Les antivax, symptômes de nos défaillances politiques, de Pasteur au Covid-19


Petit florilège de rumeurs : les vaccins transmettraient le « virus juif » ; les épidémies seraient « un mal imaginaire » inventé pour enrichir les producteurs de vaccins ; pire, les maladies seraient « artificielles », créées en laboratoire par les vaccinateurs appartenant à l’oligarchie de la « science officielle » ; les individus vaccinés seraient « plus prédisposés que les non-vaccinés à être atteints des diverses maladies contagieuses », quand ils ne meurent pas directement du vaccin…

Toutes ces accusations ne sont pas issues de récentes polémiques mais datent des années 1880. Lorsque Louis Pasteur a mis au point le vaccin contre la rage, des débats d’une violence verbale qui n’ont rien à envier à notre époque ont divisé la France de la fin du XIXe siècle, entre provaccins et « antivaccinateurs ».

La chronique de cette controverse et l’analyse de ses enjeux ont fait l’objet d’un ouvrage passionnant, Pasteur et les antivax (éditions Agone, 2025), signé par Jean-Luc Chappey, professeur d’histoire des sciences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Le grand intérêt de l’ouvrage est de ne pas traiter avec mépris ces pionniers du mouvement antivax. Au contraire, bien que ces derniers aient eu scientifiquement tort et aient eu massivement recours à la désinformation, Jean-Luc Chappey montre que leurs motivations dépassaient largement le débat purement scientifique. Instrumentalisés dans un moment de grande perturbation sociale et politique, les vaccins ont cristallisé malgré eux des craintes qui les dépassaient largement. Publiées cinq ans après l’explosion de la pandémie de Covid-19, les leçons que l’auteur tire de ces craintes sont on ne peut plus actuelles.

Deux visions antagonistes de la médecine

La personnalité de Pasteur n’est pas étrangère à ces polémiques. En 1885, lorsqu’il sauva un enfant atteint de la rage (maladie jusqu’ici mortelle et incurable) en lui injectant son vaccin, le savant de 62 ans avait déjà une illustre carrière derrière lui. Sa mise en évidence de l’existence des microbes, organismes invisibles mais responsables de nombreuses maladies, permit la réalisation de progrès considérables contre les infections — entre autres via la pasteurisation.

Mais Pasteur était aussi un habile homme d’affaires, doté d’un sens politique certain. Ses travaux lui ont permis de déposer des brevets sur des procédés de fermentation alcoolique qui ont contribué à faire de lui l’un des savants les plus riches de son temps. Fervent soutien de Napoléon III, il s’est ensuite rallié à la République et a su cultiver ses réseaux et utiliser la presse pour lever les fonds nécessaires à ses travaux.

Ses adversaires ont ainsi eu beau jeu de dénoncer une « oligarchie scientifique » et une « médecine commerciale » au service du capital et de ses profits. Ces contestataires se sont organisés autour de quelques figures de proue, dont la principale était le médecin belge Hubert Boëns, fondateur en 1880 de la Ligue universelle des antivaccinateurs.


Vaccination contre la rage dans la clinique de Pasteur à Paris (entre 1880 et 1889).
Wellcome Collection gallery / Lithographie par F. Pirodon d’après L.-L. Gsell.

Que Boëns ait été médecin n’est pas anodin. Le combat contre Pasteur était aussi l’incarnation de l’opposition entre deux visions, voire deux philosophies de la médecine. Avec la découverte des microbes, Pasteur imposa l’idée d’une cause externe des maladies, et d’une médecine de laboratoire, faite de microbiologistes et d’experts qui tenaient l’opinion à l’écart.

Pasteur développa même un culte du secret autour de ses découvertes, qu’il tenait à protéger économiquement. Il refusait obstinément de soumettre en détail l’analyse de ses travaux à ses pairs, ce qui contribua fortement à alimenter les soupçons de fraudes, de pratiques occultes voire de complots.

Alliance avec les défenseurs des animaux

En face, une part des médecins rejetait l’existence des microbes au nom d’une vision holistique de la santé humaine. Les maladies, selon ces théories, n’étaient pas dues à l’infection par des agents pathogènes extérieurs mais étaient le fruit de déséquilibres internes au corps. Boëns, et ceux qu’on appelait les hygiénistes, se réclamaient de cette « école hippocratique ».

La défense de cette vision de la médecine avait de fortes implications politiques. Car si la maladie était le fruit de déséquilibres internes et environnementaux, la santé ne pouvait être qu’une « question sociale » : combattre les épidémies, comme la criminalité ou l’alcoolisme, nécessitait de s’occuper de « l’art de vivre ».

