Esprits formatés, et si on s’offrait un détour ?
par Isabelle Alexandrine Bourgeois
Notre mode de vie occidental nous formate dès l’enfance à suivre les sentiers balisés. Pourtant, en «sortant des clous», au risque de se perdre même parfois, nous pouvons nous retrouver éclaboussé par la vie, au point de renaître à soi.
Il y a quelques jours, en route pour une balade, avec mon compagnon et mon chien, nous nous dirigions vers une destination que nous apprécions, bien qu’un peu trop fréquentée. Quand tout à coup, sans raison, sinon celle d’avoir envie (fidèle à moi-même) de me jeter dans les bras de l’inconnu, je suis sortie de la route pour suivre un chemin utilisé par les tracteurs. Après avoir garé ma voiture, nous avons marché quelques mètres pour nous enfiler dans un sous-bois et nous retrouver nez à nez avec, rien de moins que… le Paradis : un échantillon de forêt enchantée, doucement cerclée par quelques discrets lacets le long de la Venoge, entre les jeunes et fragiles tapis de perce-neige et le petit peuple des fleurs bleues au printemps. Nous étions littéralement projetés dans un autre espace-temps. Encore sous le charme de cette découverte, nous avons mesuré combien sortir des routes balisées, dans la nature comme dans la vie, cachait des trésors à portée de main.
Pourtant, dans nos sociétés occidentales modernes, tout semble planifié comme un itinéraire de randonnée balisé. Dès l’enfance, des pancartes invisibles nous indiquent la direction à suivre : «sois sage», «travaille bien à l’école», «obtiens ton diplôme», «trouve un bon emploi», «fonde une famille» … Chaque étape de la vie est jalonnée par des normes sociales, éducatives et culturelles qui orientent notre esprit et nos choix. Ce balisage rassurant promet sécurité et acceptation, mais il formate insidieusement l’esprit humain, parfois aux dépens de notre individualité, de notre créativité et plus profondément, de l’accomplissement même de notre mission de vie. Pourquoi nous conformons-nous si facilement à ces chemins tout tracés ? Quelles raisons psychologiques, spirituelles et sociologiques nous poussent à rentrer dans le rang ? Et surtout, que gagne-t-on à prendre le risque de bifurquer hors du sentier battu ? Pour avoir pratiqué les sentiers dérobés toute ma vie, la réponse est claire : nous avons TOUT à y gagner.
Un moule social omniprésent
Le conformisme semble être notre seconde nature. Comme l’a expliqué le sociologue Émile Durkheim dès le XIXe siècle, l’éducation et les institutions transmettent dès l’enfance des «manières d’agir, de penser et de sentir» qui s’imposent à nous. Nous intériorisons la langue, les coutumes, les valeurs de notre milieu sans même en avoir conscience. L’école, une institution socialisante par excellence, inculque non seulement des savoirs mais aussi des règles de conduite et des habitudes de pensée. Et à la «récré», on s’entraîne à se conformer. À force de baigner dans ces repères communs, le moule social devient invisible : on confond alors l’habitude avec la normalité ; on prend le moule pour la matière première de qui nous sommes intimement. Ainsi se forge «l’instinct du troupeau» fustigé par le philosophe Nietzsche, qui voyait dans la morale commune un outil pour contraindre l’individu à rentrer dans le rang. La plupart du temps, nous suivons la majorité «sans s’en rendre compte», remarque le psychologue Patrick Gosling, car cette adaptation est largement inconsciente. Pour lui, sans normes partagées, pas de vie collective stable. Autrement dit, le conformisme n’est pas qu’une faiblesse individuelle : il assure aussi la cohésion du groupe humain.
Besoin d’appartenance et peur du rejet
Si nos sociétés balisent ainsi nos vies, c’est aussi parce que nous le voulons bien. L’être humain est un animal social, avide d’appartenance. Le psychologue Abraham Maslow a montré, dans sa célèbre pyramide, que la réalisation de soi est fondamentale, mais cet objectif succède aux besoins de sécurité physique et d’acceptation de nos pairs. Suivre les normes du groupe, adopter ses codes, c’est s’assurer une place au chaud dans la communauté. Ne pas s’y conformer expose à la désapprobation, voire à l’exclusion. Des expériences de psychologie célèbres illustrent ce réflexe : dès les années 1950, Solomon Asch a démontré comment un individu isolé au sein d’un groupe finit par adopter une opinion manifestement fausse, simplement parce que tous les autres la soutiennent.
