folie du tourisme de masse


À l’heure où la raison nous exhorte à ralentir et à limiter notre empreinte écologique, le monde de la croisière incarne l’antithèse de la sobriété. Gigantisme et superflu définissent cette forme de tourisme de masse, plus que jamais prêt à tout écraser sur son passage.

Piscines à vagues, cinémas, casinos, salles de sport… Les navires de croisière, outre leurs dimensions démesurées, abritent aujourd’hui de véritables centres de commerce et de loisirs, conçus pour consommer. Une logique d’expansion constante qui met à mal les territoires marins comme terrestres, peu importe les mesures prises pour tenter de limiter l’impact de ces monstres des mers.

Les villes escales sont de plus en plus nombreuses à dire « stop » aux plus gros navires ©Pixabay

L’expansion constante d’un tourisme de consommation

Si la navigation de loisir remonte à plus d’un siècle, il faut attendre les années 1970 pour voir apparaître les premiers paquebots conçus pour le tourisme de masse. Des « fun ships » sur lesquels les voyageurs sont invités à rester à bord – même lors des escales – grâce à une large gamme de divertissements : piscines, spa, casinos, cinémas, patinoires, salles de sport, mini-golfs…

Ce qui aurait pu prendre la forme d’un tourisme lent – axé sur un transport moins gourmand que l’avion et partie intégrante du voyage -, s’est mué en un business destructeur, générateur de surtourisme et de surconsommation.

Car c’est bien d’un tourisme de la consommation dont il s’agit, s’inscrivant dans une logique inverse de celle du slow tourisme : les escales des navires de croisière dépassent rarement une nuit, se concentrant généralement sur une seule journée. À terre, les voyageurs se dépêchent « d’ingurgiter » l’escale du jour, ne bénéficiant que de quelques heures pour faire le tour d’une ville, achetant des souvenirs sans valeur et s’entassant autour des lieux les plus touristiques, au détriment de visites plus éloignées et authentiques.

Une ode au sur-tourisme qui écrase des villes comme Venise (qui a banni en 2021 l’accès des gros navires au centre-ville, dangereux pour la lagune), Kyoto ou Amsterdam, victimes de ce tourisme expéditif, et en cela malheureusement ancré dans une époque où tout se doit d’aller vite.

« Les voyageurs pourront ainsi dire qu’ils ont « fait » telle ou telle destination, cochant les lieux brièvement traversés comme on valide une liste de courses »

Les voyageurs pourront ainsi dire qu’ils ont « fait » telle ou telle destination, cochant les lieux brièvement traversés comme on valide une liste de courses, sans avoir eu le temps d’en visiter les recoins, d’y apprécier l’atmosphère ou d’échanger avec ses habitants.

À Venise, les plus gros navires de croisière sont désormais priés de garder leur distance… ©Pixabay

Certaines villes escales servent d’ailleurs bien plus souvent de lieux de transit et non de destinations en elles-mêmes : les croisiéristes n’y font que passer, prenant trains ou cars pour se rendre dans une destination proche plus touristique.

C’est par exemple le cas de la vile du Havre, qui accueille chaque année environ 350.000 croisiéristes (370.000 en 2019) mais dont la très grande majorité fait de la ville un point de départ vers Paris, Rouen, Étretat ou encore Honfleur, comme le souligne l’Autorité Environnementale dans son Avis délibéré de 2023: « L’escale du Havre reste avant tout une escale de transit, pour 95 % des passagers. » Sans oublier ceux qui ne descendent pas du bateau pour profiter des attractions disponibles et conçues pour que les croisiéristes consomment avant tout… à bord !

Un tourisme de masse dévorant qui ne cesse de croître, dans une logique de rendement poussée à l’excès. Ainsi, les navires qui sortent des chantiers sont de plus en plus gros et de plus en plus lourds, avec l’objectif d’accueillir toujours plus de passagers. Une sorte de « course à l’armement » sans limite, hormis celle de l’Homme à construire encore plus grand.

En l’espace de quelques décennies, les navires de croisière sont devenus de véritables parcs d’attraction flottants ©Unsplash

En parallèle de cette industrie dévorante résiste toutefois une autre forme de croisière, plus éthique et axée sur la découverte. Nettement plus confidentielle mais également beaucoup plus chère, elle attire des voyageurs souvent aisés, désireux de réduire l’empreinte carbone de leurs voyages. Certaines de ces croisières sont à visée scientifique ou environnementale, quand d’autres proposent d’explorer les lieux visités durant une semaine, et non quelques heures.

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Enfin, les navires, d’une taille bien plus raisonnable et parfois sans moteur – il existe des voiliers de croisière – accueillent généralement quelques dizaines de voyageurs. Une autre vision de la croisière, malheureusement souvent réservée aux plus privilégiés, mais qui démontre que ce mode de tourisme n’est pas uniquement celui des immeubles flottants.

