Atul Dodiya. – « Mahalaxmi », rideau métallique baissé, 2001
© Atul Dodiya – Courtesy Templon, Paris, Bruxelles, New York
Des dirigeants nationalistes indiens chercheraient-ils à exporter en Occident les conflits religieux qu’ils attisent dans leur propre pays ? Les violents heurts qui ont opposé des membres des communautés hindoue et musulmane à Leicester (Royaume-Uni) le 17 septembre dernier (lire « L’ombre de Narendra Modi plane sur les affrontements à Leicester ») soulèvent la question. D’après la British Broadcasting Corporation (BBC), plus de la moitié des 200 000 tweets ayant trait aux événements de Leicester pouvaient être géolocalisés en Inde. Ils émanaient d’utilisateurs disposant chacun de plusieurs comptes, souvent nombreux (1), et qui se présentent comme des admirateurs de l’hindutva.
Ce terme, traduit en français par « hindouité », a été inventé par le dirigeant politique Veer Savarkar (1883-1966) en 1923 dans un ouvrage éponyme devenu l’un des textes programmatiques et fondateurs du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), littéralement Association des volontaires nationaux. Ce mouvement voit le jour deux ans plus tard sur le modèle des Faisceaux italiens de combat de Benito Mussolini. Organisé en milice et considéré comme la maison mère du nationalisme hindou contemporain, il a inauguré, au fil du XXe siècle, des antennes dans tous les domaines (syndicats paysans, ouvriers, étudiants, branche pour les femmes, maison d’édition, etc.), en Inde comme à l’étranger.
Fantasme d’un « Love Jihad »
Le RSS fut interdit deux fois sur le territoire indien. D’abord en 1948, après l’assassinat du Mahatma Gandhi perpétré par un ancien de ses sympathisants, puis en 1975 sous Indira Gandhi pendant une période d’état d’urgence. Les dirigeants décidèrent alors de consolider leurs contacts dans la diaspora en ouvrant des branches à l’étranger. En 1976, des sympathisants au Royaume-Uni fondent la Friends of India Society International (FISI), dont le but originel est de défendre l’idéologie hindutva. L’association est restée active outre-Manche et en Europe continentale, notamment à Paris.
En Inde, le RSS a aujourd’hui pignon sur rue via la formation qu’il a créée, le Bharatiya Janata Party (BJP), littéralement Parti du peuple indien. Un de ses cadres, M. Narendra Modi, a mené le parti au pouvoir en 2014, puis a été reconduit pour cinq ans en 2019. Il se réclame de l’hindutva — un projet politique ethno-nationaliste avant tout. Il n’y est pas question de foi, ni de rites, ni de croyances, ni d’écoles philosophiques, mais de population et de territoire.
En effet, pour ses adeptes, l’Inde est un pays hindou : tous les hindous peuvent se réclamer de l’Inde — y compris s’ils ne vivent pas sur le territoire. Les autres sont au mieux des invités, au pire des envahisseurs. Ils doivent donc être identifiés, contrôlés, privés de certains droits, voire chassés ou même éliminés (2). Les minorités non hindoues, c’est-à-dire principalement les musulmans (13 % de la population) et les chrétiens (2,3 %), sont les premières victimes des défenseurs de cette idéologie, ainsi que les dalit et les populations tribales, auxquels il faut ajouter les femmes (y compris hindoues) dès lors qu’elles s’écartent des principes patriarcaux.
Ces nationalistes dénoncent par exemple les mariages mixtes et crient au « Love Jihad », un « djihad matrimonial » qui viserait à convertir les femmes hindoues pour que leur descendance devienne musulmane. Ce fantasme paranoïaque, selon lequel une majorité de la population serait assiégée par une minorité notamment musulmane, se traduit par des campagnes de dénigrement et des agressions à son encontre.
À l’étranger, la diaspora (une trentaine de millions de personnes dans cent dix pays) assure un soutien politique et surtout financier majeur au Sangh Parivar, qui regroupe l’ensemble des organisations se réclamant de l’hindutva (3). Rapidement, le RSS a compris que son expansion nécessitait une adaptation afin d’attirer les expatriés indiens, dont beaucoup d’étudiants en informatique et d’ingénieurs (4). Dès 1996, il lance le Global Hindu Electronic Networks (GHEN). Très présents sur les réseaux sociaux, les membres du RSS peuvent aussi participer à des réunions virtuelles.
