Jordan Bardella multiplie ouvertement les appels du pied à l’électorat de droite. À rebours de la stratégie de Marine Le Pen, qui a théorisé le fait de s’adresser au plus grand nombre, le président du Rassemblement national (RN) focalise ses efforts sur les patrons et les retraités, avec l’objectif assumé de siphonner les voix du parti Les Républicains (LR). Quitte à crisper en interne, où certains tenants de la ligne « mariniste » s’agacent, sous couvert d’anonymat, des accents sarkozystes et libéraux du jeune ambitieux.
Dans son bureau du siège du RN, dans le XVIe arrondissement de Paris, l’eurodéputé aime entasser dossiers et livres, soigneusement placés pour être visibles dans ses nombreuses vidéos destinées aux réseaux sociaux. En septembre 2023, celui qui s’apprêtait à mener la liste du RN pour les élections européennes, avait fait ses vœux de rentrée en installant bien en évidence le dernier livre de Nicolas Sarkozy.
Un clin d’œil appuyé à cet électorat qu’il essaie de conquérir, et un hommage à un ex-président de la République dont il aime s’inspirer. Quelques mois plus tard, la publication de son autobiographie aux éditions Fayard, la même maison qui avait publié l’ouvrage de Nicolas Sarkozy, s’est accompagnée d’une tournée de dédicaces de plusieurs mois calquée sur celle de l’ancien chef de l’État. « En cette rentrée, je crois plus que jamais à la nécessité de convaincre les orphelins de la droite de nous rejoindre », écrit-il dans Ce que je cherche.
Dans ce même livre, on trouve aussi plusieurs références laudatrices à l’ancien président de la République. « L’idée de réunir dans un même élan les Français issus de la classe populaire et une partie de la bourgeoisie conservatrice – comme Nicolas Sarkozy le fit en 2007 – est pertinente », affirme-t-il, avant de rappeler, quelques pages plus loin, ce mot de Thierry Mariani, transfuge de LR ayant rejoint le RN : « Bardella me rappelle Nicolas Sarkozy au même âge… »
« Il faut espérer qu’il ne finisse pas comme Sarkozy, grince un proche de Marine Le Pen. Nicolas Sarkozy, c’est un très bon candidat, mais les très bons candidats ne font pas forcément des très bons présidents. » Une manière de tempérer les ambitions de l’impétrant, au moment même où le prochain jugement de Marine Le Pen dans l’affaire des assistants parlementaires est dans toutes les têtes : une condamnation à une peine d’inéligibilité avec exécution provisoire le 31 mars forcerait le RN à se tourner vers un plan B pour la présidentielle de 2027.
Un plan B pro-business
En public, le scénario est rejeté par Jordan Bardella, qui s’attache à répéter dès qu’il en a l’occasion qu’il « ne se met pas dans cette hypothèse ». Tout simplement parce qu’il considère que Marine Le Pen « est totalement innocente », a-t-il argué sur France Inter le 10 mars. En marge du lancement de son autobiographie, la députée avait pourtant adoubé son dauphin : « Même si vous vous débarrassez de Marine, vous ne pourrez pas vous débarrasser de Jordan. »
Depuis la campagne des européennes de 2024, il est un sujet sur lequel le président du parti d’extrême droite tente de tracer son sillon : l’économie. Jordan Bardella rate rarement une occasion de vanter l’entreprise, « un collectif humain qui réunit des talents et des idées », et met en scène son admiration pour les grands patrons français, pour lesquels il veut « organiser un vent de liberté sur la croissance ».
Ça ne sert à rien d’aller faire le lèche-cul chez les patrons : à la fin, ils nous détestent toujours.
En février, il se lance sur BFMTV dans un panégyrique de Bernard Arnault : « Quand du plus petit boulanger de la Marne à Bernard Arnault, un dirigeant d’entreprise, c’est-à-dire quelqu’un qui prend des risques, qui entreprend, qui investit, qui se lève parfois très très tôt, bien avant ses salariés, vient dire : “C’est un enfer fiscal et normatif de travailler et d’investir en France”, on ne peut pas être sourd à ce cri d’alarme. »
Un discours loin de celui du président délégué du groupe RN, le député Jean-Philippe Tanguy, qui alertait sur ce point les militant·es dans une formation interne dédiée à l’économie, organisée une semaine plus tôt. « Il ne faut pas être dupe et toujours se méfier des déclarations de grands dirigeants d’entreprise », leur avait-il alors lancé.
