« L’attitude de l’État montre que la guerre au vivant se poursuit »


Jean Olivier est docteur en écologie et président des Amis de la Terre Midi-Pyrénées, l’une des associations qui ont porté le recours en justice contre l’A69.


Décidément, le gouvernement refuse d’accepter l’évidence de la décision du tribunal administratif (TA) de Toulouse concernant l’illégalité de l’autoroute A69. Après avoir taxé cette décision d’« ubuesque » dans un post, le ministre des Transports, Philippe Tabarot (par ailleurs mis en cause dans une affaire de détournement de fonds publics), annonçait le jour-même du jugement, le 27 février 2025, que l’État allait faire appel de la décision. La ministre de l’Environnement, Agnès Pannier-Runacher, lui emboîtait le pas dès le lendemain, alors que le jugement est clairement fondé sur le respect du Code de l’environnement, dont elle est garante.

Le 7 mars, le ministre des Transports confirmait cette décision en expliquant aussi assortir l’appel d’une demande de sursis à exécution du jugement du tribunal administratif, pour permettre au chantier de reprendre, dans l’attente d’un recours en appel.

Comment comprendre cette contestation farouche de la décision de justice par le pouvoir en place, alors même que les ministres manquent d’arguments juridiques solides pour justifier cette autoroute ? Il se pourrait bien qu’on assiste là à l’affrontement de deux mondes, celui du « monde d’avant », où les intérêts économiques de quelques-uns prévalent sur l’environnement, et celui du « monde d’après », incarné par le jugement du tribunal administratif, reconnaissant enfin l’impérieuse nécessité de préserver la biodiversité en tant que patrimoine commun.

Une décision salutaire qui protège notre patrimoine naturel commun

Contrairement aux représentants politiques qui soutiennent « l’idée que ce projet [d’A69] est d’importance majeure » (la ministre de l’Écologie sur France Info le 28 février), les juges du tribunal administratif de Toulouse ont retenu qu’il ne relevait pas d’une « raison impérative d’intérêt public majeur » (RIIPM).

D’abord parce que l’absence d’autoroute ne pénalise pas économiquement et socialement le sud du Tarn, prétendument victime d’une « véritable situation d’enclavement » — non démontrée, l’agglomération de Castres-Mazamet étant plus dynamique que d’autres villes moyennes de la région bénéficiant, elles, d’autoroutes (parfois même gratuites).

« On assiste là à l’affrontement de deux mondes »

Ensuite, parce que les éventuels gains d’une telle autoroute sur le temps de trajet (entre 15 et 35 minutes selon les calculs) ou l’amélioration de la sécurité routière n’apparaissent pas non plus « majeurs ». Le jugement considère même que le coût élevé du péage d’autoroute (qui aurait intégré des déviations de villages actuellement gratuites) reporterait une partie du trafic actuel dans les centres des villages, y engendrant une augmentation de l’insécurité routière.

Les juges viennent ainsi rappeler fermement que les grands projets doivent relever d’une « raison impérative d’intérêt public majeur » suffisante pour « justifier » les destructions de biodiversité associées — en l’occurrence, tout au long des 53 kilomètres de chantier, des dizaines d’espèces de plantes et d’animaux protégées et leurs habitats naturels, tels que zones humides, arbres centenaires.

Faire évoluer le droit administratif en faveur du principe de précaution

On peut comprendre que personne ou pas grand-monde ne comprenne, ou ne veuille comprendre, que cette décision d’annulation n’intervienne que maintenant, deux ans après le démarrage effectif des travaux — et après la déclaration d’utilité publique (DUP) validée par un arrêté ministériel, et le Conseil d’État, en 2018, puis des autorisations environnementales délivrées début mars 2023 par les préfets de Haute-Garonne et du Tarn.

La première raison est liée au droit administratif, qui contrôle la légalité d’un acte administratif tel que celui ayant autorisé ce chantier seulement a posteriori, en présupposant que les préfets qui l’ont autorisé l’ont fait en connaissance de cause, et de bonne foi. Ce contrôle n’a d’ailleurs lieu que si un recours est déposé par des opposants.

S’agissant de l’A69, le problème n’est donc pas la décision du TA de Toulouse, mais le fait que les préfets du Tarn et de Haute-Garonne aient délivré en 2023 au concessionnaire Atosca des actes illégaux en toute conscience — ils disposaient déjà d’éléments les en alertant. Les intérêts particuliers et personnels ayant conduit à ces autorisations illégales devront être clarifiés par la justice (saisie par ailleurs de plaintes pénales).