Une expérience récente illustre très bien cela : «The Social Conformity Experiment» et a été réalisée par l’émission Brain Games de National Geographic. Dans cette vidéo, une femme entre dans une salle d’attente où tous les autres patients (complices de l’expérience) se lèvent à chaque fois qu’une sonnette retentit. Au début, elle semble perplexe, mais en quelques minutes, elle commence à imiter leur comportement sans poser de questions. Même lorsque tous les complices quittent la salle, elle continue à se lever et à s’asseoir seule, prouvant la puissance du conformisme social. Ces études choc révèlent la puissance de l’obéissance et combien nous avons été programmés pour ne pas penser par nous-mêmes. Il faut du courage pour aller à l’encontre de la foule ou de l’autorité, tant le désir d’être accepté (ou la peur de punition) nous influence. D’ailleurs, lorsqu’on a le courage d’être seul à exprimer un avis contraire à une table de restaurant par exemple, au risque de perdre des proches, ce courage est une valeur solidement enracinée en soi au point de se manifester alors dans d’autres contextes plus critiques, en dehors du cadre du conformisme, mais face à la peur.
Un souvenir en Irak
Ceci me rappelle un événement lorsque j’étais déléguée humanitaire auprès d’une organisation internationale en mission à Bassorah, pendant la guerre en Irak en 2003. Un attroupement de civils irakiens, hostiles, hurlants et en colère, revendiquant une aide qui se faisait attendre, s’était rassemblé devant l’entrée de notre bureau. C’était la pause de midi et mes collègues étaient sortis sur la pointe des pieds par la porte arrière de notre immeuble pour aller prendre leur repas préférant ne pas affronter une foule aussi furieuse que menaçante. Il m’était impossible de me plier à ce que je percevais comme une forme de lâcheté, de la peur ou de l’indifférence à la souffrance d’un peuple. Je suis sortie par la porte d’entrée et je me suis dirigée en direction de la foule qui m’a doucement encerclée, interrogative. Je leur ai adressé quelques mots en arabe en les regardant dans les yeux, un à un et j’ai dit : «Je suis désolée» ; «Nous faisons de notre mieux» ; «J’entends votre colère et je reçois votre demande que je vais transmettre à ma hiérarchie». Après les cris, un profond et révérencieux silence a pris place. Ils m’ont dit «merci» et la foule s’est dispersée dans le calme. Le simple fait de les écouter avait déjà un peu calmé leur détresse. Quand l’empathie est plus forte que la peur ou le besoin de se conformer au comportement de nos collègues, un miracle peut apparaître.
Le confort des certitudes
Au-delà du besoin social, se conformer offre un avantage psychologique : la simplicité. Suivre le chemin tracé dispense de devoir l’inventer soi-même. La société fournit un cadre prêt-à-penser, avec ses explications du monde, sa morale établie et ses objectifs «clés en main». Beaucoup s’y engouffrent pour éviter l’angoisse du questionnement existentiel. Le psychanalyste Erich Fromm, dans «La Peur de la liberté» (1941), décrit comment l’individu moderne, soudain libéré des traditions ancestrales, se sent «perdu et isolé» face à une liberté vertigineuse. Cette insécurité le pousse à fuir dans ce que Fromm appelle un «conformisme d’automate», c’est-à-dire adopter sans critique le comportement attendu, tel un rouage docile de la machine sociale. Se fondre dans la masse apporte le réconfort de la routine et des vérités toutes faites.
La crise du Covid-19 a révélé une ligne de fracture profonde au sein des sociétés : d’un côté, ceux qui ont embrassé les règles sanitaires comme une nécessité, leur a-t-on dit, pour la «sécurité collective» ; de l’autre, ceux qui ont refusé de se soumettre aux directives jugées excessives ou contraires à leurs convictions personnelles. Cette tension entre conformisme et insoumission s’est incarnée dans des choix aussi simples que porter ou non un masque, accepter ou refuser l’injection, respecter ou braver les confinements. Mais derrière ces gestes du quotidien, c’est une lutte plus profonde qui s’est jouée : suivre les injonctions de l’État et des «citoyens conformistes» ou rester fidèle à ses propres valeurs.
