Alors, ce monde d’après ? Le même, en pire ? Un autre, toujours plus inquiétant ? Un retour en arrière ou un bond en avant ? Cinq ans après le grand confinement, quelles ont été les conséquences de l’épidémie sur nos sociétés et nos intimités ?
Même s’il demeure délicat de distinguer ce que le covid s’est contenté de catalyser et ce qu’il a vraiment fait basculer, que ce soit en termes d’offensive réactionnaire, de numérisation du monde, d’individualisme ou de perte de confiance dans les institutions, il est clair que le sentiment de vertige que nous éprouvons face à la marche du monde contemporain puise largement dans le tremblement de terre collectivement vécu il y a cinq ans.
Pour le dire comme le philosophe Paul B. Preciado dans un texte récent et puissant, « la pandémie a permis la numérisation des relations sociales et leur réduction à des relations économiques, la dissolution du sentiment d’être en société, l’extension des formes numériques de contrôle et de surveillance, mais aussi la diffusion à grande échelle de théories du complot ».
Ces effets d’une pandémie mondiale demeurent inégalement répartis et intenses selon les pays. Dans la récente campagne pour la présidentielle aux États-Unis, l’ombre portée du covid était ainsi nettement plus sensible que lors de l’élection législative française du début de l’été dernier.
Ces conséquences différenciées sont, notamment, le produit de la façon dont celle-ci a été gérée. La gouvernance du covid a modifié des perceptions géopolitiques globales – par exemple la façon dont l’Occident européen et américain a pu faire figure de nouveau tiers-monde, en comparaison de pays asiatiques comme Taïwan ou la Corée du Sud ; ou la manière dont « le Nigeria ou le Cameroun étaient mieux préparés que nous aux épidémies », comme le disait à l’époque, dans ces colonnes, l’historien Guillaume Lachenal.
Elle a aussi mis en lumière et catalysé des distinctions fines et profondes, par exemple à l’intérieur du bloc scandinave où le Danemark, comme le rappelle l’épidémiologiste Arnaud Fontanet, est parvenu, grâce à des mesures précoces et à une discipline collective maîtrisée, à rendre la mortalité de sa population négligeable, tout en limitant la baisse de son activité économique, au contraire de son voisin suédois.
Chaque pays mériterait un long format, à la manière dont le New York Times s’y est essayé pour les États-Unis. Il demeure toutefois possible de repérer plusieurs basculements généralisés, même s’ils n’ont pas eu la même puissance dans chaque partie du globe.
La victoire de la technique sur la politique
La pandémie a révélé que la confiance des sociétés dans leurs institutions politiques – de même que la confiance des responsables politiques envers leurs population – était inégalement distribuée selon les pays.
Dans leur ouvrage L’Attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020, publié aux éditions Anamosa, le sociologue Théo Boulakia et l’historien Nicolas Mariot ont proposé une démarche comparatiste, fondée sur des données quantitatives et qualitatives nouvelles, pour comprendre « pourquoi, en contexte d’incertitude, certains gouvernements ont choisi un enfermement généralisé, tandis que d’autres s’y sont énergiquement refusés ».
Ils ont ainsi pu distinguer des pays ayant connu en 2020 un déficit de mortalité par rapport aux années précédentes, tout en n’ayant mis en place « aucune assignation à domicile générale », à savoir le Danemark, la Lettonie, le Japon, Taïwan, la Mongolie, l’Allemagne, la Finlande, la Corée du Sud, l’Islande et la Slovaquie, et d’autres « à enfermement strict et situation sanitaire catastrophique », comme le Koweït, l’Équateur et le Pérou. La France, l’Espagne et l’Italie ne venant pas loin derrière…
Pour autant, quelles que soient les configurations institutionnelles et sanitaires nationales, c’est l’édifice politique de la plupart des pays qui a été ébranlé par le covid. L’écume la plus visible de ce processus a été double.
D’abord, la vague de dégagisme électoral de nombreux dirigeants alors en poste, dont Donald Trump a paradoxalement été une des premières victimes avant de revenir au pouvoir en s’appuyant sur d’autres effets de structure liés à la pandémie.
Ensuite, le reflux des grandes mobilisations sociales, alors que la décennie 2010-2020, des Printemps arabes aux mobilisations antiracistes aux États-Unis, en passant par le mouvement des « gilets jaunes » en France, avait atteint des records en la matière.
Mais la déstabilisation – quand ce n’est pas la destruction – d’une grande partie de la confiance politique nécessaire pour relier les populations à leurs institutions constitue une lame de fond autrement plus profonde et vertigineuse. Une perte de confiance d’autant plus préoccupante qu’elle risque d’être durable, dans la mesure où elle a concerné en premier lieu les nouvelles générations et modelé leur socialisation politique à l’âge où l’on se forge des visions du monde difficiles ensuite à faire évoluer.
