Face au loup, ils protègent leurs troupeaux avec un âne


Chemillé-en-Anjou (Maine-et-Loire), reportage

Ses longs poils retiennent la terre séchée de la pâture bocagère. C’est son seul point commun physique avec les 130 moutons qui broutent autour d’elle. Kastafiore — c’est son nom — est une ânesse baudet du Poitou. Elle mesure 1,50 m au garrot et pèse plus de 400 kg. Depuis 2021, elle protège ce troupeau de moutons race de Deux, une espèce locale menacée de disparition, qui vit toute l’année en extérieur, jour et nuit. Kastafiore est là pour repousser les éventuelles attaques de chiens errants, du renard et du loup — dont le retour a été officialisé dans le Maine-et-Loire le 7 janvier dernier.

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« Les ânes ont une aversion naturelle pour les canidés et font face au danger », explique Benoît Huntzinger, 47 ans, qui dit s’inspirer d’une vieille tradition pastorale disparue en même temps que le loup sur le territoire français, il y a un siècle.

L’éleveur bêle en enjambant la clôture, pour se signaler. En 2018, cet ancien banquier d’affaires agricole a repris, avec sa compagne Marine, ancienne institutrice, la ferme des Blottières. Une exploitation biologique de 100 hectares, située dans le bocage des Mauges, en Anjou.

Depuis, ils développent un modèle de polyélevage et polyculture autonome. Et se reposent sur Kastafiore pour protéger un troupeau de moutons, auquel ils ne peuvent pas dédier plus de temps. « On l’a vue faire. Une fois, lors d’un changement de champ, alors qu’elle menait le groupe, elle a effrayé un renard qui était caché dans la bouillerée [touffe de plantes ou d’herbes en patois angevin] », se remémore Benoît, en caressant l’encolure de l’animal.

« Pas de croquettes à donner tous les jours »

Une chose est sûre, ils n’envisagent pas de la remplacer par un chien de protection. Même si, autour de leur ferme, l’officialisation du retour du loup a poussé certains éleveurs à faire ce choix. « Nos champs sont à côté d’un chemin de rando plutôt fréquenté donc je veux éviter les conflits, avance Benoît, doré par les rayons du soleil rasant à travers les haies du bocage préservé. Kastafiore mange la même chose que le troupeau, il n’y a pas de croquettes à donner tous les jours, et elle peut vivre jusqu’à 30 ans. »


Kastafiore protège les 130 moutons de la ferme des Blottières.
© Nicolas Beublet / Reporterre

Le paysan ne veut pas crier au miracle pour autant : « Bien sûr, elle n’est pas infaillible, on continue d’avoir des pertes. Aujourd’hui, l’agriculteur veut tout contrôler, faire de “l’agriplaystation”. Il y aura toujours de la prédation, c’est normal, mais il faut que ça reste acceptable économiquement et psychologiquement. C’est la part au loup, au chien ou au renard. » La ferme est de plus en plus contactée par d’autres éleveurs intéressés par la démarche.

L’âne est-il efficace contre le loup ? « Le loup a été vu à 3 kilomètres d’ici et pris en photo à 8 kilomètres. ‘‘Il est passé chez toi’’, m’a dit un ami éleveur qui suit son retour en Maine-et-Loire. Il a peut-être vu qu’il y avait quelque chose. »

L’hypothèse de la protection

Sur le plan scientifique, tout reste à prouver. Et à construire. À l’université de Limoges, depuis un an, le programme de recherche interdisciplinaire Relions-nous, financé par le CNRS, vise à explorer, dans les pratiques pastorales ovines, la restauration de liens entre les animaux auxiliaires et les prédateurs. L’objectif est de faire cohabiter prédateurs et système pastoral en retrouvant des équilibres.

« Prédateurs, bêtes et éleveurs ont coévolué pendant des milliers d’années, ces interrelations ont façonné les génomes, les territoires et les pratiques, générant des myriades d’agroécosystèmes tout à fait singuliers », expose Anne Blondeau Da Silva, maîtresse de conférence en écologie à l’université de Limoges et spécialisée en génétique des populations.

Les chercheurs s’intéresseront particulièrement à l’âne comme protecteur des troupeaux, alors que cet animal a perdu sa place dans les systèmes agricoles avec la mécanisation. « Il était très utilisé pour le portage et le transport dans les troupeaux ovins. L’hypothèse est que sa fonction secondaire était de protéger les troupeaux qu’il accompagnait », dit Dominique Taurisson-Mouret, historienne spécialiste du pastoralisme.

