Jonas Bendiksen. — Scène de rue à Nuuk, Groenland, 2018
© Jonas Bendiksen/Magnum Photos
Une foule compacte chante en chœur dans le Foyerkoncert de Nuuk. Des adolescents aux quinquagénaires, tous reprennent les refrains en groenlandais de Zikaza. Le chanteur charismatique Siiva Fleischer a fondé ce groupe de rock à Aarhus, la deuxième ville du Danemark, dans les années 1980. Il a choisi de revenir vivre et de se produire chez lui depuis une quinzaine d’années. En dépit d’une modeste population de 19 000 personnes, la capitale du Groenland n’ignore rien de la vie culturelle moderne : théâtre, cinéma, discothèque, une politique d’art urbain (fresques, sculptures), des musées d’histoire et de peinture, des festivals de films ou de musique…
Le peuple inuit fascine pour avoir traversé les siècles dans des conditions de subsistance extrêmes (1). S’il vit pleinement dans la modernité aujourd’hui, on oublie un peu vite que les contraintes naturelles hors norme n’ont pas disparu. En proposant d’acheter le Groenland au Danemark en août 2019, le président américain Donald Trump avait reconduit l’un des clichés les plus courants sur cette île : la déglaciation libérerait des ressources naturelles abondantes qu’il n’y aurait plus qu’à ramasser. Comme lors des précédentes initiatives américaines de ce type en 1867, 1910 ou 1946, le Danemark rejeta cette offre. L’île n’est pas à vendre ! Au contraire, ses habitants entendent s’occuper pleinement de leur avenir. Le dernier sondage montre que plus des deux tiers des Groenlandais aspirent à l’indépendance, soit une proportion en hausse.
Les deux partis sortis vainqueurs des élections au parlement local d’avril 2021 — Inuit Ataqatigiit (socialiste et écologiste) et le Siumut (social-démocrate) — soutiennent de longue date une telle perspective. « Il existe des opinions différentes sur le type d’indépendance et d’union avec la couronne du Danemark, explique Mme Sara Olsvig, ancienne cheffe du parti Inuit Ataqatigiit, aujourd’hui chercheuse et présidente du Conseil circumpolaire inuit (2). Mais je vois une pression commune et constante pour décider de notre avenir. Les peuples autochtones aspirent en premier lieu à être reconnus égaux de tous les autres peuples. Si vous étudiez l’histoire de Kalaallit Nunaat [le Groenland] et celle des Inuits à travers l’Arctique, un très haut niveau d’autonomie était nécessaire pour survivre dans cet environnement. C’était déjà une forme d’autodétermination. »
Depuis la fin du statut colonial, en 1953, les Groenlandais se sont progressivement émancipés par voie de référendum : autonomie interne en 1979, sortie de la Communauté économique européenne en 1982, autonomie renforcée, contrôle des ressources naturelles et droit à l’autodétermination en 2009. « Le gouvernement danois reconnaît pleinement la possibilité de l’indépendance du Groenland », confirme Mme Julie Præst, haute-commissaire du Groenland. La représentante du royaume souligne toutefois qu’il ne s’agit pas d’une question urgente : « Le gouvernement danois ne prend actuellement aucune mesure active pour s’y préparer. »
Quand on lui demande une date, le secrétaire du parti Siumut, M. Ole Aggo Markussen, reformule l’interrogation : « La question est plutôt de savoir qui dans le monde est vraiment indépendant ? La théorie de l’État-nation telle qu’elle apparaissait au moment de la décolonisation relève de la foutaise aujourd’hui. Même la France dépend de l’Union européenne. Notre union avec le Danemark ressemble à celle d’un mariage forcé. L’épouse veut sa liberté depuis quarante-cinq ans. Le mari lui répond qu’elle peut partir, mais il garde tout l’argent. Une bonne partie de la chaîne de valeur est ailleurs : les poissons pêchés ici sont transformés au Danemark. »
Un casse-tête pour les transports et les services
Suivant le contrat renouvelé en 2009, le gouvernement danois s’engage à verser chaque année une subvention globale qui atteint 3,9 milliards de couronnes (520 millions d’euros) en 2022, soit environ 19 % du produit intérieur brut (PIB) de l’île (3). « Il n’est pas prévu de modifier la subvention globale », précise Mme Præst. À ces subventions s’ajoutent des soutiens financiers de l’Union européenne en matière de pêche et d’éducation. « Ces aides nous sont profitables dans l’immédiat, mais elles ne sont pas bonnes pour aller vers l’indépendance, juge M. Jess G. Berthelsen, président du syndicat des travailleurs du Groenland, le SIK, principale organisation des salariés du pays. Si nous voulons cette indépendance, nous devons gagner de l’argent par nous-mêmes, et nous en sommes encore loin. »