Les scores inédits réalisés par le Parti républicain parmi les jeunes, lors de l’élection présidentielle américaine de novembre 2024, sont une des expressions d’un virage à droite, voire à l’extrême droite de la jeunesse, qui se vérifie ailleurs qu’aux États-Unis, notamment en Allemagne, qui a forgé pour cela le terme de Rechtsruck.
Une étude de la London School of Economics menée par trois chercheurs, Cevat G. Aksoy, Barry Eichengreen et Orkun Saka, a ainsi montré, sur la base d’enquêtes Gallup de 2006 à 2018, que les épidémies laissaient une « cicatrice politique », notamment chez les plus jeunes : ces derniers affichant une confiance moindre dans leurs représentant·es et dans les élections après de tels événements.
Un article récent de The Atlantic analyse cet effet des pandémies sur les jeunes générations, en attribuant le virage à droite d’une forte partie d’entre elles à l’effet d’effritement de la confiance envers les autorités politiques et scientifiques que ces phénomènes engendrent, mais aussi à la réduction drastique des contacts sociaux IRL (In Real Life, « dans la vraie vie »), qui ont accentué la séparation et la différence de vécu entre les sexes, et grossi les rangs de communautés virtuelles masculines et souvent masculinistes.
Le sentiment présent d’un ébranlement de la politique telle que nous l’avons connue depuis des décennies, où, sans idéalisation rétrospective, existaient des bases partageables en matière de rapport à la vérité, d’hétérogénéité entre dictature et démocratie, ou de modes de relations diplomatiques, est d’autant plus puissant qu’il se double d’une offensive qui pense pouvoir gouverner les sociétés et mener la marche du monde non plus par la délibération, la négociation et la délégation, mais par une sorte de solutionnisme technique et technologique.
La pointe avancée de cette idéologie se situe dans la Silicon Valley, avec le ralliement des principaux magnats de la tech au second mandat Trump, et en particulier le coup d’État lent mené par le milliardaire Elon Musk, lors duquel l’accaparement par l’intelligence artificielle des données publiques remplace le traditionnel putsch télévisé.
Cette tentation de corriger, de détourner ou de remplacer le vote populaire par l’action d’experts et de technocrates existait certes avant la pandémie, comme l’ont attesté les nombreux gouvernements « techniques » mis en place dans la foulée de la débâcle financière de 2008. Mais ce « grand remplacement » de la démocratie par la technologie a pris une autre dimension avec le covid et dans le contexte états-unien.
Les États-Unis sont le terreau à la fois le plus radical et le plus avancé de ce mouvement de fond, parce que le pays combine les rêves solutionnistes, voire transhumanistes de la Silicon Valley (ainsi que ses moyens financiers infinis) avec la tradition d’un libertarianisme qui s’est récemment reconfiguré.
L’imaginaire dominant de celui-ci n’est en effet plus celui, sécessionniste, forgé par l’ouvrage Atlas Shrugged d’Ayn Rand, qui imaginait les « meilleurs » se retirant d’une société ingrate et parasitaire pour contempler l’écroulement de celle-ci depuis leur départ.
Les « villes flottantes » soustraites à toute régulation étatique, fantasmées par quelqu’un comme Peter Thiel, mentor de J. D. Vance et seul magnat de la Silicon Valley à avoir soutenu Trump dès 2016, ont laissé place, dans le libertarianisme états-unien contemporain, au choix de prendre le pouvoir d’État pour détruire la dimension régulatrice, sociale, éducative ou écologique de la puissance publique.
Mais si ce remplacement de la démocratie par la technologie trouve son aboutissement le plus visible et le plus puissant aux États-Unis, il peut s’appuyer sur un phénomène plus général de mise en algorithmes de nos vies, propulsée par la pandémie et le confinement.
Pour le dire comme le philosophe Paul B. Preciado dans un autre texte, « la numérisation forcée qui a eu lieu pendant la pandémie ; la convergence numérique de tout autre média (écriture, impression, photographie, audio, vidéo, cinéma, jeu vidéo, etc.) sur Internet ; le monopole des entreprises X-Meta-Amazon de Musk-Zuckerberg-Bezos, ainsi que sur les satellites qui rendent la communication possible ; et la généralisation du smartphone en tant qu’organe politique greffé sur le corps individuel sont de facto les conditions matérielles et techniques de l’expansion du techno-fascisme contemporain ».
