Les mères seules arborent pléthore de visages, positifs ou négatifs selon les circonstances. Elles sont héroïques car elles se débrouillent seules pour élever leurs enfants, tout en conjuguant leurs vies professionnelle et familiale. Elles ont été plébiscitées lorsqu’elles ont investi les ronds-points tout au début de la révolte des « gilets jaunes », où elles racontaient les fins de mois qui arrivaient trop tôt et la vie à l’euro près. Parfois, au contraire, elles sont jugées irresponsables lorsqu’elles détournent prétendument l’allocation de rentrée scolaire pour s’offrir des écrans plats ou des téléphones dernier cri, ou lorsqu’elles laisseraient « filer » leurs enfants vers le narcotrafic. Des polémiques récurrentes pétries de mépris et d’infantilisation à l’égard des plus pauvres.
La mère de Nahel Merzouk, tué par un policier à Nanterre à l’été 2023, a elle aussi été vilipendée de toutes parts pour n’avoir pas mieux éduqué son fils. Des accusations qui se sont étendues à toutes les mères de familles des quartiers populaires lors des révoltes consécutives à la mort du jeune homme de 17 ans.
La répression a été terrible. 60 % des 1 180 mineurs jugés à cette période vivaient dans une famille monoparentale, d’après le ministère de la justice. Les mères de ces enfants ont été menacées par le gouvernement d’une suspension des allocations familiales, de sanctions et de réparations financières pour les dégradations occasionnées.
Cette stigmatisation manifeste a été le déclic pour le journaliste indépendant Selim Derkaoui, contributeur du Monde diplomatique, de Frustration ou de Mediapart. Il a décidé d’enquêter sur les préjugés à l’œuvre envers les mères isolées dans un livre intitulé Laisse pas traîner ton fils. Comment l’État criminalise les mères seules (éd. Les Liens qui libèrent). Un livre salutaire qui a le mérite de balayer toutes les problématiques qui entravent la vie des mères seules et de les replacer dans une perspective politique. Une démarche déjà entreprise en septembre 2024 par la journaliste et autrice Johanna Luyssen dans son ouvrage Mères solos. Le combat invisible (Payot).
Pour sa part, Selim Derkaoui a souhaité creuser ce sujet des mères isolées parce qu’il englobe toutes les problématiques de la société, de l’aide sociale à l’enfance au handicap, en passant par les violences de genre, sexistes et sexuelles, mais aussi le logement et le système des allocations. Il explique à Mediapart : « Ces femmes endossent une charge mentale administrative considérable, plus dure et plus forte au regard de leur situation économique et sociale de base. » Mais elles pâtissent souvent d’une image négative, surtout lorsqu’elles sont racisées. Aux États-Unis, il existe la figure repoussoir de la « welfare queen », cette mère seule afro-américaine installée dans un quartier défavorisé qui serait « un parasite social ». « C’est vraiment la même logique en France », affirme l’auteur.
Mères isolées jusqu’à la mort
Selim Derkaoui souligne le fait qu’en France aujourd’hui, une famille sur quatre est monoparentale. 82 % de ces familles monoparentales sont constituées de mères qui élèvent seules leurs enfants, dont elles ont la garde exclusive. Pour cette raison, l’auteur n’utilise pas l’expression « famille monoparentale », car cette notion masque la dimension profondément genrée de cette problématique.
L’auteur rappelle aussi que 35 % de ces familles sont pauvres, selon l’Insee, soit une proportion 2,5 fois plus élevée que dans l’ensemble de la population. Ces mères occupent également les emplois les moins rémunérateurs. Les chiffres donnés par l’auteur sont éloquents, même si, paradoxalement, « pour les femmes aisées, la séparation peut être synonyme d’accroissement et de bien-être », affirment Arthur Heim et Alexandra Galitzine, économiste et politologue, cités dans l’ouvrage.
Les mères isolées doivent composer avec de nombreux obstacles. Le premier étant l’administration. La maltraitance institutionnelle est commune dans ce régime décrit ironiquement comme « Caf-kaïen ».
Le droit à l’intimité leur est presque dénié ; se remettre en couple représente un danger et risque de leur faire perdre des droits. Selim Derkaoui cite Sarah Lebailly, fondatrice de la Collective des mères isolées et désormais membre du groupe Les Mères déters, qu’elle a cofondé, dans un mouvement pluriel d’auto-organisation.
