Covid-19 : l’hommage volé aux morts et aux endeuillés


Quand les États-Unis ont dépassé le funèbre et irréel chiffre des 500 000 morts du covid, en février 2021, le président Joe Biden a prononcé un discours de recueillement. Il a qualifié le moment de « déchirant » et demandé aux Américain·es de « résister à la tentation de voir chaque vie comme une statistique ». Ce jour-là, les drapeaux des bâtiments fédéraux étaient en berne et les cloches de la cathédrale nationale de Washington ont retenti 500 fois. À ce jour, plus de 1 200 000 d’États-Unien·nes sont décédé·es des suites d’un covid.

En Grande-Bretagne, qui affiche un nombre record de morts par habitant·e en Europe, la gestion du covid par le gouvernement de Boris Johnson a fait l’objet d’une intense controverse. Le premier ministre a passé un très mauvais moment lors d’une enquête publique, en décembre 2023 : il a dû rendre des comptes, notamment sur ses décisions tardives de confinement, mais aussi sur ses fêtes à Downing Street, quand le reste de la population était confiné à domicile.

Outre-Manche, l’hommage aux morts est une initiative citoyenne : une immense fresque de cœurs rouges et roses court sur 500 mètres sur les bords de la Tamise à Londres, en face du palais de Westminster où siège le Parlement. Les cœurs lessivés par le temps sont consciencieusement repeints par des familles endeuillées. Et d’autres sont et seront dessinés, tant que le covid continuera à tuer.

Le National Covid Memorial Wall, dédié à celles et ceux qui ont perdu la vie à cause du covid-19, le 23 décembre 2024 à Londres. © Photo Ben Stansall / AFP

Sabrina Sellami, membre de deux associations de proches de victimes – CœurVide19, cite aussi l’Italie ou l’Espagne, « qui ont décrété des journées de deuil national ».

En France, c’est le silence. « C’est complètement fou, on ne le comprend pas, poursuit-elle. Aux 100 000 morts, le président Macron n’a fait qu’un tweet : “Nous n’oublierons aucun nom, aucun visage”… » Et pour les cinq ans de la pandémie, le ministère de la santé indique que rien n’est prévu.

L’hommage refusé

À force de réclamer une journée d’hommage, Sabrina Sellami a pu rencontrer Bruno Roger-Petit, conseiller mémoire d’Emmanuel Macron. L’entretien n’a rien donné : « S’ils rendaient hommage, ce serait reconnaître leurs torts : le manque de masques, d’anticipation, la mauvaise communication ? Pour nous, ce n’est pas la question », estime celle dont le père, Nour Sellami, fut le « patient zéro » à Paris.

Détecté six jours après son hospitalisation, le 22 février 2020, à l’hôpital Tenon, il a contaminé son fils Zerouk qui l’a veillé. Tous deux sont décédés, seuls, privés des visites de leurs proches, puis ont été enterrés en catastrophe au cimetière de Thiais (Val-de-Marne) : « Nous étions dix. Les gardiens criaient, avec un hygiaphone : “Sortez, sortez, d’autres attendent leur tour, dépêchez-vous !…” » Une terrible épreuve.

Nour et Zerouk Sellami. © Documents Mediapart

« Personne ne veut faire société avec nous, dit avec dureté cette fille et sœur de victimes. La dette n’est pas payée, les victimes sont comme des fantômes. Même des drapeaux en berne, une seule journée, nous aurait suffi. »

Les endeuillés français en viennent à réfléchir par eux-mêmes à des commémorations. L’association de Sabrina Sellami prépare une danse, en lien avec le théâtre de Gennevilliers (Hauts-de-Seine).

Claire Loupiac veut organiser une messe, ouverte à tous et toutes sur les plateaux du Jura, pour honorer la mémoire de son mari, le docteur Éric Loupiac, et « de toutes les victimes », précise-t-elle. Pour tenter aussi, peut-être, de soigner le traumatisme des funérailles. « Pour ses obsèques, il n’y avait que nos enfants et moi. Je n’ai même pas pu passer la porte du cimetière. À ce moment-là, deux mois après le début du confinement, les précautions étaient devenues démesurées. Ça rajoute à la peine. »

L’urgentiste de l’hôpital de Lons-le-Saunier (Jura) est le seizième soignant mort du covid. Il a été testé positif le 17 mars. Il est décédé le 23 avril à Marseille, en réanimation.

© Capture d’écran / Mediapart

Les plaintes rejetées en justice

La plainte de Claire Loupiac, contre X, pour « homicide involontaire, non-assistance à personne en danger et omission de porter secours » s’est soldée par un non-lieu en 2022. « Nous l’avons très mal vécu avec mes enfants », dit Claire Loupiac.

Jusqu’ici, toutes les plaintes ont été rejetées, en commençant par celles, devant la Cour de justice de la République, contre les ministre de la santé qui se sont succédé·es pendant le covid, Agnès Buzyn et Olivier Véran, ainsi que contre le premier ministre Édouard Philippe : il n’y a finalement eu aucune mise en examen, l’enquête devrait aboutir à un non-lieu.

