
C’est dans le décor kitsch de sa résidence de Mar-a-Lago que Donald Trump a convaincu les banquiers centraux et les ministres des Finances alliés qu’il allait leur faire payer les dettes des États-Unis
La dédollarisation, c’est-à-dire le fait de n’utiliser le dollar qu’au plan national états-unien et non plus dans les échanges internationaux, est le serpent de mer de la finance. Cependant suite aux mesures coercitives unilatérales que les États-Unis ont imposées à leurs alliés, d’abord contre l’Iran, puis contre la Russie (mesures abusivement qualifiées de « sanctions » par la propagande atlantique), la Russie a créé un Système de transfert de messages financiers (SPFS), la Chine le système de paiement interbancaire (CIPS) et l’Union européenne l’Instrument européen d’appui aux échanges commerciaux (INSTEX). Il s’ensuit que l’usage du dollar a reculé d’environ un quart dans les échanges internationaux.
Or, la dette publique des USA atteint aujourd’hui la somme astronomique de 34 000 milliards de dollars, dont seulement un tiers est détenu par des investisseurs étrangers, selon Forbes [1]. Si certains créanciers des États-Unis, principalement la Chine et l’Arabie saoudite, demandaient à être remboursés, une gigantesque crise économique surviendrait comme en 1929.
De nombreux économistes mettent régulièrement en garde face à cette perspective. Cependant, selon Jon Hartley de la Hoover Institution, les banques centrales n’ont pas réduit la part du dollar dans leurs réserves de devises depuis la guerre en Ukraine. Pourtant, le 20 février, une visioconférence de l’analyste Jim Bianco, reprise par l’agence Bloomberg [2], a relancé les inquiétudes. Selon cet analyste, l’administration Trump suit un plan, « l’Accord Mar-a-Lago ». Elle entend restructurer radicalement la charge de la dette des USA en réorganisant le commerce mondial via les droits de douane, en dévaluant le dollar et, en fin de compte, en réduisant le coût des emprunts, le tout dans le but de placer l’industrie états-unienne sur un pied d’égalité avec celle de ses concurrents dans le reste du monde.
L’idée de « l’accord de Mar-a-Lago » renvoie à un article de Stephen Miran du Manhattan Institute [3] ; or Miran a été désigné par le président Trump pour présider le Conseil des conseillers économiques (CEA) de la Maison-Blanche et lui-même, Donald Trump, a prononcé, le 22 janvier à Davos, un discours lors du Forum économique mondial qui semble aller en ce sens.
L’expression « accord de Mar-a-Lago » fait référence à « l’accord du Plaza » lorsque, en 1975, les États-Unis mirent en œuvre une politique d’affaiblissement de leur monnaie afin de relancer leurs exportations. Dans la pratique, les mécanismes financiers ayant mal été maîtrisés, l’économie des États-Unis redémarra en provoquant une très grave récession au Japon.
Les 21 et 22 janvier, Donald Trump avait réuni les banquiers centraux et ministres des Finances du G7 dans sa résidence de Mar-a-Lago. Il les aurait accueillis en leur disant : « Personne ne sortira de cette pièce tant que nous n’aurons pas trouvé d’accord sur le dollar. » [4]. L’accord en question aurait donc été approuvé par les alliés.
L’idée principale serait que le Trésor US émette des obligations d’État qui ne paient pas d’intérêts (ce que l’on appelle des « coupons zéro ») et qui n’arriveraient pas à maturité avant un siècle (c’est-à-dire qui ne pourraient pas être échangés contre de l’argent liquide avant 100 ans). Washington devrait donc forcer ses alliés à convertir leurs créances en « coupons zéro ».
Si nous acceptons cette analyse, nous devons réinterpréter diverses actions du président Trump, en matière de droits de douane ou lors de la création d’un fond souverain. Elles ne paraissent plus aussi erratiques que le décrit la presse internationale, mais au contraire très logiques.
Nous devons donc envisager que Donald Trump tente de gérer le possible effondrement économique de « l’empire américain » de Joe Biden comme Iouri Andropov, Konstantin Tchernenko et Mikhaïl Gorbatchev ont tenté de gérer celui de « l’empire soviétique » de Léonid Brejnev.
