Villetaneuse (Seine-Saint-Denis), reportage
« Le Covid m’a enlevé mon frère jumeau, et la possibilité de faire mon deuil. » La voix de Josselyne tremble, ses yeux s’embuent. Elle s’accorde quelques secondes de chagrin silencieux. C’était en 2020, à la première vague de la pandémie de Covid-19. « Le virus a trouvé ses poumons de fumeur… Ça n’a pas arrangé les choses. » Son frère vivait en Martinique, leur île natale. Elle, confinée dans un appartement exigu à Épinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) avec sa fille, son gendre et ses petits-enfants, n’a rien pu faire. Pas de dernier regard, pas de main à tenir. « Il a été retrouvé seul chez lui, murmure-t-elle. Personne ne mérite de partir seul. »
Depuis, c’est à Villetaneuse, dans le même département, dans un jardin partagé bordé par le tramway T8, que Josselyne se raccroche. Un peu plus tôt, sous un ciel gris, elle riait en faisant courir ses doigts sur un bouquet de basilic. « Ça, c’est l’odeur de l’Italie ! » s’exclamait-elle après avoir pris une grande inspiration. Avant de livrer, enjouée, les secrets de sa recette de pesto.

Josselyne fait pousser du basilic dans le jardin partagé de Villetaneuse.
© NnoMan Cadoret / Reporterre
Remuer les souvenirs de la pandémie, en Seine-Saint-Denis, c’est souffler sur une plaie à vif. Ici, le Covid n’a pas été une simple parenthèse, mais une déflagration. Un révélateur brutal d’injustices anciennes. C’est peu dire que le virus a durement frappé celles et ceux qui gravitent autour de ce potager rebelle, animé par le collectif du Ver galant et l’association L’Autre champ. Une rare parcelle de terre arrachée au béton, où l’on respire et cultive la dignité, offrant à des familles un accès local à une alimentation bio, goûteuse et très bon marché.
« Pas d’augmentation, pas de moyens. Juste l’oubli »
Au printemps 2020, le département affichait une surmortalité de plus de 130 % en raison du Covid-19. Les morgues débordaient, le virus affaiblissant particulièrement les personnes atteintes de diabète ou d’une maladie respiratoire chronique. Premiers de corvée, les caissiers, livreurs et soignants étaient surexposés. Les « clusters familiaux » explosaient dans les logements trop petits et surpeuplés. Le 93 cumulait tous les facteurs de risque : précarité, comorbidité, désert médical.
Josselyne venait de perdre son petit pavillon à Villetaneuse quand Emmanuel Macron a annoncé le premier confinement, le 17 mars 2020. En raison d’un incendie dans sa cuisine, elle a dû déménager à la hâte. Cette retraitée de la restauration collective s’est retrouvée, du jour au lendemain, confinée avec ses petits-enfants. Ces semaines ont été longues.
Lors des courses à Lidl, son caddie restait désespérément vide. « Pour 50 euros, tu repartais avec trois fois rien [le prix de certains produits ayant augmenté durant cette période]. » À la maison, il fallait occuper les enfants qui tournaient en rond. L’école en visio, les journées scotchées à la télévision. « C’était pas marrant ». Et puis, il y avait les tensions entre les adultes. « On n’est pas faits pour rester enfermés [à six] avec les mêmes personnes, dans de petits espaces. » Elle pose le doigt sur sa tempe. « C’est ici que ça tape le plus fort. »

Le jardin partagé de Villetaneuse a permis aux habitants du coin de respirer un peu.
© NnoMan Cadoret / Reporterre
Aziza, elle, n’a jamais été confinée. Aide-soignante, elle se souvient du vertige des premiers jours. « On allait bosser sans masque, sans rien. On nous disait : “Débrouillez-vous”. » Elle rentrait chez elle la peur au ventre, se changeait sur le palier, filait sous la douche. Son mari a une pathologie cardiaque, son fils est asthmatique. Autour d’elle, des collègues ont craqué. Trop de fatigue, trop peu de reconnaissance. « À 20 heures, les gens applaudissaient aux fenêtres. Ça a duré un temps. Puis plus rien. Pas d’augmentation, pas de moyens. Juste l’oubli. »
Atteint d’un cancer, son beau-père est décédé des suites du Covid. Sans pouvoir exaucer son dernier vœu : être enterré en Kabylie, au nord de l’Algérie, où il est né. Les frontières étaient fermées, pour les vivants comme pour les morts. « Ma belle-mère, elle, était bloquée là-bas. Elle n’a même pas pu enterrer son propre mari. » Des milliers de familles ont vécu ce deuil empêché.
« Les jeunes étaient coincés chez eux à huit ou neuf. Comment respirer ? »
Pendant que le virus fauchait les plus fragiles, la répression s’abattait sur les quartiers. Samuel Lehoux, coordinateur de l’association L’Autre champ, se souvient des descentes de police dans sa tour de quinze étages. « C’était la chasse aux gamins. Ils couraient dans les escaliers, les flics leur tombaient dessus. À chaque étage, on frappait aux portes : “Ouvrez ! Ils sont où ?” » Il secoue la tête.
« C’était pareil chez moi, intervient Josselyne, choquée par l’usage immédiat du tutoiement par la police. Vous savez, ce sont les mêmes jeunes qui m’aidaient à monter les courses chaque fois qu’ils me voyaient rentrer. »