La première contrainte majeure tient au hiatus entre la taille de l’île et sa démographie. Le Groenland mesure 2,1 millions de kilomètres carrés, soit la moitié de la superficie de l’Union européenne ou cinquante fois celle du Danemark. Mais sa population plafonne depuis trente ans à 56 000 habitants (dont près de neuf sur dix sont autochtones ou métis), soit moins de 1 % de celle du Danemark… L’essentiel du pays (81 %) est recouvert par des glaciers et surtout l’inlandsis, cette calotte de glace qui mesure jusqu’à plus de trois kilomètres d’épaisseur. Le peuplement des côtes ressemble à celui d’un archipel (voir la carte « Archipel de vie autour d’un désert de glace »). Aucune liaison routière ou ferrée n’est possible entre de rares implantations souvent très éloignées les unes des autres. Les sept cents membres de la communauté humaine la plus septentrionale du monde, autour de Qaanaaq, résident à six cents kilomètres de leurs premiers voisins, et à 1 600 kilomètres de Nuuk. Les 2 200 habitants de la région de Tasiilaq vivent aussi à plus de six cents kilomètres des bâtisses les plus proches. Pour accéder aux services de base et garantir son approvisionnement, chaque communauté doit avoir sa centrale de production électrique, son adduction d’eau, son port, son aéroport ; ce qui a conduit les autorités danoises par le passé à forcer des populations à déménager.
Cernée par l’eau et des montagnes enneigées une bonne partie de l’année, Nuuk n’est qu’une bourgade modeste (4). Mais sa vitalité est inversement proportionnelle à celle — en berne — de la plupart des autres villes ou villages. Un peu partout, des immeubles aux couleurs vives imitant celles des maisons scandinaves surgissent de terre et trouvent de nouveaux occupants avant même leur achèvement. Depuis un an, la ville vit au rythme des travaux de l’aéroport, qui la coupe en deux. Des millions de mètres cubes de roches sont concassés à proximité des téléskis qui dominent la baie, puis déplacés pour doubler la piste en largeur et en longueur afin d’accueillir des avions de ligne à réaction. L’aérodrome actuel n’accepte que des appareils à atterrissage court et principalement des Dash 8-200 à hélices de trente-sept passagers.

Archipel de vie autour d’un désert de glace
Les deux seules longues pistes du pays ont été construites par l’armée américaine durant la seconde guerre mondiale à Kangerlussuaq et Narsarsuaq, loin des zones habitées. À l’exception de ceux venant d’Islande en Dash 8-200, tous les autres passagers internationaux doivent aujourd’hui passer par Copenhague et ces deux aéroports situés « au milieu de nulle part », avant de rejoindre leur destination avec un petit avion ou un hélicoptère. Aucun vol civil direct n’est assuré vers l’Amérique du Nord. Ainsi pour venir d’Iqaluit, une jeune Inuk canadienne témoigne avoir dû prendre six avions, alors que la capitale de la province du Nunavut n’est qu’à huit cents kilomètres de Nuuk.
Les déplacements par mer et par air restent tributaires d’un climat rigoureux. Même réduite par le réchauffement, la banquise entrave les communications maritimes une partie de l’année. En outre, toute la côte atlantique est soumise au redoutable courant froid du Groenland oriental charriant des morceaux de banquise fragmentée et des icebergs dont les dérives sont susceptibles de bloquer n’importe quel fjord en quelques heures. Des tempêtes soudaines clouent très régulièrement au sol les avions, entraînant annulations et retards en cascade.
Au cœur des « routes polaires de la soie »
En 2015, le parlement groenlandais a pris la décision de construire trois longues pistes de 2 200 mètres à Nuuk, la capitale, Ilulissat, la principale ville touristique située en bordure de la baie de Disko réputée pour ses icebergs (et classée au patrimoine mondial de l’Unesco), et à Qaqortoq, afin de remplacer la vieille piste de Narsarsuaq qui doit fermer en 2025. Pour boucler le financement, le gouvernement groenlandais s’est rapproché d’intérêts chinois, disponibles dans le cadre des « routes polaires de la soie ».
« Déjà en 2016, les Chinois voulaient acheter l’ancienne base navale de Grønnedal (ou Kangilinnguit) fondée pendant la guerre pour protéger les mines de cryolite, puis gérée par les Danois de 1951 à sa fermeture en 2012, explique Rasmus Leander Nielsen, de l’université du Groenland. Washington avait fait savoir au Danemark qu’il ne pouvait pas autoriser les Chinois à racheter cette base. C’est un peu la même chose qui s’est produite pour l’aéroport. Washington a posé une sorte de veto, et Copenhague a dû trouver une autre solution. L’ouverture d’un consulat américain à Nuuk ne vise pas seulement à aider le Groenland, mais aussi à maintenir la Chine en dehors de ses affaires. » L’accord signé en septembre 2018 prévoit que, sur un coût total de 500 millions d’euros, l’État danois apporte le tiers en capital, ainsi qu’un prêt convertible en capital de 60 millions d’euros et des garanties d’emprunts d’un même montant.