Éric Loupiac. © Document Mediapart

Mais depuis, Claire Loupiac a trouvé d’autres documents, qui attestent le haut niveau d’information de son mari urgentiste et les nombreuses alertes qu’il a lancées. « Mon mari regardait quotidiennement ce qu’il se passait en Chine puis en Italie. Il a enregistré des études sur son ordinateur, en a imprimé certaines. Et il a cherché à informer la population. »

Elle a retrouvé une interview accordée à La Voix du Jura le 19 mars. Éric Loupiac y fustigeait « un gouvernement qui a failli en diminuant la capacité des hôpitaux », ainsi que « l’inconséquence de tous ceux qui ont cru que ce coronavirus ne provoquait qu’une grippette ». Il mettait déjà le doigt sur la principale faille de la gestion de la crise : « On ne peut pas être efficace en ne détectant pas le virus : en Franche-Comté, les possibilités de détection sont de 46 jours. 46 pour toute la France-Comté ! »

Et bien sûr, « il a réclamé très vite des masques FFP2 pour les soignants », rappelle sa veuve, les seuls masques à pouvoir les protéger si les patientes et patients positifs au coronavirus ne sont pas masqué·es.

« Il n’a pas compris que le confinement n’ait pas été décrété le 26 février, quand le premier patient sans lien avec la Chine a été diagnostiqué, poursuit-elle. À ses yeux, en confinant le 17 mars avec trois semaines de retard, les autorités portent la responsabilité des 30 000 morts du début de l’épidémie. »

Claire Loupiac vit les cinq ans du covid « comme si c’était hier ». « Ma peine est toujours immense, rien ne pourra l’éliminer. Je ne veux pas d’ indemnités, la vie de mon mari n’a pas de prix. Mais que la vérité éclate, que les leçons soient tirées. Quand on voit les conditions de travail aux urgences, de plus en plus déplorables… »

Devant la justice, la veuve de l’urgentiste s’entête : elle a de nouveau porté plainte, cette fois avec constitution de partie civile.

« C’est la peur de tout le monde, que toutes les plaintes soient classées », renchérit Olivia Mokiejewski. Sa grand-mère Hermine Bideaux est décédée en avril 2020, à l’Ehpad Bel-Air du groupe Korian, à Clamart (Hauts-de-Seine). Cette journaliste a très vite créé une association, le Collectif 9471, soit le nombre de victimes du covid le jour de la création de l’association. Celle-ci regroupe notamment des familles de victimes des Ehpad Korian de Clamart et de Mougins (Alpes-Maritimes) qui ont porté plainte contre le groupe pour « mise en danger de la vie d’autrui et homicide involontaire ».

Hermine Bideaux. © Document Mediapart

Olivia Mokiejewski n’en revient pas que cinq ans après, les familles n’aient même pas été entendues. « Il y a une entrave à la justice, selon elle. Pour mon dossier, une instruction judiciaire a été ouverte. Mais depuis les deux premières expertises, favorables à Korian mais entachées de conflits d’intérêts, il ne se passe rien. J’ai proposé, en vain, un nouvel expert indépendant. » Des procédures ont abouti, au civil. « Des familles ont reçu des indemnités financières de Korian, explique Olivia Mokiejewski. Les gens ont au moins l’impression d’avoir été un peu entendus… »

Son association a également écrit plusieurs lettres à des ministres, au président de la République, pour réclamer un hommage. « Est-ce que s’il y en avait un, nos proches obtiendraient le statut de victimes ? Est-ce que cela pourrait avoir des conséquences judiciaires ? », s’interroge Olivia Mokiejewski. Elle est gagnée par le pessimisme : « On est partis dans l’oubli. » Puis elle se ressaisit : « On a envie d’aller jusqu’au bout. C’est un devoir pour l’histoire. »

Une résignation politique

Elle aussi raconte son traumatisme : ne pas avoir pu être auprès de sa grand-mère dans ses derniers moments ; l’avoir enterrée dans les pires conditions. « On n’a pas pu voir son corps, le cercueil a été fermé à l’hôpital. Elle est sans doute dans une housse en plastique. J’ai encore ce sentiment de ne même pas être sûre que c’est ma grand-mère qui est dans son cercueil. »

« J’ai encore pleuré avec une amie aujourd’hui, commence par confier Patricia Kosits. Depuis cinq ans, je déploie une énergie considérable. Je me suis levée tous les matins. Avec mon gendre, on a sauvé l’entreprise. Je fais du sport, des activités. Mon mari Ottmar avait un mental très fort, j’essaie de lui faire honneur. Mais je ne parviens pas à faire mon deuil, à passer à autre chose. »

Elle raconte l’irruption du drame du covid dans sa vie. « À 5 heures du matin, le jour de sa mort, le 23 mars, on a appelé les urgences parce qu’Ottmar respirait très mal. Ils ont refusé de se déplacer. C’est notre médecin généraliste qui a obtenu que le Samu se déplace. Mon mari a quitté la maison à 17 heures, sur ses pieds. Dans le fourgon du Samu, je lui ai dit au revoir, puis ils l’ont intubé devant chez nous. À 20 h 05, il était mort. J’ai tout de suite pensé : “Je ne m’en remettrai pas.” »

Ottmar Kosits. © Document Mediapart

« Il a été enterré le 2 avril. Je n’ai pas vu son corps. Il est tout nu avec une blouse d’hôpital, dans une housse en plastique. Les pompes funèbres nous ont dit que ce n’était pas la peine de capitonner le cercueil. Moi j’étais confinée. Je suis allée toute seule au cimetière, en voiture. Il n’y a pas eu de messe. Le curé est parti avant la fin, il avait peur. On était dix. Je n’ai même pas pu embrasser ma fille aînée, qui était enceinte. »

Ces deuils sont rendus plus difficiles encore par l’absence d’hommage, de reconnaissance par la justice des fautes politiques et sanitaires commises. Des familles ont perdu toute confiance, raconte Sabrina Sellam : « Dans l’association, on était au départ 300 familles. Puis des gens nous ont quittés, puisqu’on n’obtenait rien. Certains sont rentrés dans le complotisme, ils ont tellement de chagrin. Et tout cela pousse les gens à la résignation politique. »



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