S’équiper pour l’autonomie | FranceSoir


Le succès persistant de la religion partout dans le monde, aujourd’hui encore, montre à quel point l’homme a besoin d’irrationnel pour se rassurer, pour atténuer les petites et grandes déceptions de la vie, soulager peurs ordinaires et incompréhensions obsessionnelles. Il montre à quel point l’homme est réticent à l’idée de se faire entièrement confiance, craignant son autonomie comme il craint son exclusion : l’exclusion d’un groupe soumis à des dogmes plus ou moins prégnants, engagé dans la reproduction d’un certain folklore social ou communautaire, au nom d’une religion — quelle qu’elle soit — héritée. 

Ce besoin anthropologique d’irrationnel, certains le comblent dans l’art, la poésie, la musique, la pratique du sport ou encore dans la relation avec la nature, avec la faune et la flore qui les entourent ; quand d’autres prient, communient et s’en remettent à des « textes sacrés », peuplés de héros et de vilains, où la morale revêt un aspect surnaturel et totalitaire plutôt que législatif ou philosophique. On n’oppose pas ici culture et religion, mais en prenant un peu de hauteur l’on s’aperçoit que les uns et les autres ne font finalement que satisfaire un goût commun, fondamental, pour les histoires. 

Dès le plus jeune âge, les histoires nous accompagnent dans l’apprentissage de la vie. Elles nous passionnent, nous apaisent, nous encouragent. Elles nous aident à la compréhension des évènements du monde et des comportements humains. En récits mythologiques ou en épisodes bibliques, en contes, en romans ou en films, les histoires de la vie nourrissent les histoires de l’imagination et vice versa. Dans le vertige de l’existence et sa recherche permanente de sens, l’homme doit se savoir accompagné, sauvé, récompensé. Au fond, il s’agit à chaque fois, par le pouvoir de la narration, d’exprimer universellement le bien tel que nous l’impose notre cerveau d’être empathique, expérimentant la vie en collectivité, avec ses injustices et ses traumatismes, ses accomplissements et ses révélations. 

Si l’Art a été longtemps « sacré », ou du moins considéré comme tel par ceux que cela arrangeait, ce n’est guère parce que les artistes ont œuvré « au nom de Dieu », mais plutôt, intimement, au nom de quelque chose de supérieur, quelque chose qui les dépassait et devait nécessairement (les) sortir de l’ordinaire, à travers le sacrifice créatif et l’émerveillement suscité par leur pouvoir cérébral et manuel, par la maîtrise admirable d’un savoir-faire — la foi en Dieu n’étant jamais que la foi en l’idée de Dieu. Cette autorité diffuse et vertigineuse, ce motif de profonde dévotion se serait simplement nommé « Amour Suprême », sans aucune espèce de culte associé, que les chefs-d’œuvre produits en auraient été tout aussi impressionnants — un chef-d’œuvre étant d’abord le résultat d’un génie individuel, et la religion, comme la politique, ne fera toujours qu’alimenter le mythe du génie collectif… 

Il n’y a pas d’être collectif pour la seule raison qu’il n’y a pas de volonté collective. Il y a simplement des individualités qui s’imposent, aidées d’autres individualités, volontaires ou sous emprise. Il faut considérer ici, dans ce point de vue radicalement apolitique, asocial et areligieux, l’instinct grégaire comme un puissant moteur dépersonnalisant et asservissant. La dictature, la guerre et la répression n’étant possibles que par les lois du mimétisme : une minorité de prédateurs, par la force ou par la ruse, entend imposer sa violence et sa perversité à une majorité de proies disponibles, voilà l’éternel problème de l’humanité organisée en sociétés… Et quel est le sens de la communauté sinon de devoir payer pour les erreurs des autres ?… Quel est l’intérêt pratique de la religion si elle n’est pas politisée ? si elle ne combat pas religieusement les injustices ? 

En ce sens, l’autonomie de pensée commence d’abord par le courage de la non-appartenance et de l’« apostasie » critique générale : non seulement confessionnelle, mais aussi sociale, politique et familiale. Elle se trouve, premièrement, dans l’affirmation du doute, c’est-à-dire dans le rejet de tout système doctrinal et de tout apriori. L’autonomie, c’est cet idéal humaniste porté par les Lumières — aujourd’hui malmené par les imposteurs s’en réclamant… —, qui fait de la raison acquise par l’expérience et la connaissance la condition de la liberté. C’est l’engagement solidaire, exigeant et réfléchi pour la Culture, débarrassée de ses chaînes systémiques et de ses préceptes autoritaristes. 