Abattage d’arbres en septembre 2024 à la Crém’arbre, à Saïx dans le Tarn.
© Antoine Berlioz / Reporterre

Plus fondamentalement, la rapporteuse publique, magistrate indépendante devant éclairer la décision des juges, a remarquablement expliqué qu’une déclaration d’utilité publique (DUP), comme celle émise en 2018 par arrêté ministériel, ne vaut pas une « raison impérative d’intérêt public majeur » (RIIPM). Une DUP vient juridiquement créer une dérogation au droit de propriété, afin d’exproprier les parcelles situées sur l’emprise d’un projet ; une RIIPM vient, elle, déroger à une notion bien plus importante, qui est celle de protection de l’environnement, considéré comme « patrimoine commun des êtres humains » dans la Charte de l’environnement et donc dans la Constitution de la République française.

Invoquer la DUP émise en 2018, comme le font la plupart des promoteurs et défenseurs de cette autoroute, tels les ministres ou le député du sud du Tarn, pour critiquer la décision du TA de Toulouse, est donc une négation d’un principe fondamental de notre Constitution reconnaissant une prééminence du droit de l’environnement.

« Une fois des zones humides, des arbres détruits, aucune indemnisation ne les fera revivre »

D’autres raisons mériteraient d’être ici développées, comme le besoin de temps de la justice pour analyser sur le fond des dossiers aussi importants ; le fait que les porteurs de grands projets considèrent souvent comme acquis une forme de droit à la compensation de leurs dégâts, et jouent la stratégie du fait accompli sans réellement chercher à les minimiser, etc.

Retenons surtout que cette procédure juridique est très problématique pour le droit environnemental parce qu’elle n’applique pas le principe de précaution : dès que le préfet signe un arrêté d’autorisation environnementale, le processus de travaux s’enclenche pour ne pas bloquer l’action publique. Mais une fois des zones humides, des terres agricoles, des arbres détruits, c’est terminé — aucune indemnisation ne les fera revivre.

Cette contradiction forte est à notre sens anticonstitutionnelle, et il conviendrait de la résoudre rapidement — des juristes et professionnels du droit de l’environnement avaient d’ailleurs appelé à une réforme des procédures début janvier 2025 dans une tribune à France Info.

Le droit de l’environnement a gagné une bataille, pas la lutte

Enfin, plusieurs voix se sont élevées dans le concert d’indignation suscité par cette décision de justice pour réclamer que des projets validés par des élues — celui de l’A69 serait soutenu par « tous les élus locaux, quel que soit leur bord » (Agnès Pannier-Runacher) — ne puissent être contestés devant la justice, ou qu’en tout cas seul le respect des procédures puisse y être contrôlé, pas le contenu des projets.

C’est une vision bien particulière et autocratique de la démocratie que celle qui considère que les élues ont forcément raison et ne prennent jamais de décisions illégales. La haute magistrature est d’ailleurs venue apporter récemment des arguments en montrant le danger. La procureure de la République, Laure Beccuau, soulignait dans Le Monde du 11 mars que la corruption infiltre aujourd’hui, « de lien en lien », toute la société ; tandis que quelques jours plus tôt, dans le même journal, Alain Juppé, membre du Conseil constitutionnel, rappelait que cette vision du pouvoir unique des élus est clairement contraire aux principes d’une République démocratique, avec la séparation des pouvoirs permettant que « le pouvoir [juridique] arrête le pouvoir [politique] » lorsqu’il prend des décisions illégales, et qu’il « ne faudrait pas découvrir la valeur de l’État de droit une fois perdu ».

« L’attitude de l’État montre que la guerre au vivant se poursuit »

Le droit de l’environnement vient de gagner une bataille historique face à l’économie de marché, dont la toute-puissance présumée a rendu invivable le « monde d’avant ». Mais l’attitude de l’État montre que la guerre au vivant se poursuit, malgré l’aggravation de la sixième extinction massive de biodiversité.

Comment comprendre que la ministre de l’Environnement ne se réjouisse pas de cette décision de justice, et de sa bonne application du Code de l’environnement (art. L. 411-2) ? Et même qu’elle soutienne l’action dispendieuse de l’État pour mener des actions juridiques en appel, alors que les services chargés de faire respecter le Code de l’environnement sur le terrain, tel l’Office français de la biodiversité (OFB), manquent cruellement de moyens… ? Le rôle d’une ministre de l’Environnement ne serait-il pas plutôt de soutenir les solutions alternatives, comme l’amélioration des transports publics, et un meilleur cadencement des trains entre Castres-Mazamet et Toulouse notamment ? Et de contribuer ainsi au passage au « monde d’après » ?




Pour lire la tribune en version longue, cliquez-ici.

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