Les microbes étaient ainsi suspectés de dépolitiser la question sociale et Boëns accusait Pasteur et le gouvernement de promouvoir les vaccins au détriment d’un véritable programme social en faveur des ouvriers et des démunis. De fait, les forces politiques conservatrices furent, dans un premier temps, les soutiens de Pasteur, qui rencontrait la méfiance ou l’hostilité de la gauche radicale et socialiste.

À cela s’ajoute que la médecine de laboratoire promue par Pasteur était aussi une science de maltraitance animale. Singes, poules, chiens ou cochons d’Inde étaient utilisés pour cultiver des germes de maladies puis pour leur inoculer la rage ou la variole et tester les tentatives de vaccins. La cause animale gagnait du terrain à cette époque, et les antivaccinateurs eurent la bonne idée de s’allier aux antivivisectionnistes (personnes qui s’opposent à la vivisection, c’est-à-dire la dissection opérée sur des animaux vivants). En accusant la science vaccinale de sacrifier des millions d’animaux, Boëns attira à sa cause une sympathie largement transpartisane.

Les vaccins comme symbole de l’ordre républicain

L’autre élément insupportable aux yeux des antivaccinateurs, peut-être plus encore que les vaccins en eux-mêmes, était la perspective de rendre la vaccination obligatoire, qui gagnait la France comme le reste de l’Europe. La santé devait rester de la responsabilité du « bon père de famille ». La gauche libérale était aussi sensible à l’argument du danger d’une immixtion de plus en plus autoritaire de l’État dans les affaires privées des citoyens.

De fait, la IIIe République s’empara des vaccins et de la figure de Pasteur pour consolider le régime. La république née de la défaite militaire face à la Prusse en 1870 était plus que vacillante dans les années 1880. En conflit avec l’Église catholique, menacée par les droites royalistes et bonapartiste puis par la montée du populisme antiparlementaire incarné par le général Boulanger, elle avait besoin d’urgence de se légitimer et allait le faire en s’emparant des progrès scientifiques.

La République s’activa donc pour faire de Pasteur un emblème, le symbole de l’idéologie scientiste et progressiste de la République, qui renouait ainsi avec son héritage des Lumières et de la Révolution française. La vaccination et l’amélioration de la santé publique incarnait le programme d’ordre et de régénération de l’État républicain.

L’obsession était aussi de rattraper le retard de la France sur la science allemande et, cerise sur le gâteau, de légitimer par ces politiques de santé publique la mission civilisatrice de l’école (c’était aussi l’époque du combat pour l’école obligatoire) et de la colonisation, de nombreux « instituts Pasteur » étant par la suite implantés dans les pays colonisés.

Lutter pour démocratiser la science

Revers de la médaille : pour tous les ennemis de cette République conservatrice, Pasteur et les vaccins furent assimilés au nouveau régime et à ses menaces liberticides. De manière plus générale, malgré l’hétérogénéité de la nébuleuse des antivaccinateurs, les mêmes maux qui resurgissent aujourd’hui avaient contribué à nuire à l’acceptation du vaccin à la fin du XIXe siècle : manque de transparence scientifique et refus de la critique, collusion avec des intérêts économiques privés et instrumentalisation de la science par un État qui écarte les « extrêmes » en s’arrogeant le monopole de la raison scientifique.

Jean-Luc Chappey conclut son travail en assumant pleinement le parallèle avec l’époque actuelle et le retour en force du mouvement antivax après la pandémie de Covid-19 : « Plus qu’une véritable alternative à la politique vaccinale, un Didier Raoult est progressivement devenu l’incarnation des opposants à l’État et aux représentants officiels de la science », écrit-il.

À la fin du XIXe siècle, la République a fini par asseoir définitivement la légende de Pasteur et les critiques des antivaccinateurs se sont estompées. En 1902, la vaccination contre la variole devenait obligatoire en France. Un progrès scientifique et médical qui permit l’éradication de cette maladie au XXe siècle.

Reproduire ce genre de victoire pour la santé publique aujourd’hui implique aussi de lutter pour démocratiser la science, et pour, écrit l’historien, « faire de la science et des objets scientifiques, tels que les vaccins, un espace ouvert de débat et non une zone confisquée par des gardiens du temple ».

Pasteur et les antivax, de Jean-Luc Chappey, aux éditions Agone, mars 2025, 336 p., 20 euros.

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