Pendant les européennes puis les législatives, Jordan Bardella avait multiplié les rencontres avec les organisations patronales, avec un succès plus que mitigé, dans une entreprise de séduction qui avait laissé de marbre plusieurs cadres du RN. « Sur l’économie, Bardella veut faire plaisir, grinçait l’un d’entre eux auprès de Mediapart. Il a une fascination pour la réussite des entrepreneurs. Bon, ça le regarde. Ça ne sert à rien d’aller faire le lèche-cul chez les patrons : à la fin, ils nous détestent toujours. »
L’entreprise de séduction passe aussi par des revirements programmatiques, avec la volonté d’effacer une bonne fois pour toutes l’étiquette « socialiste » que les caciques de la droite s’attachent à coller au RN. L’entreprise est coordonnée par François Durvye, conseiller économique du RN, patron du fonds d’investissement Otium du milliardaire Pierre-Édouard Stérin.
Un temps conseiller de l’ombre, François Durvye s’affiche désormais au grand jour aux côtés de Jordan Bardella et de Marine Le Pen – il n’a pas souhaité répondre aux questions de Mediapart. Et s’attache à rendre le programme économique du RN, coordonné par le souverainiste Jean-Philippe Tanguy, plus favorable aux grandes entreprises dont il se fait le relais. Au grand dam de ses contempteurs, qui s’inquiètent de cette influence grandissante. « C’est du reaganisme pur, ces gens-là ne comptent que sur la croissance pour résorber la dette », s’est récemment agacé Jean-Philippe Tanguy dans Le Monde.
Plus atlantiste que Marine Le Pen
« Qu’il y ait des influences différentes, si à la fin Marine tranche et que la ligne reste la même, ça ne me dérange pas. Tout l’enjeu est là », insiste auprès de Mediapart un proche de la présidente du groupe RN. L’influence de l’ultralibéral Pierre-Édouard Stérin, par l’intermédiaire de son bras droit François Durvye, suscite d’autres inquiétudes : « Ils rêvent de nous transformer en conservateurs à la Trump, mais, pour l’instant, on est à l’opposé de ce qu’ils prônent, résume un député. On n’est ni libéraux ni conservateurs. » Jeudi soir sur LCI, Jordan Bardella a pourtant revendiqué vouloir créer un ministère « de l’efficacité gouvernementale » confié à un chef d’entreprise, sur le modèle d’Elon Musk.
À l’international, Jordan Bardella trace là aussi sa ligne, en équilibre précaire par rapport aux positions de Marine Le Pen. Plus atlantiste, il s’était déjà démarqué en février 2023 en dénonçant dans L’Opinion « une naïveté collective à l’égard des ambitions de Vladimir Poutine », avant d’être recadré deux jours plus tard par Marine Le Pen, agacée de cette liberté prise avec la ligne officielle du parti.
Le président du RN assume plus volontiers son appartenance au réseau conservateur international, en participant par exemple au CPAC, raout annuel de l’écosystème trumpiste peu en phase avec le positionnement voulu par la triple candidate à la présidentielle. « Une majorité de droite est possible au Parlement européen », répète-t-il à Strasbourg, rejoignant la volonté de la cheffe du gouvernement italien Giorgia Meloni de convaincre le Parti populaire européen (PPE) de franchir le Rubicon pour former une union des droites. Une stratégie que Marine Le Pen a pourtant toujours méprisée, qualifiant volontiers cette ambition de « ringarde et trop petite ».
Quand on dit que quelque chose peut être amélioré, ou que quelque chose ne va pas, on vous répond : “Ta gueule, on est à 30 %.”
« Je me reconnais, j’inscris mes valeurs et ma réflexion dans un ethos de droite », affirmait encore Jordan Bardella début mars dans La Revue des deux mondes, quelques semaines après un grand entretien dans Valeurs actuelles en forme d’appel du pied : « Avec les électeurs de droite, je partage l’essentiel », réaffirmait-il, vantant, outre des positions communes sur l’immigration et la sécurité, « la volonté de revaloriser le travail et de libérer nos entreprises ».
Fin janvier, Marine Le Pen avait moins de bienveillance à l’égard de ce camp politique, balayant d’un méprisant « c’est vraiment des trucs de droite, ça » une question d’un journaliste de LCI sur la suppression de postes de fonctionnaires.
Au RN, on vante volontiers auprès de la presse un positionnement stratégique, visant à conquérir un électorat différent sans renier l’identité politique du parti d’extrême droite. « Jordan Bardella n’est pas un briseur de tabous, il est là pour aller sur des terrains où Marine Le Pen n’a pas pu aller, parce qu’elle a passé quinze ans à consolider son socle », tente de justifier un cadre, qui jure qu’il ne faut y voir nulle concurrence ou entreprise de différenciation.
Certains s’inquiètent pourtant de cette volonté émancipatrice, difficile à remettre en question dans un mouvement vertical et verrouillé qui surfe sur des succès électoraux. « Quand tout va bien, c’est très difficile de s’améliorer, de progresser, regrette un pilier du groupe RN. Quand on dit que quelque chose peut être amélioré, ou que quelque chose ne va pas, on vous répond : “Ta gueule, on est à 30 %.” Ce n’est pas facile d’être constructif. »