Ainsi, l’homme libre se soustrait à toute évaluation et rompt avec l’éternel schéma binaire de gestion des masses humaines fondé sur la domination et la soumission, sur la sanction et la récompense, par la menace, le chantage et la discrimination — schéma permettant à l’autorité en place d’user de toutes les violences et de tous les mensonges pour se maintenir. L’homme libre n’admet donc aucune sacralité, hormis dans les comportements que lui impose sa conscience, tout à la fois intuitive et formée, c’est-à-dire dans l’effort permanent d’équité et la protection désintéressée des êtres vulnérables, et en premier lieu des enfants. Dès lors qu’il y a du respect, la sacralité est de trop. Dès lors qu’il y a de l’esprit, le dogme est de trop. Formons donc au respect et à l’esprit ! Éduquons à l’indépendance ! Philosophons ! 

La nature étant profondément inégalitaire, c’est à l’homme de raison qu’il revient de protéger et responsabiliser les plus vulnérables : les lois de la cité sont, de la nécessité anthropologique à la nécessité politique, établies en ce sens. Et, à l’heure de la globalisation et de la virtualisation des modes de vie, à l’heure des guerres hybrides — économiques, biologiques, numériques, informationnelles… —, alors que sévissent encore les guerres religieuses, tribales et raciales avec leurs millions de victimes innocentes, la priorité est plus que jamais à l’institution d’un droit international complet et efficient. 

On ne peut véritablement reprocher à quelqu’un de souscrire à un système, aussi dysfonctionnel soit-il, dès lors que son but est de s’assurer un certain confort et de garantir un avenir décent à ses enfants et ses proches. Mais quelle désolation de voir des hommes se soumettre par milliers, par millions, invariablement craintifs, manipulés et aveuglés par l’autorité, écrasés sous le poids du conformisme… Quelle désolation de les voir se complaire et s’enlaidir dans leur soumission, consentie ou mimétique, étouffant fièrement dans leur petit système de croyances et de superstitions, de privilèges et d’intérêts, alors que les attendent la fierté de l’indépendance, la chaleur du combat, de l’expérience et de la connaissance. Car oui, ces gens soumis, convenablement fatalistes, entraînés dans la course hypocrite à la reconnaissance, sont déjà éteints : leur volonté a été volée, capturée, détournée par une croyance ancestrale absurde, une parole d’autorité insensée ou des normes sociales infantilisantes, sinon abêtissantes. 

Et si l’on voulait conclure en un paradoxe, pour ne pas trop heurter nos amis chrétiens, musulmans, juifs et autres, l’on pourrait dire qu’il revient à chacun, honnêtement, de se défaire du concept culturel et totalitaire de « Dieu » pour (re)trouver « Dieu » en soi — ce juge universel et organique qui habite toutes les consciences. En deux mots, retrouver la responsabilité et le désintéressement — y compris spirituel. Autrement dit, qu’il revient à chacun d’agir au nom de cet « Amour Suprême », ce « quelque chose de supérieur » qui fait le progrès de l’humanité et motive les plus admirables des œuvres. Cette foi nécessaire en l’irrationnel, ce besoin d’être dépassé par quelque chose, est un précieux guide au quotidien, dans nos choix, nos visions et nos actions : il s’agit de ne laisser aucun prédicateur le formaliser, le généraliser, le ritualiser — d’en faire un moteur méticuleusement personnel, passionnel et inviolable. 

Un tel retour au secret et à la grâce naturelle, dans une société à tous points de vue artificielle et pornographique, où l’image règne, assomme et manipule dès la petite enfance, où la violence est omniprésente, aussi sourde que manifeste, implique de se départir de toute forme de religion — y compris médiatique —, pour que chacun soit, en quelque sorte, auteur de sa propre religion intime, de son propre système de célébration de l’idéal. Cela demande en substance à savoir créer plutôt que reproduire, à réaliser plutôt qu’à exécuter, et enfin à accepter pleinement et courageusement le risque de la vie, le risque de l’inconnu. Car voilà ce qui fonde la civilisation : le goût de l’exploration, le sens de l’harmonie et la faculté de précision réunis en un projet commun d’émancipation. Et cela demande avant tout à être, physiquement et intellectuellement, bien équipé… Point de fatalité pour ceux qui douteraient de leurs capacités : tout s’apprend ! 

 





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