Je suis d’autant attentif à cette hypothèse que, selon moi, le coup d’État du 11 septembre 2001 n’avait d’autre but que de repousser l’effondrement prévisible de « l’empire américain ». Les deux dernières décennies n’ont été qu’un sursis qui, loin de résoudre le problème, ne l’ont rendu que beaucoup plus complexe.
Souvenons-nous : en 1989, le Russe Mikhaïl Gorbatchev, premier secrétaire du parti communiste de l’Union soviétique, décide de réduire les dépenses de l’État. Il arrête brutalement l’aide aux alliés de l’URSS et rend à chacun sa liberté. Simultanément, les Allemands de l’Est renversent le Mur de Berlin, tandis que les Polonais élisent des membres de Solidarność à la diète et au sénat. C’est la fin de l’impérialisme de l’Ukrainien Léonid Brejnev qui, en 1968, avait imposé à tous les alliés de l’URSS d’adopter, de défendre et de préserver le modèle économique de Moscou.
C’est probablement ce à quoi nous assistons aujourd’hui : Donald Trump, président des États-Unis, dissout « l’empire américain » comme il avait tenté de le défaire en 2017 [5]. Le 28 juillet 2017, il avait réorganisé le Conseil national de sécurité en liquidant les sièges permanents du directeur de la CIA et du président du Comité des chefs d’états-majors. Il s’ensuivit trois semaines de guerre à Washington et, en définitive, la démission du Conseiller national de sécurité, le général Michael T. Flynn. Ce dernier, qui a disparu des radars, est en réalité aujourd’hui toujours actif et organise des réunions à Mar-a-Lago pour les opposants des pays alliés.
Cette fois, prudemment, le président Trump endort son opinion publique en évoquant l’annexion de tout le plateau continental nord-américain, du Groenland au canal de Panama, tout en liquidant la guerre en Ukraine et l’Union européenne.
Si mon hypothèse est juste, nous ne devons pas croire un mot des menaces d’annexion de nouveaux territoires, comme le Canada, et ne pas imaginer que les États-Unis se retirent militairement d’Europe pour se confronter avec la Chine, mais admettre qu’ils abandonnent militairement leurs alliés européens. Nous constatons qu’ils lâchent l’Allemagne et s’en remettent à la Pologne pour organiser l’Europe centrale, fusse en laissant Varsovie annexer la Galicie orientale (actuellement ukrainienne). Identiquement, nous devons nous préparer à voir les États-Unis abandonner leurs alliés moyen-orientaux, à l’exception d’Israël. Effectivement, ils viennent de reprendre les livraisons d’armes à Tel-Aviv et de débuter des pourparlers secrets avec l’Iran via Moscou. Ils laissent l’Arabie saoudite et la Türkiye se partager le monde arabe.
La concurrence que se livrent Paris et Londres pour prendre la tête de la défense européenne ne doit donc pas être comprise comme une opposition à la paix en Ukraine. Ni les armées françaises, ni les britanniques, n’ont d’ailleurs la possibilité de se substituer au soutien militaire de Washington. Il s’agit plutôt de déterminer le rôle que les deux capitales joueront par la suite dans le continent. Emmanuel Macron, président français, espère développer son concept de défense autour de la force de frappe française, tandis que Keir Starmer, Premier ministre britannique, entend tirer la situation à son profit. Le premier est conscient que l’Union européenne, autour de l’Allemagne, se délite et que le président Trump lui préfère « l’Initiative des trois mers », autour de la Pologne. Il pourrait donc réveiller le Triangle de Weimar (Allemagne/France/Pologne) pour conserver une marge de manœuvre. Tandis, qu’à partir de la même analyse et compte-tenu de l’effacement de l’OTAN, le second veillera à maintenir l’Allemagne le plus éloigné possible de la Russie, poursuivant ainsi la politique étrangère de son pays depuis un siècle et demi.
Notez bien que si les alliés européens, les Chinois et les Saoudiens devraient considérer comme une escroquerie d’échanger leurs créances contre des « coupons zéro », la Russie devrait au contraire soutenir les États-Unis dans cette manœuvre. En effet, lors du démantèlement de l’Union soviétique, la Russie traversa une décennie de récession et de troubles, or, aujourd’hui, elle a besoin des États-Unis pour ne pas se trouver en tête-à-tête avec la Chine.