Belgrade (Serbie).– Ce fut assurément la plus grande manifestation de l’histoire de la Serbie. Entre 275 000 et 375 000 personnes ont battu le pavé de Belgrade, selon le décompte d’un institut indépendant, tandis que la police n’en a vu que 107 000. Un chiffre sûrement très sous-évalué et dont la précision même est suspecte, alors qu’une marée humaine avait submergé toutes les artères du centre de la capitale, que beaucoup n’ont même pas pu atteindre, tous les transports publics ayant été interrompus. Les manifestantes et manifestants étaient en tout cas bien plus nombreux que lors de la chute de Slobodan Milošević, le 5 octobre 2000.
Point d’orgue provisoire de la mobilisation portée par les étudiant·es qui occupent leurs facultés depuis la chute de l’auvent de la gare de Novi Sad, le 1er novembre 2024 – quinze personnes avaient péri –, la manifestation a commencé dès vendredi soir, quand les colonnes d’étudiant·es venu·es de tout le pays, à pied ou à vélo, sont arrivées dans la capitale.
Les étudiant·es de Niš, dans le sud du pays, avaient parcouru 150 kilomètres en cinq jours. Beaucoup boitaient du fait de la longue marche, et presque toutes et tous avaient les larmes aux yeux en foulant le tapis rouge étendu sur la place Terazije, défilant sous les acclamations de la foule massée sur les trottoirs. Des jeunes filles avançaient en chaussons, coiffées d’une šajkača, le béret des combattants serbes de la Première Guerre mondiale. Une femme tatouée tenait une pancarte proclamant : « 1984. Orwell a écrit une mise en garde, pas un guide pratique du pouvoir. »
Les derniers à arriver, à minuit passé, brandissant les drapeaux de leur commune, de leur faculté, voire de leur lycée, venaient de Serbie occidentale. Ils étaient suivis par les tracteurs des agriculteurs de la vallée du Jadar, où la population s’oppose à l’ouverture de mines de lithium.
Entre enthousiasme, pleurs et chants joyeux, l’émotion était partout à fleur de peau, dans une ambiance qui rappelait parfois l’arrivée d’une manifestation sportive. « Regardez ces jeunes, rien ne peut les arrêter. Les étudiants sont l’honneur de la Serbie », lançait un quinquagénaire, sifflet aux lèvres. « Ce n’est pas une manifestation, c’est une catharsis collective », commentait une habituée des rassemblements.
Une foule bigarrée
Samedi, dès le matin, des cortèges se sont formés en plusieurs points de la ville pour converger vers le Parlement. Celui parti de la faculté de philosophie avançait derrière de grandes figures carnavalesques symbolisant le régime honni d’Aleksandar Vučić, réalisées par les étudiant·es en arts appliqués. Un grand cheval de bois était aussi du défilé mais, contrairement à celui de Troie, rien n’est sorti de son ventre.
Alors que tous les transports urbains étaient à l’arrêt depuis le matin, officiellement pour des « raisons de sécurité », une foule immense, brandissant des drapeaux serbes, se dirigeait vers le centre depuis le quartier moderne de Novi Beograd, suivie des tracteurs des agriculteurs de Voïvodine, venus aussi prêter main-forte aux étudiant·es. Dans la foule, des icônes orthodoxes côtoyaient des drapeaux yougoslaves frappés de l’étoile rouge et de nombreuses bannières des mouvements écologistes qui s’opposent au pillage des ressources naturelles du pays.
Le président Vučić avait multiplié les annonces alarmistes sur les risques de violence, accusant l’opposition d’ourdir un « coup d’État », tout en dénonçant « la violence bolchevique inouïe des plénums étudiants », et en rassemblant ses propres partisans dans le parc des Pionniers, en face du Parlement.