Cette citation attribuée à Albert Einstein «Ne fais rien contre ta conscience, même si l’État te le demande», pose la question essentielle du conflit entre autorité et liberté de conscience. Jusqu’où doit-on obéir aux directives d’un gouvernement, surtout en période de crise ? Quand l’État impose des mesures au nom du «bien commun», comment réussir à scruter en soi le différentiel entre «décisions légitimes», «besoin de conformisme» et «opportunité d’affirmer son besoin de liberté» ? Dans un climat d’incertitude, le cerveau humain recherche des repères et des figures d’autorité pour naviguer dans l’inconnu. Les gouvernements, les experts médicaux et les médias ont rempli ce rôle parental. Comme le montre l’expérience de Milgram, l’individu obéit plus facilement à une autorité légitime, même lorsque les ordres qu’il reçoit entrent en conflit avec son propre jugement moral. L’argument de la «solidarité collective» culpabilisante a aussi joué un rôle clé : refuser les restrictions, c’était être perçu comme égoïste, irresponsable, voire dangereux.
Cette dynamique rappelle l’instinct grégaire décrit par Nietzsche : en période de crise, l’individu préfère suivre le troupeau plutôt que de risquer l’exclusion. Ainsi, nombreux sont ceux qui ont adopté des comportements qu’ils n’auraient peut-être pas approuvés en temps normal, simplement par crainte du rejet social. Quant à ceux qui ont résisté aux injonctions de l’État, des «scientifiques» et de la presse, ils ont souvent subi une forte pression sociale. Être non-vacciné, ne pas porter de masque ou refuser le pass sanitaire, c’était s’exposer à la stigmatisation, à la perte d’emploi ou à l’exclusion de certains lieux publics. En cela, la crise du Covid a mis en lumière un nouveau type de dissidence : non pas politique ou idéologique, mais existentielle et éthique. Pourtant, l’histoire montre que les grands changements et prises de conscience naissent souvent de ces figures dissidentes, qui osent aller à contre-courant lorsque tout pousse à l’obéissance.
Hommage aux désobéissants
Se cabrer, se réinventer, c’est faire évoluer la société. Fait paradoxal : ceux qui sortent du rang, en plus de s’épanouir personnellement, font souvent progresser la société tout entière. Hier hérétiques, aujourd’hui visionnaires – l’histoire se souvient affectueusement des fous d’une époque qui deviennent les sages de la suivante. Les idées nouvelles naissent toujours d’une rupture avec l’ordre établi. Galilée ou Nikola Tesla, en leur temps, ont bravé les dogmes pour faire triompher la science. La philosophe, militante et mystique, Simone Weil (1909-1943) qui a grandi dans une famille juive bourgeoise et intellectuelle en France, avait décidé de quitter le confort du monde intellectuel pour expérimenter la condition ouvrière de l’intérieur. Spirituellement aussi, elle brisa les conventions. Issue d’une famille juive, elle se rapprocha du christianisme sans jamais se convertir. Simone Weil incarna donc parfaitement l’idée d’une vie hors des sentiers tracés, où la pensée et l’action ne peuvent être dissociées. Son courage intellectuel et moral continue d’inspirer ceux qui cherchent à vivre en cohérence avec leurs idéaux, loin des chemins balisés du conformisme.
Et comment ne pas citer Rosa Parks, cette femme afro-américaine ordinaire qui, en 1955, a refusé de céder sa place de bus à un passager blanc ? Par ce geste simple de désobéissance civile contre les lois ségrégationnistes de son pays, Rosa a enclenché une vague de protestation historique pour les droits civiques.
Plus récemment, la jeune Malala Yousafzai, dans une vallée conservatrice du Pakistan, a osé affronter les interdits de son environnement. En revendiquant le droit des filles à l’éducation face aux menaces des extrémistes, elle a risqué sa vie – mais son courage lui a valu de faire avancer toute la société et de devenir la plus jeune lauréate du Prix Nobel de la paix.
On pense évidemment aussi à tous les lanceurs d’alerte comme Edward Snowden ou le journaliste Julian Assange. Il y a les visionnaires aussi comme Elon Musk, l’entrepreneur qui défie les industries, le temps et l’espace, Pierre Rabhi, l’agriculteur philosophe engagé contre le modèle productiviste ou Vandana Shiva, une scientifique et militante indienne qui œuvre contre les OGM et les brevets sur les semences imposés par les multinationales agroalimentaires.