Les Groenlandais ont su jouer des craintes qu’inspirent les Chinois… « Membre fondateur de l’OTAN en 1949, le Danemark est un petit pays super atlantiste par choix, analyse Sara Olsvig. Le Groenland l’est par nécessité, car il ne peut pas vraiment changer sa localisation et sa position géopolitique. Mais cela lui donne des cartes pour un dialogue avec les États-Unis. » Dès l’occupation du Danemark par les nazis en 1940, le gouvernement américain avait négocié avec l’ambassadeur du royaume à Washington l’installation de bases aériennes et de radars sur l’île. Après la seconde guerre mondiale, certaines bases ont été abandonnées, d’autres converties en aérodromes civils. Celle de Thulé, située au nord-ouest, a été agrandie en 1953. À équidistance de New York et Moscou, elle joua un rôle stratégique durant la guerre froide et reste primordiale en matière de surveillance de l’espace ou de défense antimissile. Côté danois, l’Arktisk Kommando (commandement de l’Arctique) installé à Nuuk ne pilote que quelques vaisseaux et hélicoptères, et de petites unités comme celle de la Station Nord gardée par cinq hommes. Le Danemark ne dispose d’aucun brise-glace lourd capable d’assurer sa souveraineté maritime (5).
Le réchauffement bouleverse l’accès aux ressources
Copenhague conserve les domaines régaliens (monnaie, police, défense et relations extérieures). Cependant, Nuuk aspire à jouer un rôle plus important en politique étrangère. Le Groenland siège déjà au Conseil de l’Arctique, où il préside la délégation danoise (6) dans deux groupes de travail en tant que « pays constitutif » du royaume. Ancienne présidente du parlement pour le parti Siumut, la ministre des affaires étrangères Vivian Motzfeldt soutient la politique des sanctions occidentales contre la Russie, tout en marquant sa nuance : « Nous devons être capables de parler ensemble demain. La Russie ne va pas disparaître. Nous avons aussi beaucoup d’amis en Russie. » Une enquête menée par l’université de Nuuk présente les Groenlandais comme plutôt pacifistes : si 68 % entendent conserver les alliances actuelles, 81 % refusent que leur pays suive la politique américaine envers la Chine, dont ils voient majoritairement le rôle international comme positif et avec laquelle ils veulent conserver de bonnes relations économiques (7). En outre, ils restent hostiles à une adhésion à l’Union européenne. « On mesure l’effet des sanctions contre la Russie, dont le marché est important pour le Groenland, explique Sara Olsvig. Si quelque chose de semblable se produisait sur le marché asiatique, cela aurait des conséquences sévères. Rester proches de ses alliés tout en conservant un accès aux marchés dans le monde relève d’un équilibre permanent, avec ce paradoxe : les amis américains du Groenland ne représentent pas un grand marché pour ses produits, qui viennent essentiellement de la mer. »
La présidente du Conseil circumpolaire inuit met surtout l’accent sur le dérèglement du climat, beaucoup plus rapide dans l’Arctique : « Il faut s’adapter, car cela arrive. Mais il faut être clair : vu d’une perspective inuite il n’y a rien de positif dans le changement climatique. » La déglaciation en cours suscite de plus en plus d’intérêt et d’études internationales, car à terme la fonte de l’inlandsis représenterait une hausse des océans de plus de sept mètres. Cette menace mondiale à l’horizon de plusieurs siècles intéresse localement pour d’autres effets déjà perceptibles. Le réchauffement bouleverse l’accès aux ressources pour la chasse (recul de la banquise) et la pêche (modification des courants et de la circulation des bancs de poissons). Certes, il permet un timide retour de l’agriculture dans le Sud, mais avec beaucoup d’incertitude, car il s’accompagne de sécheresses.
