n’est pas obligatoire. De manière générale, ils réduisaient les violences à une histoire de couple et minimisaient toujours les faits. Ce qui ne faisait que renforcer chez monsieur le sentiment de toute puissance. »
« Les gendarmes ont refusé de prendre ma plainte »
Après des années d’errances judiciaires, sur les conseils d’un médecin, Christelle a bénéficié de l’accompagnement du planning familial, et a obtenu une ordonnance de protection en 2018.
Moins de recours aux dispositifs d’aide
D’ordinaire, la plupart des profils comme celui de Christelle passent hors des radars associatifs. Les habitantes des campagnes recourent moins aux dispositifs d’aide et d’accompagnement que celles vivant dans les territoires urbains. En 2023, à peine 3 % des appels reçus par le 3919, la ligne d’écoute pour les femmes victimes de violences, venaient des quatorze départements les plus ruraux de France. Et seules 20 % des personnes informées dans le cadre de consultations juridiques menées par les CIDFF (ces réseaux d’accès aux droits répartis sur toute la France) provenaient des zones rurales.
« Il y a encore trop peu de structures d’accueil pour les femmes, avec parfois des difficultés de mobilité et l’absence de transports », pointe malgré tout la sociologue Johanna Dagorn. Pour tenter de pallier ce problème, le CIDFF a lancé en 2023 des vans itinérants qui se rendent sur les marchés, « car ces lieux sont souvent fréquentés par une majorité de femmes », précise Clémence Pajot, directrice de la fédération nationale des CIDFF.
L’isolement géographique et social a longtemps été un obstacle pour Béatrice. En 2008, cela faisait une poignée d’années qu’ils vivaient ensemble lorsque son mari a insisté pour qu’elle quitte sa Haute-Savoie natale et lance à ses côtés une exploitation de vaches allaitantes et de volailles en Aubrac. Béatrice ne connaissait personne et sa famille vivait à près de 500 kilomètres de son nouveau foyer. Peu à peu s’est installé un climat de brimades et d’humiliations. « Il me répétait sans arrêt que je n’étais qu’une merde et que sans lui je vivrais sous les ponts », se remémore-t-elle.
« En dehors de la ferme, il passait toujours pour un bon mari »
Comme c’est souvent le cas dans ces affaires, les violences sont montées d’un cran lorsque Béatrice est tombée enceinte de leur premier enfant. « J’étais complètement isolée, je n’avais personne à qui me confier. D’autant qu’en dehors de la ferme, il passait toujours pour un bon mari aux yeux des autres. » Dans les périodes de fortes pressions, comme lors des fêtes de fin d’année, il arrivait que celui dont elle est désormais divorcée la menace de mort avec son fusil de chasse — une arme qu’il n’a jamais déclarée auprès des autorités.
Des structures menacées par les coupes budgétaires
Les seuls moments que Béatrice passait sans son mari étaient les jours de marchés du village, lors desquels elle tenait un stand pour vendre ses volailles. Par bribes, elle finit par confier son calvaire à une collègue qui l’a encouragée à quitter son mari. Le 13 février 2021, elle a prétexté un rendez-vous médical pour sortir déposer sa première plainte auprès de la gendarmerie. Depuis le divorce, prononcé un an plus tard, elle gère seule l’exploitation tout en élevant ses trois enfants.
Au bout de plusieurs années d’isolement, Alice, Christelle et Béatrice ont pu trouver de l’aide auprès d’associations et de leurs bénévoles qui tentent de combler le manque de services publics dans ces lieux isolés. Parmi celles-ci, il y a Les Chouettes, situées à Die, au cœur de la Drôme, qui accompagne les femmes victimes et leurs enfants pour une meilleure prise en charge psychologique, sociale et juridique. Des structures essentielles mais menacées dans un contexte de baisses de dotation de l’État aux collectivités territoriales.
Une proposition de loi devrait bientôt voir le jour. Portée par la députée La France insoumise de Haute-Vienne, Manon Meunier, elle vise à renforcer la lutte contre les violences conjugales en milieux ruraux grâce à la synthèse d’ateliers citoyens et de rencontres avec les associations.
Dans l’Aubrac, Béatrice doit désormais gérer une autre bataille : celle du partage des terres entre elle et son mari, sachant que l’exploitation accumule 100 000 euros de dettes. « C’est pour mes enfants aussi que je lutte, ils aimeraient beaucoup reprendre notre ferme dans quelques années. »
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