Chacun de ces exemples montre qu’en sortant du rang, on peut non seulement se réaliser pleinement, mais aussi allumer une flamme de changement autour de soi. Le chemin hors norme est ardu, mais il débouche sur une lumière intérieure et parfois une aurore collective.
Une minorité convaincue peut, à force de persévérance, changer la norme majoritaire. Il aura bien fallu quelques courageux complotistes pour faire reculer la menace totalitaire à tous les niveaux de la gouvernance mondiale.
Autrement dit, oser rompre avec les chemins tracés n’est pas seulement bénéfique à soi-même – c’est aussi ainsi que la conscience collective évolue. Chaque génération voit éclore des esprits rebelles qui défrichent de nouvelles voies, dans lesquelles le reste de la société s’engouffrera peut-être demain. Sans ces déviants créatifs, aucune innovation, aucun progrès social ne serait possible. Comme l’a dit un jour le psychologue Rollo May, «le contraire du courage, ce n’est pas la lâcheté mais le conformisme».
Spirituellement aussi, le conformisme séduit : embrasser la religion ou l’idéologie de son milieu procure un sens à l’existence et évite le doute métaphysique. À l’inverse, s’aventurer hors du cadre suppose de remettre en question ses croyances profondes, de naviguer sans boussole fournie – une épreuve que tous ne se sentent pas prêts à affronter. Je vous invite à regarder le bouleversant documentaire sur Netflix, «One of Us» (2017) qui suit le parcours de plusieurs ex-membres de la communauté juive hassidique de New York qui ont choisi de quitter leur milieu ultra-orthodoxe pour mener une vie différente. Ce film met en lumière les difficultés psychologiques, sociales et familiales auxquelles ces individus font face en brisant les codes et en s’éloignant de leur clan. Le courage dont ils font preuve et leur immense solitude dans ce processus de libération sont poignants. L’un d’entre eux s’est retrouvé tellement isolé qu’il a fini par mettre fin à ses jours. Pourtant, ces esprits rebelles ont osé tenter ce que l’on appelle «la quête du bonheur».
Comme l’a écrit Sigmund Freud, «l’homme civilisé a échangé une part de ses chances de bonheur contre une part de sécurité» En échange de la sécurité affective et intellectuelle qu’apporte le conformisme, nous renonçons à une part de liberté et de vérité personnelle.
La dépression, un signe de rédemption ?
Contrairement à sa réputation, la dépression peut être perçue non seulement comme une souffrance, mais aussi comme un signe de libération intérieure. Elle survient souvent lorsque l’on prend conscience du fossé entre ce que l’on a été conditionné à être et ce que l’on est réellement. C’est le moment où les illusions tombent, où l’on ne peut plus tricher avec soi-même. C’est l’instant où l’on déchire, consciemment ou non, le ruban rouge et blanc du balisage que l’on avait choisi de suivre.
Nietzsche évoque ce processus avec beaucoup de poésie dans «Ainsi parlait Zarathoustra» : «Il faut porter encore du chaos en soi pour pouvoir enfanter une étoile dansante». Ce chaos intérieur est souvent la crise existentielle qui précède une transformation, un éveil à une vérité plus authentique. De même, Albert Camus, dans «Le Mythe de Sisyphe», considère que le «désespoir peut être le point de départ d’une révolte salutaire» : «Le seul problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide». Par cette provocation, il souligne que face à l’absurdité du monde, nous avons le choix : sombrer ou nous recréer nous-mêmes. Plutôt que de se placer en victime de la dépression, pourquoi ne pas la voir peut-être comme un passage douloureux mais nécessaire pour déconstruire nos conditionnements et renaître plus libre, plus en accord avec notre essence profonde ?
Le piège invisible
Le plus souvent, cette soumission aux normes et à une pensée unique se fait en douceur, à doses homéopathiques. Elle est intégrée si tôt et si complètement qu’elle passe inaperçue. «Les gens qui pensent qu’ils ne sont pas influençables sont justement ceux qui le sont le plus, car ils n’ont pas conscience de l’être», souligne ironiquement Patrick Gosling. Autrement dit, croire que l’on pense librement alors qu’on suit le troupeau, c’est là le comble du formatage.