La journaliste indienne Swati Chaturvedi s’est immiscée dans le « monde secret de l’armée numérique du BJP » et a mis en évidence l’existence de brigades de « trolls » constituées tant de partisans en Inde et à l’étranger que de « bots », opérant sur commande d’officiels du BJP (5). En France, dans un rapport intitulé « Les manipulations de l’information. Un défi pour nos démocraties », le ministère des affaires étrangères a pointé la présence d’une cellule Technologies de l’information au sein du parti au pouvoir en Inde et l’utilisation du harcèlement en ligne de tout individu portant un message critique (6). Ces stratégies de propagande et d’intimidation visent particulièrement les minorités, les femmes (a fortiori si elles font partie des basses castes ou d’une minorité religieuse, ou si elles sont lesbiennes), les journalistes. Ces « trolls » utilisent sur Twitter des mots-clés tels que sickular (de sick « malade » et secular « laïque »), pour suggérer une pathologie laïque, ou encore presstitute (l’équivalent du français « journalope »)…
L’idéologie seule ne suffit pas à expliquer que des groupes politiques ou des individus politisés en Inde s’investissent dans d’autres pays, ou que des gens vivant à l’autre bout du monde importent de l’étranger des raisonnements et des modes opératoires. En fait, la diaspora représente une source de financement et d’influence essentielle pour le Sangh Parivar, qui, en retour, apporte son soutien aux Indiens de l’étranger.
Atul Dodiya. – « Mahalaxmi », rideau métallique levé, 2001
© Atul Dodiya – Courtesy Templon, Paris, Bruxelles, New York
Il y a une vingtaine d’années, en 2001, à la suite du tremblement de terre qui a frappé Bhuj au Gujarat, et après les pogroms antimusulmans dans le même État l’année suivante, des dons en dollars et en livres sterling sont arrivés en Inde. Ils ont principalement servi à construire des écoles pro-hindutva, censées « réhindouiser » des populations tribales, et à financer la campagne pour la construction d’un temple au dieu Rama dans la ville d’Ayodhya, où les nationalistes hindous avaient détruit une mosquée en 1992. En 2002 et 2004, deux rapports d’organisations non gouvernementales (ONG), Awaaz South Asia Watch et Sabrang Communications, ainsi qu’un reportage diffusé sur la chaîne britannique Channel 4, ont dénoncé ce système illégal de versements via la diaspora (7). Dévoilant toute la structure de financement étranger du Sangh Parivar, ils ont fait scandale en Inde, aux États-Unis et au Royaume-Uni car ils ont mis au jour les liens à la fois structurels, hiérarchiques et humains qui unissent la diaspora anglo-saxonne et les organisations nationalistes hindoues.
Pourtant, l’India Development and Relief Found (IDRF), courroie de transmission pour les fonds destinés au Sangh Parivar créée en 1989 et établie dans le Maryland aux États-Unis, est enregistrée comme organisation caritative à but non politique, non sectaire et non lucratif. Cette fondation comprend soixante-quinze organisations, dont soixante peuvent être identifiées comme des branches du Sangh Parivar. Officiellement, l’IDRF a distribué plus de 5 millions de dollars à 184 associations entre 1995 et 2002. Mais 80 % des dons recueillis dont elle peut disposer (et qui représentent les trois quarts des sommes collectées, le reste étant expressément affecté à une cause par les donateurs) vont à des associations du Sangh Parivar — ce qui contredit ses allégations de neutralité. Ainsi, « depuis sa création en 1989, l’IDRF s’est développé de manière systématique pour devenir un participant essentiel dans les campagnes de collecte de fonds étrangers organisées par le RSS (8) », souligne Sabrang.