Pour elle, face à l’administration, « quand on [vous le] demande, il n’y a qu’une seule réponse à avoir : “On est mère isolée jusqu’à la mort, point final” ». En effet, selon elle, ce sont les hommes qui ont conçu les lois, et ils considèrent que « les femmes n’ont pas à refaire leur vie ». Sans compter qu’il faut prouver qu’on a bel et bien la garde des enfants auprès des impôts, afin de déjouer le soupçon de la « fraude ».
« Ces femmes vont subir une suspicion institutionnelle plus forte que pour les autres, explique encore Selim Derkaoui, tout simplement parce que ces institutions sont pensées par des hommes blancs bourgeois. Ces mécanismes sont liés à leur manière d’envisager les femmes seules. Ils penseront toujours que certaines se remettent en couple pour augmenter leur quotient familial. Ce sont tous ces a priori là que les agents vont exécuter au quotidien. Et, par conséquent, le contrôle va être encore plus agressif, mais aussi plus récurrent. »
En ce sens, l’association La Quadrature du Net a dénoncé la propension de la Caisse nationale d’allocations familiales (Cnam) à cibler les femmes seules pour les contrôles grâce à ses algorithmes.
Une histoire personnelle
L’auteur a observé de près les embûches rencontrées par les mères seules. Il distille au fil des pages sa propre histoire d’enfant d’immigrés des quartiers populaires et celle de sa mère, qui l’a élevé avec ses deux sœurs. La question des pères absents est aussi une donnée cruciale et un carburant inépuisable des chansons de rap, comme lorsque le rappeur Booba clame en 2010 : « Élevé par une lionne, pas besoin de paternel. »
Pour Selim Derkaoui, la monoparentalité dans les quartiers populaires s’arrime à divers facteurs comme l’immigration, la colonisation, les morts précoces dues à des métiers précaires et dangereux, mais aussi les défaillances de l’offre scolaire qui empêchent les études. Un sujet qu’il faut, selon lui, repolitiser. « Évidemment que les morts imputables au travail sont de plus en plus nombreuses, comme les familles touchées par le chômage ou les discriminations. Forcément, cela va avoir des conséquences sur le couple, et notamment dans les familles des milieux populaires. Cela va exacerber l’anxiété et les tensions en leur sein. »
Son père, souligne-t-il, ne s’est jamais dérobé et a toujours versé une pension alimentaire, « une somme importante, proportionnelle à [leurs] besoins et [à] son petit Smic », écrit Selim Derkaoui. Ce qui est loin d’être le cas pour toutes les mères seules. Et là encore, l’État n’est presque d’aucune utilité pour permettre à ces femmes de récupérer leur dû. Elles doivent être conciliantes avec leur ex-conjoint, et lorsque celui-ci se soustrait à son obligation, elles peuvent se tourner vers l’Agence de recouvrement et d’intermédiation des pensions alimentaires (l’Aripa), lancée en 2017, qui regroupe plusieurs départements.
Seulement, regrette Selim Derkaoui, le système n’est pas suffisamment performant. « Il ne représente qu’une goutte d’eau face à la quantité d’impayés recensés en France. » Certaines mères sont contraintes alors de saisir la justice, avec les risques que cela comporte. Les pensions, une somme modique parfois, sont fiscalisées pour les femmes, déductibles des impôts pour les hommes.
Et contre tout cela, le pouvoir fait si peu. Selim Derkaoui évoque un Emmanuel Macron en visite en Kanaky, en janvier 2024, qui semble ébranlé de découvrir « un continent délaissé, celui des mères célibataires qui élèvent seules leurs enfants ». Quelques jours plus tard, changement de discours. Il pointera en creux les mères isolées en déclarant : « Il faut réengager les familles », comme si elles ne l’étaient pas.
Car les rares fois où ces familles sont évoquées, note l’auteur, c’est lorsqu’il s’agit de les punir de leurs manquements, réels ou supposés, en les menaçant de les sanctionner financièrement ou de leur couper leurs allocations familiales. Pour l’auteur, la réforme de la justice des mineur·es voulue par Gabriel Attal s’inscrit dans cette droite ligne.
Selim Derkaoui considère qu’apporter une réponse politique globale – au-delà de la seule initiative d’un député, glisse-t-il – remettrait en cause l’ordre social d’une manière trop radicale. Car il faudrait agir – la liste n’est pas exhaustive – sur le logement, les salaires, l’Éducation nationale, réformer la Caf et France Travail, abroger les réformes du RSA et de l’assurance-chômage qui ont fragilisé ces femmes, lutter contre les violences conjugales ou encore sanctionner les cas de racisme à l’embauche et pour l’accès au logement…
« Les lendemains meilleurs des mères isolées seront ceux de notre société tout entière », écrit Selim Derkaoui.