« L’un des pays les plus socialistes du monde »
De la pêche aux aéroports, la collectivité joue déjà un rôle central, soit directement par les services publics, soit par l’intermédiaire de sociétés privées contrôlées par le gouvernement. « C’est probablement l’un des pays les plus socialistes du monde », s’amuse M. Christian Keldsen, le président de l’Association groenlandaise des affaires. Et pas exclusivement pour s’en plaindre : « Une économie planifiée sur le modèle que nous avons offre une grande stabilité. La plupart des crises économiques du monde comme celle de 2008 nous passent au-dessus de la tête. En revanche, la concurrence n’est pas vraiment équitable face à des sociétés à capitaux publics présentes dans tous les domaines. En outre, comme le Danemark ne demande rien en échange de son aide, nous n’avons pas l’habitude du retour sur investissement que les sociétés étrangères demandent. »
La tutelle danoise apporte non seulement des garanties d’emprunts pour les infrastructures, mais aussi le maintien du modèle nordique. « Vous ne trouverez personne ici contre l’indépendance, tant que cela ne change pas les structures du pays, poursuit M. Keldsen. Nous voulons conserver notre société, l’État-providence et l’ouverture sur le monde. Nous apprécions le système de santé, d’éducation, l’accès libre à de nombreux services. Mais nous ne voyons aucun signe dans la nouvelle assemblée conduisant à une plus grande indépendance financière. »
L’accord de 2009 prévoit que les revenus du sous-sol se substitueront progressivement aux subventions danoises. De la dernière saison de la série Borgen aux estimations des services géologiques américains, beaucoup fantasment sur les ressources de l’île en minerais, en hydrocarbures ou en potentiel hydroélectrique. Ils minorent généralement la rudesse des conditions d’exploitation et les lourds investissements requis. Aujourd’hui, seules deux mines (Aappaluttoq et White Mountain) fonctionnent et elles ne sont guère rentables. Après avoir étudié pendant vingt ans la construction d’une usine d’aluminium près de Maniitsoq, le géant américain Alcoa a préféré l’Islande. La « ceinture de l’or » de Nanortalik a fait beaucoup parler, mais la mine de Nalunaq n’a été en service que de 2004 à 2013. Seule la remontée actuelle des cours de l’or pourrait permettre sa réouverture d’ici deux ans. L’exploitation d’une autre, de titane, pourrait démarrer dans le Nord.
« C’est en chemin, mais tout le monde doit comprendre que cela prend du temps, estime M. Jørgen Hammeken-Holm, le directeur des services au ministère des matières premières. Partout dans le monde quand vous avez cent ou deux cents projets miniers, un seul connaîtra le succès. Au Groenland, nous n’avons pas une centaine de projets… même s’il est important de trouver des revenus complémentaires à ceux de la pêche, qui est très vulnérable. Le gouvernement n’a pas les moyens d’investir dans ce domaine très risqué. C’est pourquoi nous faisons des efforts pour encourager les sociétés étrangères à venir. »
L’exploitation du sous-sol se heurte aussi aux réticences d’une population marquée notamment par l’expulsion des 1 200 habitants de Qullissat après la fermeture d’une mine de charbon en 1972. L’accident d’un bombardier stratégique américain portant quatre bombes nucléaires en 1968 et la contamination des populations ayant participé aux opérations de nettoyage a également laissé des traces. Le parti Inuit Ataqatigiit s’est opposé à l’exploitation de tout minerai contenant plus de 0,1 % d’uranium. L’accord de coalition de 2021 avec le Siumut prévoit que seul un référendum pourrait changer cette disposition. Celle-ci a mis fin aux projets australo-chinois d’exploitation de terres rares de Kuannersuit, près de Narsaq, réputé comme l’un des plus grands gisements du monde. Le nouveau gouvernement a également interdit toute nouvelle exploration d’hydrocarbures pour préserver la nature, la pêche et le tourisme.
Ces décisions laissent le syndicaliste Jess G. Berthelsen perplexe : « Les gens veulent être indépendants, mais ne veulent pas d’autres revenus que ceux de la pêche. Ils pensent que l’argent va tomber du ciel. Ils veulent utiliser des voitures, des téléphones, des ordinateurs, mais ils ne veulent pas qu’on extraie les minerais qui permettent de les fabriquer… » Toutefois, une compagnie canadienne a annoncé qu’elle ouvrirait bientôt une mine de terres rares à Sarfartoq sans risque de mettre au jour de l’uranium. « Les richesses du Groenland sont certaines, et leur exploitation pourrait permettre d’envisager une indépendance économique complète », assure le géologue Laurent Geoffroy (8), tout en avertissant : « La plupart des Groenlandais ne sont pas formés pour le type d’emplois qui serait créé par l’exploitation des ressources minières ou pétrolières, et l’arrivée de centaines ou de milliers de mineurs étrangers, si elle est envisagée, doit être préparée. »
En somme, le Groenland ne pourrait devenir politiquement souverain qu’en laissant dépendre son économie d’investisseurs étrangers et en acceptant un échange écologique inégal… Champions de la cause autochtone, ses dirigeants ont obtenu un soutien électoral pour chercher une autre voie plus respectueuse d’une tradition de proximité avec la nature, quitte à rester un peu plus longtemps dans le giron danois.