Il arrive ainsi que toute une vie se déroule dans les rails tracés par d’autres – famille, école, médias, pression des pairs – sans que l’on se rende compte que nos rêves mêmes ont été en partie préfabriqués. Alors, comment percevoir en soi, si nous vivons par procuration ou pour de vrai ; si nous sommes fidèles à notre mission de vie ? Comment entendre cette petite voix intérieure qui chuchote : «Et si ma vie pouvait être autre chose ?» Prendre conscience des influences qui nous modèlent est le premier pas vers l’émancipation et la liberté. Car dès qu’on réalise à quel point nos pensées et nos actes sont dictés par l’extérieur, on peut choisir d’y résister.
L’audace de bifurquer : les bienfaits de la sortie de route
Franchir le ruban adhésif rouge et blanc qui délimite la voie commune peut faire peur, mais c’est souvent une renaissance. J’en sais quelque chose, moi la journaliste nomade qui a quitté le luxe et les conventions dans son enfance pour aller dans la rue, à la rencontre de gens ordinaires extraordinaires. Aussi, c’est précisément pour rester fidèle à mes valeurs de joie et de liberté, que j’ai opté pour un journalisme constructif par l’inspiration et l’exemplarité, en contradiction totale avec la ligne éditoriale de la presse conventionnelle qui a souvent méprisé mon approche, considérant plus «crédible et sérieux» un traitement anxiogène, sensationnaliste, unilatéral et polarisant de l’actualité. Je préfère mettre mon métier au service du meilleur en l’Homme plutôt que d’en faire un outil d’asservissement par la peur et la division. Cette progression professionnelle à contre-courant de la doxa médiatique ne s’est pas vécue sans peine, ni souffrance. Et en même temps, mon itinéraire est jalonné de cadeaux et combien je me félicite d’oser sortir des clous à chaque seconde. En déplaisant à mes proches et à mes pairs, j’ai réussi ce rendez-vous avec moi-même.
Oui, à mesure que l’on s’écarte du cadre imposé, l’esprit s’éveille à de nouveaux horizons. Oser penser différemment, c’est s’affranchir des œillères et élargir sa conscience. On découvre alors des facettes de soi-même et du monde qui étaient invisibles depuis l’autoroute. C’est le pas de côté qui permet d’observer le paysage sous un autre angle, de rendre possible ce qui semblait impossible. Les philosophes existentialistes comme Sartre ou Kierkegaard ont exalté cette démarche : l’individu authentique se crée en faisant des choix personnels, parfois en rupture avec la morale courante. Prendre un risque, c’est vivre en pleine conscience, là où la conformité endort dans une routine parfois dénuée de sens profond. En affrontant l’inconnu, on quitte le pilotage automatique pour reprendre les commandes de sa vie. Ceci étant dit, le droit d’exprimer sa différence, son excentricité ou sa trace, s’accompagne du devoir de respecter les autres et de ne pas imposer son propre modèle comme une norme. Sortir de sa zone de confort, ce n’est pas chercher à prendre sa revanche, ni à dominer. C’est entamer un voyage initiatique discret, à l’ombre de l’avant-toit de son cœur, au cours d’un voyage où l’âme grandit.
Retrouver sa véritable identité
Se conformer aux attentes extérieures peut nous éloigner de qui nous sommes vraiment. À force de jouer un rôle dicté par la société, on risque de porter un masque en permanence. Au contraire, en brisant le carcan des conventions, on part à la rencontre de soi. Carl Jung appelait «individuation» ce processus par lequel un être réalise son essence propre, distincte de la persona socialement construite. Cela passe souvent par une phase de rupture : changer de carrière sur le tard pour suivre une passion longtemps refoulée, s’ouvrir à une vocation artistique bridée par l’entourage, divorcer ou s’extraire d’une liaison toxique. Ces actes libérateurs, parfois perçus comme de l’égoïsme par le commun des mortels, permettent de se réapproprier son histoire. Certes, le prix à payer peut-être l’incompréhension ou la critique, mais le gain est inestimable : il s’agit de sa vérité intérieure, le temps d’un tour de manège unique sur la Terre. Parce que dans cette vie-là, nous n’avons droit qu’à un seul ticket.