Que des individualités numérisées aient largement remplacé des citoyen·nes impliqué·es se mesure sans doute aussi au fait que, faute de sentiment de participer à un collectif étatique et à ses institutions politiques, les autres formes d’appartenance – familiales, ethniques ou religieuses – ont connu un nouvel essor. Le covid aurait ainsi donné un coup d’arrêt à des décennies de déchristianisation de la société états-unienne, comme le montre par exemple cette étude du Pew Research Center.
Le succès de « l’intime conviction » sur la vérité de l’information
Cette individualisation, encodée et désincarnée, de notre rapport au monde n’a pas eu seulement des effets sur les systèmes politiques et le rapport aux institutions. Elle a détruit des amitiés, des couples, des relations professionnelles, en massacrant l’idée même de réalité partagée et en accentuant la séparation des univers, à base d’algorithmes indéchiffrables et de bulles de filtres de plus en plus étanches les unes aux autres…
Dans un des meilleurs romans de cette année, Bien-être, l’écrivain états-unien Nathan Hill décrit, sans jugement et au scalpel, la façon dont le père de son personnage principal est tombé dans une spirale infernale. Interrogé à ce sujet par Mediapart, Nathal Hill développait : « J’ai fait l’expérience très pénible de perdre des amis à cause de diverses théories conspirationnistes sur Facebook. Des amis que je pensais raisonnables affichaient soudain, et croyaient, tout ce qu’Internet peut déverser comme ordures. Et j’ai dû faire mon deuil, pour cela, de beaucoup de relations auxquelles je tenais. Je ne pouvais trouver meilleur exemple que d’observer les effets d’un algorithme censé être neutre en termes de contenus. »
Dans un épisode récent, littéralement vertigineux, de l’inégalable podcast « This American Life », c’est une histoire semblable, mais bien réelle, qui est racontée en montrant à quel point même la meilleure volonté d’un père et d’un fils ne peut empêcher une famille d’exploser sous les coups de boutoir des réalités hermétiques dans lesquelles ils ont été projetés.
Sur fond d’opacité sur les origines de la pandémie, de mensonges des gouvernements sur leurs capacités de faire face au covid et de propension de l’industrie pharmaceutique à capitaliser des milliards sur la santé humaine, le complotisme et le conspirationnisme ont ainsi changé de dimension.
Ils ont infusé de façon beaucoup plus large dans des secteurs entiers de la société, rendant quasi caduque la fameuse assertion de la philosophe Hannah Arendt selon laquelle « la liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat ».
Et ils ont aussi radicalisé et démultiplié l’activisme de petits groupes, comme par exemple ceux qui dénonçaient voilà quelques années le port du masque à l’école et qui se consacrent désormais à faire en sorte d’exclure des écoles et des bibliothèques publiques les ouvrages qu’ils jugent contraires à leurs idéologies.
Dans un contexte de trauma mondial, où pèsent à la fois le nombre sidérant des morts et la difficulté des deuils pendant la pandémie du fait des mesures de distanciation sociale, la fragilisation du monde social et des personnes a constitué un terreau propice à l’ère de la post-vérité, mais également, en profitant de cette dynamique, à l’ouverture en grand des fenêtres d’Overton.
Ce concept désigne la façon de tirer le curseur de ce qui est acceptable ou non dans la sphère publique, au point que l’on essaye désormais de nous faire croire qu’il serait pertinent de distinguer les extrêmes droites qui pratiquent et valident les saluts nazis de celles qui jugent que c’est quand même un peu excessif, à l’instar d’un Jordan Bardella annulant son discours à la Conservative Political Action Conference (CPAC) après le bras tendu de Steve Bannon, et ce bien que le parti qu’il préside ait invité ce même Steve Bannon en grande pompe quelques années auparavant…
Le triomphe de l’immunité sur la communauté
Le plus important des effets du covid pourrait se résumer par une victoire par KO de « l’immunité » sur la « communauté » dans la manière d’organiser les sociétés – deux notions apparemment opposées qui traversent la philosophie morale et politique.
« Alors que les membres de la communitas se sentent liés par une obligation de soin réciproque, celui qui se déclare immun s’en sent exonéré, exempté », écrit ainsi le chercheur italien Robert Esposito. C’est lui qui propose la formulation philosophique la plus aboutie de cette articulation dans son ouvrage Immunitas. Protection et négation de la vie, initialement publié en 2002 et traduit en français en 2021. Dans la préface inédite, le philosophe juge inadéquate « la réponse initialement formulée par la philosophie face à la pandémie – la réduisant, d’un côté, à un simple prétexte à de nouvelles expérimentations totalitaires ; y cherchant, de l’autre, les signes prémonitoires d’un communisme à venir ».