En France, l’un des défis du programme de recherche est de comprendre comment l’évolution de ces pratiques a pu altérer la génétique et les comportements des différentes races d’ânes. « Une fois sorti des travaux agricoles, l’âne a été sélectionné sur des standards de beauté, et les effectifs ont drastiquement réduit. Le tout a favorisé la consanguinité et la perte de diversité génétique », poursuit Anne Blondeau Da Silva.

Aversion pour les canidés

Un temps de recherche nécessaire : « Il ne suffit pas de rajouter ou d’enlever un élément pour que le système pastoral retrouve son équilibre. On le voit avec les chiens de protection, leur retour au troupeau n’est pas sans poser quelques difficultés. » Si Kastafiore « se prend pour un mouton », d’après Benoît Huntzinger, « certains ânes vont s’amuser avec les agneaux de manière inadaptée, d’autres vont préférer aller chercher des femelles », constate la chercheuse.

« On ne dit pas qu’avec un âne, on va régler le problème, mais il est une piste à explorer en combinaison avec d’autres. On n’a pas de traces historiques très explicites d’une pratique pastorale avec des ânes gardiens, car c’était probablement évident et répandu. Dans les Pouilles italiennes, l’aversion des ânes pour les canidés est utilisée de longue date pour défendre les élevages de juments », présente Dominique Taurisson-Mouret. Le programme Relions-nous est le premier à s’y intéresser.


Kastafiore fait «  face au danger  », assure Benoît Huntzinger.
© Nicolas Beublet / Reporterre

Aux États-Unis, au Canada et en Australie, l’usage de l’âne comme gardien de troupeaux est plus répandu, mais fait l’objet d’une littérature scientifique qui reste limitée. Ainsi, dès 1989, une étude menée au Texas conseille d’« utiliser les ânes dans de petits espaces ouverts » inférieurs à 600 acres, ou dans des « pâturages ne comptant pas plus de 200 têtes de moutons ou chèvres », tout en affirmant sa pertinence face à de petits prédateurs. Six ans plus tard, une autre étude, toujours au Texas, indique que des prédateurs comme le loup gris ou les grizzlis pourraient s’attaquer aux ânes.

« De plus en plus de demandes »

L’âne de protection n’entre pas dans les outils indemnisés par l’État, à l’inverse du chien de protection, dont l’acquisition est remboursée à hauteur de 80 % plafonnée à 300 euros, et à 652 euros pour l’entretien courant.

La députée du Maine-et-Loire Stella Dupont a porté ce sujet auprès du ministère de l’Agriculture il y a deux ans. « Le loup est présent partout. Penser que la seule solution sont les chiens de protection, c’est réducteur. Il y a une place pour les deux », maintient celle dont la proposition avait été « prise au sérieux » par le cabinet de Marc Fesneau, ancien ministre de l’Agriculture. Elle n’a toujours pas rencontré la nouvelle ministre, Annie Genevard.

Pour Fabienne Castetbieilh, éleveuse d’une vingtaine d’ânes des Pyrénées, de brebis landaises et de vaches laitières au nord de Pau, il y a urgence à faire évoluer la situation : « On a de plus en plus de demandes pour des ânes de protection. Des éleveurs vendent déjà un peu n’importe quel âne. En cas d’expérience négative, ça va nous griller. »

Elle a commencé à sélectionner ses ânes pour protéger les troupeaux en 2017. Huit de ses brebis venaient d’être tuées par « une attaque de chien errant », et elle cherchait une solution rapide : « J’avais une ânesse qui n’aimait pas les chiens. Je l’ai mise avec les brebis et je n’ai plus eu de problème depuis. »

Avant de vendre ses ânes de protection aux éleveurs, son travail consiste à identifier les individus les plus aptes à remplir cette mission. Mais la diversité des systèmes pastoraux ajoute des défis supplémentaires. « L’an dernier, dans les Alpes, un âne castré voulait à tout prix rejoindre une ânesse en chaleur dans la vallée d’à-côté. Dans les estives sans clôture, ça peut être compliqué. » De l’aveu des spécialistes, la meilleure solution face au loup reste la présence humaine dans le troupeau. C’est tout le système pastoral qu’il faut alors repenser.

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