Trois ans de retard pris en soixante-douze heures. C’est le record battu par le programme de construction de six réacteurs nucléaires EPR2 [1] lundi 17 mars, lors du quatrième Conseil de politique nucléaire (CPN).
Vendredi matin, l’Élysée parlait encore d’un allumage du premier d’entre eux, à Penly, « autour de 2035 ». Lundi, il était désormais question d’une mise en service « d’ici 2038 ». Ces nouveaux dérapages de calendrier ne sont toutefois pas une surprise : l’AFP rappelle qu’un audit gouvernemental de février 2022 évoquait déjà la date de 2037 pour les premières mises en service. Précédemment, l’EPR de Flamanville avait été relié au réseau le 20 décembre 2024, avec douze ans de retard.
Plusieurs éléments contribuent à ce report de la date de mise en service du premier EPR2. Pour commencer, « la conception n’est pas terminée », rappelle à Reporterre Yves Marignac, expert énergie à l’association négaWatt. À peine commencé, le chantier des EPR2 de Penly est confronté à un problème de béton défectueux, comme l’ont révélé Reporterre et Mediapart.
De son côté, EDF se veut rassurant sur l’avancée du projet : « Des étapes ont été franchies en 2024 […]. Nous sommes entrés dans la phase de définition détaillée des principaux bâtiments de l’îlot nucléaire », a écrit le groupe à Reporterre.
Un coût « susceptible de dépasser les 100 milliards d’euros »
Conséquence logique du retard dans la conception, EDF peine à fournir à l’État un devis détaillé des coûts et du calendrier du programme. À l’origine, il était prévu que ce document soit remis fin 2024. Dans son communiqué diffusé à l’issue du CPN, l’Élysée réclame un « chiffrage engageant, en coûts et en délais » « d’ici la fin de l’année ». Ceci, alors que l’estimation des coûts a déjà été largement revue à la hausse : de 51,3 milliards d’euros en avril 2021, elle est passée à 67,4 milliards d’euros en février 2024.
La Cour des comptes, dans un rapport de janvier 2025, évoque une facture de 79,9 milliards d’euros. Son président a même parlé d’un coût « susceptible de dépasser les 100 milliards d’euros » — ce que prédisait déjà l’ONG Greenpeace dans un rapport paru en mars 2024.
Bras de fer sur le financement
Face à ces incertitudes, un bras de fer s’est engagé entre EDF et l’État pour le financement du programme. Sur ce point, le CPN a acté un « prêt de l’État bonifié couvrant au moins la moitié des coûts de construction » et « un contrat pour différence [2] sur la production nucléaire à un prix maximal de 100 euros par mégawattheure (€/MWh) ».
L’idée est de copier le schéma de financement des futurs réacteurs de Dukovany en République tchèque, car celui-ci a déjà été validé par la Commission européenne, pourtant peu favorable aux aides publiques aux entreprises. « Ce jalon important permettra de finaliser dans les prochaines semaines les discussions entre l’État et EDF et d’initier rapidement les discussions avec la Commission européenne, dans la perspective d’une décision finale d’investissement d’EDF en 2026 », s’est félicité l’Élysée dans son communiqué.
Sauf que ce montant de 100 €/MWh a fait grincer des dents les experts du secteur. « C’est un prix qui sera très clairement au-delà des prix moyens du marché, dans un système électrique européen où les énergies renouvelables se déploient », prédit Yves Marignac.
De son côté, Greenpeace dénonce un prix bien en deçà du coût de production des électrons nucléaires — « déjà plus de 150 €/MWh » sans soutien financier étatique dans l’hypothèse d’un coût de construction de 79,9 milliards d’euros pour les six EPR2. Pour ce qui est du prêt, l’association Énergies renouvelables pour tous a livré le 13 mars ses propres calculs sur le coût que cela représenterait pour l’État : a minima 56,7 milliards d’euros, dans l’hypothèse la plus favorable d’un prêt à un taux de 4,5 % à l’image de ce qu’a prévu la République tchèque. En résumé, ces nouveaux réacteurs risquent de coûter cher aux contribuables.