Pour Robert Esposito, le « paradigme immunitaire » permet de mieux saisir nombre d’enjeux contemporains aspirés par la pandémie de covid, autour de la dialectique entre risque et sécurité, de « l’obsession pour les frontières identitaires » ou de la « peur phobique de la contagion de la part d’infiltrés potentiels »… Une idée reprise et prolongée par l’écrivain Alain Damasio dans son texte publié par La Revue du crieur et intitulé « Immunité partout, humanité nulle part ! ».
Ce triomphe des logiques immunitaires, qui prétendent protéger un corps social donné de ses ennemis intérieurs comme de ses contaminations externes, contre les logiques communautaires qui offriraient une autre vision de la protection collective, est aujourd’hui incarné en priorité par la volonté de durcir les frontières, qu’elles soient migratoires ou de genre.
La suspension de toute activité interpersonnelle fut un cours accéléré de libertarianisme.
L’immigration et la transidentité sont ainsi devenues des sujets politiques en expansion, et les carburants principaux des droites radicales, en décalage total avec l’absence de réponse aux vertiges inégalitaires et aux dangers écologiques, pourtant mis en lumière par la pandémie, qui minent les sociétés et leur avenir.
En isolant tout le monde pendant le confinement mondialisé, le covid nous a transformés, comme l’analyse le journaliste David Wallace-Wells, en « hyper-individualistes ». Même si, au départ, écrit-il, « la solidarité fut à couper le souffle », progressivement, la « suspension de toute activité interpersonnelle » autre que familiale a concrétisé « le dicton de Margaret Thatcher selon lequel la société n’existe pas, mais seulement les individus et les familles. Ce fut un cours accéléré de libertarianisme – et de solipsisme ».
L’apothéose de l’accélération
Subitement, en 2020, le monde a ralenti, les trajets polluants se sont drastiquement restreints, les avions ont déserté les cieux, les animaux ont repris possession du territoire, la qualité de l’air s’est améliorée, la quantité de CO2 rejeté dans l’atmosphère a baissé…
Le livre du regretté Bruno Latour Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres (Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte) avait alors tenté de prendre la mesure du bouleversement de la condition humaine lié à cet événement.
Le philosophe y comparait le « terrestre » post-confinement à Gregor Samsa, personnage de la célèbre nouvelle de Franz Kafka La Métamorphose, qui se réveille transformé en insecte, embarrassé dans le moindre de ses gestes, et tentant de comprendre ce qu’il lui est arrivé. Pour Bruno Latour, il n’était pas possible de se réveiller comme un « humain à l’ancienne » qui aurait été confiné pour quelques semaines seulement et ne verrait ce moment que comme une simple parenthèse.
Jugeant qu’il était désormais inévitable de décider sur quelle planète on voulait vivre, il rejetait comme inhabitables la planète « Globalisation », qui continue d’attirer celles et ceux qui espèrent « pouvoir se moderniser à l’ancienne », la planète « Exit », « habitée par ceux qui ont trop bien compris les limites de la Terre, mais qui, pour cette raison, ont décidé de la quitter au moins virtuellement en s’inventant des bunkers hypermodernes sur Mars ou en Nouvelle-Zélande », et la planète « Extracteurs », dont la position est « une violence extrême pour maintenir l’occupation – qu’il s’agisse de colonies ou de pétrole, de terres rares ou de bas salaires – et le rejet tout aussi violent de toute responsabilité ».
Force est malheureusement de constater que les « Extracteurs » sont sortis en pole position du confinement et que la pause mondiale liée à la pandémie a, paradoxalement, conduit l’humanité à donner un violent coup d’accélérateur. Comme pour reléguer au plus vite et au plus loin la possibilité d’un monde qui ne soit plus fondé sur la religion de la croissance, la prédation sur les terres rares et la fuite en avant dans l’exploitation des ressources.
Dans le sillage de la pandémie, la plupart des pays riches ont ainsi connu une croissance si rapide qu’elle a compensé non seulement les pertes dues au shutdown de 2020, mais aussi celles dues à la récession survenue plus d’une décennie auparavant. Une croissance non seulement catastrophique pour le climat et l’écologie, mais illusoire dans la mesure où les principaux fruits en demeurent confisqués par les déciles les plus riches de la population mondiale et où elle s’accompagne d’une inflation aux effets politiques délétères.
Pour reprendre une formule du grand format que le New York Times a consacré à la façon dont le covid a « remodelé » les États-Unis, nous n’avons sans doute pas encore, de ce côté comme de l’autre de l’Atlantique, « fait l’inventaire de tout ce que nous avons perdu ».