Sortir de sa zone de confort : quelques pistes concrètes
Briser le carcan du conformisme est un défi quotidien. Nous pouvons nous aider de quelques ficelles pour oser nous affranchir des influences extérieures. D’abord, oser confronter les points de vue et remettre en question les évidences. Prendre position sans nous imposer. Aucune perception n’est supérieure à une autre. Passer au tamis le gloubi-boulga de nos croyances personnelles pour ne garder que ce qu’il reste de réel. Devenons les orpailleurs de notre réalité en extrayant que les paillettes d’amour. Prendre du temps en solitaire pour écouter notre voix intérieure. Et surtout, surtout, se poser cette question en boucle : «Qu’est-ce qui me rend vraiment heureux ? Quelles sont mes valeurs profondes, indépendamment des attentes autour de moi ?» En apprenant à se connaître intimement, nous renforçons notre boussole interne face aux vents contraires de la pression sociale.
Apprivoiser l’inconnu graduellement
Sortir de sa zone de confort ne se fait pas d’un coup. Il faut commencer par de petites prises de risque quotidiennes : se rendre sur le lieu de son travail en passant par un autre chemin, se laver les dents avec la main gauche quand on est droitier, s’offrir un bon petit repas en solo dans un restaurant, promener son chien à reculons, exprimer une opinion sincère même si elle diffère de celle du groupe ; porter une cravate fluo quand on travaille dans une banque privée ; se lever plus tôt pour s’offrir des détours sur la route ; lever 30 secondes les yeux au ciel sans ressentir la gêne des passants ; marcher plus lentement que la foule ; partir en voyage sur un coup de tête ; se pencher sur un pissenlit qui pousse entre deux dalles de béton ou tendre l’oreille pour ne rien rater du chant printanier du rouge-gorge. Ces petits défis, pas à pas, entraînent notre esprit à tolérer l’incertitude et la différence. Chaque zone de confort franchie en appelle une un peu plus large, et ainsi de suite, jusqu’à élargir progressivement l’horizon de notre audace.
S’entourer de soutiens positifs
C’est ce que les émouvants «outcasts» auprès des communautés juives orthodoxes, n’ont pas tous réussi à faire : trouver des personnes qui encouragent notre besoin de prendre l’air plutôt que de le brider. Il faut partir en quête de cette nouvelle tribu qui respecte notre vraie nature à l’image de Jonathan Livingston le goéland qui après avoir été rejeté par sa communauté prend de l’altitude pour survoler le monde et le voir autrement. C’est à ce niveau qu’il croise en vol d’autres goélands qui parlent le même langage que lui et qui vont l’accompagner dans son élévation.
Accepter le droit à l’erreur
La peur de l’échec ou du jugement retient souvent cet appel pour le grand large, surtout en Europe. Si les États-Unis, terre de pionniers et d’aventuriers, offre un espace où les individus sont plus enclins à vivre leurs rêves, c’est parce qu’ils sont moins freinés par la peur de l’échec, tandis qu’en Europe, la pression sociale et la peur du jugement poussent à choisir la sécurité au détriment de l’expérimentation. Apprendre à voir l’erreur non comme une fatalité honteuse, mais comme une leçon et une étape vers la réussite. Ceux qui innovent essuient forcément des revers – et ce n’est pas grave. Accordons-nous le droit de tâtonner, de changer d’avis, de bifurquer sans garantie de succès. C’est en osant échouer qu’on finit par réussir autrement. Le célèbre basketteur Michael Jordan avait dit : «J’ai raté plus de 9000 tirs dans ma carrière. J’ai perdu presque 300 matchs. 26 fois, on m’a fait confiance pour prendre le tir décisif, et je l’ai manqué. J’ai échoué encore, et encore, et encore dans ma vie. Et c’est pourquoi aujourd’hui, je réussis».
En définitive, sortir du sentier tracé demande du courage, de la persévérance et une bonne dose de foi en soi. Mais le jeu en vaut la chandelle : c’est ainsi que l’on vit pleinement, intensément, librement. Chacun de nous porte en lui un éclat singulier qui ne demande qu’à briller, pour peu qu’on l’expose à la lumière du soleil et non qu’on le dissimule derrière le vitrage du conformisme. Les carcans sociaux, si forts soient-ils, ne résistent pas à une âme déterminée qui a compris que la vie n’est pas un chemin imposé mais une aventure personnelle fantastique. D’ailleurs, pour citer le sage Ralph Waldo Emerson : «N’allez pas là où le chemin peut mener. Allez là où il n’y a pas de chemin… et laissez une trace».
source : Essentiel News