Le problème de l’uranium
D’autres sujets ont été passés en revue par le CPN, sans plus d’annonces concrètes : pour ce qui est du sujet sensible de l’approvisionnement en uranium, le conseil a validé une « stratégie de développement des activités minières d’Orano ». Objectif, « se donner de la visibilité sur dix, vingt ou trente ans en se donnant les moyens de garantir la souveraineté de l’ensemble de la filière », a expliqué l’Élysée à la presse.
Depuis 2021, les cours de l’uranium naturel connaissent une forte hausse, en raison de la hausse attendue des besoins, de stocks historiquement bas et des comportements spéculatifs, alertait l’Iris en janvier 2025.
La France est en outre confrontée à la nécessité de s’affranchir de l’uranium russe dans un contexte de guerre en Ukraine, et aux difficultés croissantes de s’approvisionner au Niger — Orano a été chassé du pays en décembre 2024. En conséquent, le groupe cherche à diversifier ses approvisionnements : il a noué un accord avec la Mongolie à la fin de l’année 2024 et un autre avec l’Ouzbékistan le 12 mars.
Les réacteurs à neutrons rapides, « un échec partout dans le monde »
Le CPN a aussi réaffirmé sa volonté d’atteindre la « fermeture du cycle du combustible nucléaire » — c’est-à-dire la possibilité d’utiliser les matières valorisables du combustible usé, après retraitement — « dans la deuxième moitié du siècle ». Il a demandé aux industriels et au CEA de lui remettre un programme de travail et une proposition d’organisation industrielle pour la fin de l’année 2025.
Il n’a cependant pas été question de ressusciter le projet de réacteurs à neutrons rapides Astrid, porté à cet effet par le CEA et abandonné en 2019. « On ne va pas refaire le débat bien connu sur le projet Astrid » qui n’était « pas compétitif », avait prévenu l’Élysée. Qui reconnaît qu’il y a là un « énorme sujet de recherche » à une échelle de temps de « dix, quinze, vingt ans », avec pour l’heure aucune option qui aurait « une maturité technologique suffisante pour jouer un rôle dans la production d’électricité ».
« Le développement des réacteurs à neutrons rapides est un vieux rêve d’ingénieur qui est un échec partout dans le monde. Même le Japon démantèle actuellement leur seul réacteur de ce type à Monju », a balayé Pauline Royer, experte nucléaire à Greenpeace.
Promesses non-tenues
Côté petits réacteurs modulaires (SMR), le CPN s’est félicité du « succès » de l’appel à projets du programme France 2030. « Sur la phase 1, à peu près 250 millions d’euros ont été investis », a précisé l’Élysée. Le conseil n’a toutefois pas donné d’enveloppe pour la suite. Il n’est désormais plus question de subventionner à tour de bras comme par le passé, mais uniquement d’accompagner les projets les plus matures, susceptibles d’aboutir à un prototype d’ici 2030.
Un audit classé secret défense du Haut-Commissaire à l’énergie atomique dévoilé en novembre 2024 par Le Point, avait en effet révélé que de nombreuses start-up de l’atome ne tiendraient pas leurs promesses malgré les importantes subventions reçues.
Le CEA a également été prié de « mettre à la disposition des entreprises qui en font la demande les données de site pertinentes de Marcoule et de Cadarache et d’engager des discussions en vue d’une implantation sur ces sites pour les projets les plus avancés ».
« Clairement, ce Conseil de politique nucléaire, pauvre en annonces, marque le pas, commente Yves Marignac. C’est le signe que le volontarisme affiché à Belfort bute sur un certain nombre de difficultés concrètes. L’intendance, en termes de finances, de compétences… ne suit pas. »
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