le béton des premiers EPR2 est défectueux


À peine commencé et déjà embourbé. Le béton prévu pour les réacteurs nucléaires EPR2 de Penly (Seine-Maritime) — y compris l’îlot nucléaire, qui abrite le cœur du réacteur — n’est à ce stade pas conforme, ont découvert Reporterre et Mediapart . En cause, un problème de granulat qui risque d’entraîner une dégradation plus rapide que prévu pour ces constructions censées durer au moins soixante ans. À tel point que l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) a programmé une inspection spéciale sur le chantier et a demandé à EDF de nouvelles justifications sur la durabilité des matériaux utilisés.

Cette erreur cache un chantier au démarrage difficile, sur fond de grande désorganisation et de souffrance au travail à Eiffage Génie Civil — deux salariés au moins de l’équipe dédiée au projet Penly étaient en arrêt de travail de décembre 2024 à mars 2025.

Rembobinons. En février 2022, à Belfort, le président de la République Emmanuel Macron annonçait en grande pompe la construction de six nouveaux réacteurs nucléaires de 1 650 mégawatts (MW) de type EPR2. Très vite, la centrale nucléaire de Penly (Seine-Maritime), près de Dieppe, a été désignée pour accueillir la première paire de chaudières. Un chantier d’au moins 17 milliards d’euros [1] qui est censé aboutir à une mise en service entre 2035 et 2037, selon les prévisions d’EDF.

Un marché à plus de 4 milliards d’euros

Pour tenir ce calendrier très serré — dix-sept ans ont été nécessaires pour venir à bout de la construction de l’EPR de Flamanville —, l’électricien s’est lancé sans attendre dans la préparation du chantier. Fin 2023, il a confié les travaux de génie civil, un marché à plus de 4 milliards d’euros, à Eiffage Génie Civil. Pour la fourniture des 1,2 million de mètres cubes de béton (sur six ou sept ans) nécessaires, la filiale du groupe Eiffage a choisi comme partenaire Béton Solutions Mobiles (BSM), un producteur de béton prêt à l’emploi. Le feu vert pour les travaux préparatoires a été accordé en juin dernier.


© Louise Allain / Reporterre

Dès le départ, des grains de sable, ou plus précisément de granulat 0/4 millimètres (mm), ont grippé la machine. Penchons-nous sur la recette du béton : du ciment, lui-même formé de diverses substances du type laitier [2] ou cendres volantes et d’additifs ; et des granulats de différents calibres. En 2023, Eiffage Génie Civil et BSM ont donc lancé un appel d’offres pour la fourniture de ces fragments de roche et ont opté pour la réponse la plus avantageuse financièrement : celle de Graves de Mer, une entreprise qui exploite deux gisements près de Dieppe. Le choix semblait judicieux : quinze kilomètres à peine séparent le fournisseur et la centrale.

Sauf que ces granulats marins entraînent des risques de destruction du béton s’ils ne sont pas utilisés avec beaucoup de précautions. Ils sont en effet classés « potentiellement réactifs à effet de pessimum » (PRP) : dans certaines circonstances et notamment en présence d’eau — comme ce sera le cas d’une grande partie de la centrale exposée aux embruns —, ils peuvent être à l’origine d’une réaction alcali-granulat (RAG). « Il s’agit d’une réaction entre des granulats contenant de la silice réactive et les alcalins contenus dans le béton en conditions humides », nous ont répondu par écrit les experts béton du site Infociments. « Cette réaction va créer une sorte de gel expansif qui fait gonfler le béton et, à terme, le fait exploser. C’est un cancer du béton qui se développe sur plusieurs années, voire des dizaines d’années. Et il n’existe rien pour contrecarrer ce phénomène », a précisé à Reporterre une source au fait du dossier.

La RAG est connue depuis longtemps et est venue à bout d’édifices considérables — c’est à cause d’elle que l’ancien pont de Terenez (Finistère) a dû être entièrement déconstruit.

Des normes non respectées

Il existe des moyens d’éviter cette maladie mortelle du béton. L’une des exigences qui figurent dans les normes pour utiliser ces granulats sans risque est qu’ils contiennent au moins 70 % de silex [3]. Sachant cela, Eiffage Génie Civil et BSM se sont engagés auprès d’EDF sur ce taux.