Le cas de l’organisation caritative Sewa International UK (SIUK) — elle aussi établie dans le Maryland — est identique. D’après les auteurs du rapport de 2004, elle a réussi à lever au moins 2,3 millions de livres sterling (2,6 millions d’euros) après le tremblement de terre de Bhuj. Près des trois quarts de cette somme sont allés à Sewa Bharati Gujarat (1,9 million de livres), qui en a utilisé un tiers pour bâtir des écoles pro-hindutva, notamment dans des zones tribales, alors que les fonds avaient été récoltés pour la reconstruction de villages détruits. D’ailleurs, selon Awaaz, « SIUK a financé une organisation du RSS directement impliquée dans l’épuration religieuse par la force d’un village du Gujarat et responsable de l’occupation illégale de terrains auparavant confiés statutairement à des musulmans ».
Quelques universitaires ont consacré leurs travaux à ces réseaux, tels le professeur Vijay Prashad, qui évoque l’« hindutva yankee » (9), ou Thomas Blom Hansen, qui a examiné le rôle de la Vishwa Hindu Parishad (VHP, branche religieuse du RSS) en Afrique du Sud (10), tandis que la chercheuse française Aminah Mohammad-Arif a documenté la montée de la VHP aux États-Unis (11). Cependant, la structure mondiale de cette fraternité couleur safran reste mal connue.
On y trouve de riches mécènes. Aux États-Unis, ces dernières années par exemple, les éditeurs Subhash & Sarojini Gupta, l’homme d’affaires et président d’une des organisations du Sangh Parivar, Hindu Swayamsevak Sangh (HSS), M. Ramesh Bhutada, ainsi que son fils Rishi ont donné plusieurs millions de dollars chacun, via leur fondation, à des organisations pro-hindutva (12). En retour, ils assoient leur position au sein de leur communauté localement, se constituent en force politique (prorépublicains aux États-Unis et proconservateurs au Royaume-Uni) et peuvent se prévaloir de contacts en Inde, aptes à leur octroyer des avantages matériels ou symboliques. En 2022, un rapport diffusé par le groupe South Asian Citizens Wire a révélé que vingt-quatre organisations américaines — des associations caritatives, des think tanks, des groupes de réflexion politiques, des organisations dans l’éducation supérieure dont les actifs ont une valeur de près de 1 milliard de dollars en tout — sont liées au Sangh Parivar en Inde et défendent aux États-Unis l’idéologie hindutva, notamment auprès des autorités éducatives (13).
Financements suspects
Même scénario au Royaume-Uni, où se retrouvent des entrepreneurs influents et grands donateurs comme M. Manoj Ladwa, avocat et homme d’affaires, ou les richissimes frères Srichand et Gopichand Hinduja, respectivement président et vice-président du conglomérat Hinduja Group, des hindous aisés, diplômés et de haute caste qui ont accès aux autorités locales et à la direction des associations diasporiques.
Dans la majorité des pays occidentaux, il est illégal de contribuer financièrement ou par tout autre moyen à des activités politiques à l’étranger, d’autant plus si celles-ci ont pour conséquence des abus à l’encontre des droits humains, comme c’est le cas pour le RSS, le BJP et leurs branches en Inde. À l’étranger, le Sangh Parivar se pare donc des attributs de la banalité. Même si certaines voix, aux États-Unis notamment, appellent au classement du Sangh Parivar sur la liste des groupes à surveiller, voire sur celle des groupes terroristes, les tenants de l’hindutva cherchent à affirmer une présence ordinaire en inscrivant leur action dans le cadre des politiques multiculturelles. Cela leur permet de séduire des hindous en quête d’activités culturelles ou éducatives, tout en s’ancrant comme formations légitimes dans le paysage politico-associatif et en évitant d’attirer l’attention des autorités fiscales et politiques.
En août 2022, M. Mohan Bhagwat, le chef du RSS, concluait un grand rassemblement mondial de sympathisants à Bhopal (Inde) avec cette exhortation à la diaspora : « Travaillez pour rendre l’Inde prospère. Faites-en un vishwa guru, un exemple mondial (14). » Cela passe, pour les chantres du nationalisme hindou, par des financements, des jeux d’influences, et par la diabolisation de l’islam à des fins purement idéologiques. C’est le cas en Inde, mais cela peut arriver près de chez vous.