Depuis dix jours, un camp de tentes, solidement gardé par les unités spéciales de la police, hébergeait des « étudiants qui veulent étudier », mais il n’a jamais réuni plus de quelques centaines de personnes, souvent bien âgées pour être étudiantes, dont pas mal de vétérans des guerres des années 1990. Ces faux étudiants, dont certains ont reconnu être payés 50 à 100 euros par journée de présence, sont vite devenus la risée de tout Belgrade, gagnant le surnom de « čaci », une déformation du mot « élèves ».
Le camp a été évacué dimanche après-midi, mais ces čaci ont été à l’origine des seuls incidents de la journée, jetant des pierres sur la foule rassemblée devant le Parlement. Aussitôt, le service d’ordre étudiant a fermé la place, dirigeant la foule vers la place Slavija, où devaient avoir lieu les prises de parole et une soirée festive. Les porte-parole étudiants – qui n’ont pas donné leur nom pour éviter toute personnalisation du mouvement – ont rappelé que « la souveraineté démocratique appartenait aux citoyens ». « Aucun individu ne peut être l’État à lui tout seul, nous sommes tous l’État », a déclaré une étudiante, avant de rappeler que « c’est avant l’aube que la nuit est la plus sombre ».
Plus rien ne sera jamais comme avant. La chape de plomb qui pesait sur la Serbie a été brisée.
Une chorale a ensuite entonné des chansons reprises par la foule, avant que quinze minutes de silence ne soient observées en l’honneur des quinze victimes de la chute de l’auvent de la gare de Novi Sad, mais le recueillement a été troublé par le tir assourdissant d’un canon à son, une arme non létale dont seule dispose la police. Les étudiant·es, craignant d’être débordé·es, ont aussitôt appelé « à une fin pacifique du rassemblement », pour « garantir la sécurité de toutes les personnes présentes ».
Cet arrêt inopiné du rassemblement a plongé les manifestant·es dans l’incertitude, alors que des dizaines de milliers de personnes continuaient de déambuler place Slavija et dans toutes les artères du centre de Belgrade. « Plus rien ne sera jamais comme avant. La chape de plomb qui pesait sur la Serbie a été brisée et nous allons attendre les nouvelles consignes des étudiants », explique Petar, un manifestant d’une trentaine d’années, en s’apprêtant à rentrer à pied à Novi Beograd.
Beaucoup de manifestant·es, qui ne cachaient pas leur espoir d’en finir pour de bon avec le régime d’Aleksandar Vučić, reconnaissaient leur déception, mais d’autres saluaient l’ampleur de la démonstration de force et la « sagesse » des étudiant·es.
« Le régime a montré qu’il avait perdu toute légitimité et qu’il ne pouvait plus compter que sur la violence et la provocation. Les étudiants ont eu raison de refuser ce piège », estimait une manifestante, tandis que la réalisatrice Mila Turajlić rejetait la comparaison avec la chute de Milošević en 2000 : « À l’époque, le scénario avait été écrit d’avance et les manifestations se sont déroulées selon le plan prévu. Cette fois, aucun scénario n’est écrit, ce n’est pas une révolution de couleur téléguidée de l’étranger, mais un mouvement inédit qui rejette autant le pouvoir autoritaire que l’opposition libérale discréditée. » Par contre, ajoute-t-elle, « il faut que les étudiants parviennent à transformer leur colère morale en mouvement politique ».
Le président Vučić s’est adressé à la nation dans la soirée de samedi, reconnaissant l’ampleur de la mobilisation, mais sans faire aucune annonce concrète. Alors que le Parlement n’a toujours pas accepté la démission présentée le 28 janvier par le premier ministre Miloš Vučević, le régime joue clairement le pourrissement de la situation. Les étudiants viennent pourtant de lui signifier que leur détermination demeurait intacte et que l’exécutif avait perdu le soutien de la « majorité silencieuse ». Reste à savoir s’ils seront capables de prendre une nouvelle initiative. À défaut, la déception pourrait bien être au rendez-vous.