Sauf que très vite, le doute s’est installé. En août 2024, des salariés d’EDF ont visité le site de Graves de Mer. Ce qu’ils y ont vu a dû leur poser question car sitôt rentrés, ils ont immédiatement envoyé des préconisations à Eiffage et au fournisseur de granulats : entre autres, « augmenter les fréquences des contrôles », « définir un mode opératoire d’analyse pétrographique visant à fiabiliser les pourcentages de silex dans chacune des trois classes granulométriques des produits finis [les trois tailles de granulats], notamment celle du 0/4 » et « passer à une cadence trimestrielle » (plutôt que bisannuelle) pour la fréquence des essais d’analyse pétrographique sur sables.


« Quand j’ai vu le site de Graves de Mer… c’était Zola ! Tout était rouillé. J’ai fait mon rappel contre le tétanos en rentrant, nous a confié une source qui s’est rendue sur place. Le pire, c’est la plateforme : elle est petite et ils n’arrivent pas à bien séparer les cailloux. » Même flou artistique dans le mélange des granulats provenant des trois gisements, pourtant crucial pour arriver au bon taux de silex dans le mélange global : « On n’est pas du tout au gramme près. C’est un opérateur avec une grosse chargeuse qui fait le mélange à coups de godets. S’il se trompe de tas, le granulat n’a plus le bon taux. » Reporterre a cherché à contacter Graves de Mer, sans obtenir de réponse.

Les soupçons se sont rapidement confirmés. Au mois de novembre, le laboratoire d’essais bétons et matériaux Sigma Béton a été chargé par Eiffage Génie Civil d’une analyse pétrographique sur du granulat de Graves de Mer prélevé le 13 juin. L’examen des lames au microscope était formel, les taux de silex dans cet échantillon étaient bien en deçà de ceux fournis par la carrière : 29,7 % pour le diamètre 0/4 (contre 51,2 % dans les documents envoyés par Eiffage Génie Civil à EDF), 74 % pour le 4/12,5 (contre 96,1 %), et 88,3 % pour le 10/20 (contre 97,7 %).

« Tout était rouillé »

Conclusion : « Les taux de silex des formules BCR [c’est-à-dire des blocs cubiques rainurés destinés à consolider la digue] et PM [pour paroi moulée, un mur de fondation descendant à 50 mètres de profondeur] sont donc <70 % et ne respectent pas l’exigence du FD P18-464 », c’est-à-dire les normes officielles françaises et européennes pour la prévention de l’alcali-réaction. La direction d’Eiffage Génie Civil a été informée dès le 25 novembre de cet écart aux valeurs attendues.

Mal-être au travail

Ces découvertes sont intervenues dans un contexte de travail délétère. Absence de fiche de poste, mise au placard, insultes en réunion… ont été rapportées à Reporterre. Le projet EPR2 à peine démarré, le turnover et les malaises dans l’équipe atteignaient des sommets. À l’été 2024, sur fond de tensions avec la direction, le directeur du génie civil a été remplacé par un ancien directeur des travaux de l’EPR de Flamanville, qui a jeté l’éponge au bout d’une semaine. « Les directeurs des méthodes et des plannings — des postes stratégiques — ont été remplacés aussi », nous rapporte une source au sein du groupe. Les salariés qui ont informé leur hiérarchie des écarts constatés sur les granulats ont été placardisés et ont passé plusieurs mois en arrêt de travail. En décembre, le CSE d’Eiffage Génie Civil a été saisi d’une demande d’enquête pour harcèlement moral.

De son côté, EDF n’a pas été informé de ces écarts par Eiffage Génie Civil et ne les a découverts que le 17 janvier, au travers d’une contre-analyse qu’il a lui-même commandée. « Ce rapport fait apparaître une teneur en silex de 35 % sur le sable 0/4 mm, éloignée de la teneur affichée par le rapport DTE […]. Cet écart remet en cause la teneur globale de 70 % attendue pour les formulations béton, notamment BCR et paroi moulée, et donc leur recevabilité. Nous vous demandons la tenue au plus tôt d’un point dédié sur le sujet », a écrit le 4 février le responsable technique du projet EPR2 de Penly à l’ensemble des salariés d’EDF et d’Eiffage Génie Civil en charge du dossier béton.


Le site de Penly, en Seine-Maritime, a été le premier site retenu pour le lancement du programme de 6 nouveaux EPR2 en France.
© Amaury Cornu / AFP

Que va décider EDF pour l’utilisation de ce granulat ? Contacté, Eiffage Génie Civil a répondu que « concernant le béton, notamment pour l’extension de la plateforme, nos équipes travaillent activement en collaboration avec celles d’EDF sur leur formulation et les tests nécessaires avant toute mise en œuvre conformément aux exigences réglementaires ». EDF a écrit par courriel à Reporterre que « la production des blocs cubiques rainurés (BCR) en béton qui composent l’extension de la plateforme sera lancée au premier trimestre 2025 », soit avant fin mars, délai peu compatible avec un changement de fournisseur de granulat et la réalisation des longs et nombreux tests qui précèdent la fabrication. L’électricien n’a en revanche pas répondu aux questions plus précises sur ce problème de taux de silex dans le granulat.