« Nous, ce qu’on a surtout entendu, ce sont les sirènes de la police », sourit, amer, Samuel Lehoux, coordinateur de l’association L’Autre champ.
© NnoMan Cadoret / Reporterre
Les chiffres confirment cette stigmatisation : en Seine-Saint-Denis, les habitants ont été plus contrôlés et verbalisés qu’ailleurs. « Les jeunes étaient coincés chez eux à huit ou neuf. Comment respirer ? Mais dehors, c’était l’amende assurée. » Samuel sourit, amer. « Pendant la pandémie, certains redécouvraient le chant des oiseaux. Nous, ce qu’on a surtout entendu, ce sont les sirènes de la police. »
Oasis verte
Dans ce marasme, un îlot de résistance : le jardin partagé de Villetaneuse. Samuel s’y rendait chaque jour. « On faisait les semis sur le temps autorisé par nos attestations. » Quand la mairie leur a interdit d’ouvrir pour distribuer des graines aux voisins, ils ont improvisé un click and collect sur leurs réseaux.
« Les gens se ruaient sur nos plants de tomates, de basilic. Ils voulaient apprendre à faire pousser leurs légumes dans leur jardin ou sur leur balcon. » Il a été conforté dans l’idée que « l’autonomie alimentaire est une arme importante. Quand les prix montent et que tout le monde galère, savoir faire pousser ses légumes devient un acte de résistance ».
Depuis lors, ce jardin est une bouée de secours. Les distributions alimentaires ont pris une ampleur inédite. « On récupère des invendus à Rungis [au grand marché alimentaire], on les redistribue », raconte Fadma, bénévole depuis 2017. Toutes les semaines, des cagettes remplies de légumes divers sont distribuées à 2 euros.

Distribution de cagettes alimentaires dans le jardin.
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« Ici, on manque de beaucoup de choses, mais on a au moins ça, un certain sens de la solidarité. » Elle se souvient d’un homme malade, cloîtré chez lui, incapable d’aller à la pharmacie pendant le confinement. « Je l’ai appris par nos réseaux et j’ai fait une course express pour lui. Un sac de Doliprane, du gel hydroalcoolique, des mouchoirs. Je l’ai laissé sur son palier. Il m’a dit : “Tu m’as sauvé la vie”. J’ai répondu : “Non, c’est Dieu qui t’a sauvé. Moi, j’ai juste apporté des médicaments”. »
Josselyne, elle, en raison de l’incendie et de son relogement, était trop loin du jardin. La terre lui a manqué pendant le confinement. Aujourd’hui, elle y met les mains toutes les semaines et, parfois, les souvenirs de sa terre natale affluent. Sainte-Luce, en Martinique. Les bacs suspendus que son père et sa mère installaient pour éviter les sols contaminés au chlordécone. « Avec mon frère, on plantait nos salades, nos oignons… »

Pour de nombreux habitants, « rien n’a été résolu » après les confinements.
© NnoMan Cadoret / Reporterre
« L’État nous utilise, puis disparaît »
Une fois le choc du confinement passé, les files d’attente devant les supermarchés et les attestations griffonnées à la va-vite ont laissé place à un retour à la normale. Mais en pire.
« Les prix montent, les loyers aussi, on ne trouve pas de médecins », égrène Josselyne. Samuel acquiesce : « Rien n’a été résolu : ni l’accès aux soins dans les services publics en berne, ni la précarité qui s’est aggravée, ni la hausse des prix qui a suivi, ni les terres qui sont encore englouties par le béton des aménageurs, notamment avec les Jeux olympiques de 2024. »
Aziza, Samuel, Fadma… Tous se souviennent pourtant des promesses d’une société plus solidaire, plus juste, qui ne laisserait plus les premiers de corvée dans l’ombre. « Vous y avez cru, vous ? » demande Fadma, qui ne se faisait pas d’illusion. « Castex, Véran… Ils sont venus une fois faire de la com’ à Villetaneuse [Jean Castex était alors Premier ministre et Olivier Véran ministre de la Santé], se souvient Samuel. Après, plus rien. L’État nous utilise quand il en a besoin, puis disparaît. »
Une petite fille arrose une plante — et surtout le sol — avec un arrosoir percé. Le soleil pointe enfin le bout de son nez. « Ici en tout cas, on continue. On plante, on partage, on résiste », dit Samuel en effleurant du bout des doigts les fleurs d’un prunus florissant. « C’est à partir de lieux comme ça qu’on retrouve foi en la solidarité, pas grâce aux gens qui nous gouvernent », dit Josselyne. Cette année, elle retournera en Martinique, enfin. Dire adieu à son frère.