Plusieurs éléments suggèrent qu’il n’est pas question, à ce stade, de changer de fournisseur. Dans le schéma classique de la production de blocs de béton, les tests en laboratoire sont suivis d’essais grandeur nature sur le chantier. Ceux-ci ont bien commencé en décembre 2024 à Penly, alors que le problème de silex venait d’être découvert par Eiffage Génie Civil. Contacté par téléphone le 10 février, un salarié du groupe qui n’a pas souhaité répondre aux questions de Reporterre a dit ne pas être au courant du problème et a minimisé : « Il ne faut pas oublier que Graves de Mer a fourni les granulats pour les deux premières tranches de Penly [construites dans les années 1980]. »

L’Autorité de sûreté nucléaire n’était pas au courant

Reporterre a informé l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) de ce problème de béton le 19 février. L’autorité n’était pas au courant, alors qu’elle est légitime à contrôler les ouvrages de génie civil classés « équipements importants pour la protection en matière de sûreté nucléaire » (EIPs) [4] et donc la digue. À la suite de cette alerte, elle a organisé une inspection dans des délais inhabituellement réduits pour voir de quoi il retournait. Elle s’est rendue sur le chantier jeudi 27 février et a confirmé qu’il y avait un sujet sur « la qualité des granulats ».

L’ASNR a demandé à EDF dans une lettre de suite d’inspection d’« apporter les éléments de justification sur la maîtrise du risque de réaction alcali-granulat sur l’ensemble des formulations [de béton] qui seront produites » pour toute la centrale.

Mais c’est surtout le fait que ce granulat soit utilisé pour l’îlot nucléaire, partie ultrasensible du réacteur puisqu’il en abrite le cœur, qui pose un réel problème à l’autorité. D’abord, parce qu’il n’est pas certain que des contrôles renforcés suffisent pour s’assurer que le taux de silex soit satisfaisant. « Si on a une variabilité de ce taux au coup de godet, ce n’est pas en passant d’un contrôle semestriel à un contrôle trimestriel qu’on va régler le problème. EDF va devoir nous faire la démonstration scientifique que le taux d’échantillonnage est cohérent avec la variabilité du granulat », explique l’ASNR.

Quid de l’extrême précaution qui doit s’appliquer aux chantiers nucléaires ?

Surtout, garder un granulat de piètre qualité en justifiant que « ça passe » à grand renfort de tests et d’analyses est en contradiction totale avec l’esprit de la sûreté et les bonnes pratiques nucléaires. « On peut faire du béton conforme à la réglementation avec ce granulat. Mais ce qui me gêne, sur le plan plus philosophique, c’est qu’une ligne de défense en profondeur saute. Or dans le nucléaire, c’est toujours ceinture, bretelles et parachute. On cherche toujours à avoir une marge en plus, et l’histoire nous prouve qu’on a raison de le faire », dit-on à l’ASNR.

La qualité du granulat devrait donc faire l’objet d’âpres négociations entre l’exploitant et l’autorité dans les années à venir : « Ce sera un sujet d’échanges sur les contreparties : qu’est-ce qu’EDF va nous proposer de plus pour la surveillance de la qualité du béton pour l’îlot nucléaire ? » La question n’est toutefois pas encore d’actualité, puisque cette partie-là ne sera construite qu’une fois accordée l’autorisation de création, environ cinq ans après le dépôt de la demande. À ce stade, EDF indique seulement que la demande d’autorisation de création (DAC) fera l’objet d’une enquête publique en… 2026.

« On est au démarrage et c’est déjà l’omerta »

Alors que le projet EPR2 a déjà pris du retard, cette affaire est un « granulat » dans la chaussure de l’exploitant, et ne laisse rien présager de bon pour la suite du chantier : « On est au démarrage d’un projet et c’est déjà l’omerta, avec perte de confiance entre les différents acteurs du chantier, mise au placard de deux directeurs d’Eiffage Génie Civil, etc. On ne va pas dans la bonne direction et c’est la porte ouverte à d’autres non-conformités », estime une source interne. Ceci, alors que la Cour des comptes alertait mi-janvier sur le fait que la France était « loin d’être prête » à concrétiser son programme de construction de six EPR2, n’est guère rassurant.

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