Le coût environnemental réel d’une croisière

« 2023 a enregistré 31,7 millions de croisiéristes : un record absolu »

L’année 2023 a enregistré 31,7 millions de croisiéristes : un record absolu qui réjouit les spécialistes d’un secteur qui ne cesse de grossir. Nouveaux voyageurs, nouvelles agences, nouveaux navires… L’industrie de la croisière se porte à merveille, malgré des alertes de plus en plus audibles sur son atteinte au climat.

Les associations de protection de l’environnement sont mobilisées depuis des années contre l’expansion du secteur, à échelle mondiale comme locale où des groupes s’organisent pour tenter de faire entendre raison aux municipalités, à défaut d’avoir un impact sur les compagnies.

C’est ainsi qu’est né en 2022 à Marseille le collectif citoyen Stop Croisières qui, par le biais d’études, de chiffres et d’actions de terrain, tentent d’interpeller riverains, décideurs et croisiéristes sur l’impact de ce secteur touristique. Pollution atmosphérique et maritime, tourisme de masse, taille des navires, aménagements à bord… Stop Croisières lutte contre ces « ogres des mers et des côtes que sont les bateaux de croisière », développant un argumentaire documenté pour étayer ses propos.

Les navires de croisière multiplient les pollutions : sonores, atmosphériques, visuelles… ©Unslpash

Ainsi, le collectif rappelle que l’empreinte carbone d’un voyage en croisière de huit jours et quatre escales équivaut à un rejet de 2,2 tonnes d’équivalent CO2. Sachant qu’en 2022, la moyenne de l’empreinte carbone des Français était évaluée à 9,7 tonnes par personne et que les derniers Accords de Paris préconisait une empreinte n’excédant pas 2 tonnes, la « gourmandise » d’un tel voyage est notable.

Dans les faits, Stop Croisières liste tous les impacts du secteur de la croisière. Du côté de la pollution atmosphérique, les bateaux en mer comme à quai rejettent des taux très élevés de particules fines, d’oxydes de soufre et d’oxyde d’azote, particulièrement néfastes pour la santé.

La pollution marine n’est pas en reste avec des rejets d’eaux grises et usées ainsi que des hydrocarbures et de déchets solides en haute mer, sans oublier l’impact des sonars sur la faune marine, ou encore les risques de collision avec les cétacés. La consommation de ressources est également passée au crible, de la construction à la démolition en passant par l’usage de carburant ou d’électricité. Sans oublier l’implantation obscure de certaines compagnies, leur permettant de passer au-dessus des lois.

Résultat, il ne reste pas grand-chose de « propre » pour défendre la croisière.

L’exemple du Havre, qui s’apprête à accueillir encore plus de navires

« Les projets « zéro émissions » ne peuvent masquer l’objectif premier : le très lucratif « toujours plus ».

Plus de bateaux, plus grands, plus de voyageurs, donc, mathématiquement, un impact écologique démultiplié ».

Le Havre, port maritime ouvrant sur la Manche, possède une histoire forte avec la navigation. Le dernier vainqueur du Vendée Globe, Charlie Dalin, est Havrais. Les exemples ne manquent pas pour lier la cité avec celles et ceux qui incarnent son implantation maritime. C’est un des arguments avancés par la municipalité, sous l’égide d’Édouard Philippe, pour soutenir le projet de nouveau terminal croisière.

Électrification des quais, avitaillement en GNL (gaz naturel liquéfié), terminaux à énergie positive… La liste de nouveautés vantant un projet « zéro émissions » est valorisée sur les sites de la ville, mais elles ne peuvent masquer l’objectif premier : le très lucratif « toujours plus ».

Plus de bateaux, plus grands, plus de voyageurs, donc, mathématiquement, un impact écologique démultiplié. Pas sûr que l’équilibre final soit en faveur de la réduction des émissions carbones…

Un projet « vendu » aux Havrais comme une nécessaire modernité, au détriment de l’écologie ©ML

« 600.000 croisiéristes à l’horizon 2030, soit 250.000 de plus qu’à l’heure actuelle ».

Le Havre souhaite accueillir 600.000 croisiéristes à l’horizon 2030, soit 250.000 de plus qu’à l’heure actuelle. L’impact économique sur la ville se veut positif : c’est oublier que la très grande majorité des voyageurs ne restent pas au Havre ! Dans son « Business book 2025 », la ville est d’ailleurs en premier lieu présentée comme « une porte d’entrée vers Paris ». Le Havre reste un lieu de passage : les retombées économiques du secteur de la croisière y sont donc maigres.

Militante écologiste installée au Havre il y a quinze ans, Lydie voyait d’abord les navires de croisière d’un bon œil. C’est notamment suite à sa mobilisation contre un terminal méthanier porté par TotalEnergies que l’activiste a réalisé l’impact des croisières sur l’environnement.

« la croisière propre, ça n’existe pas ! »

Avec l’aide du groupe local d’Extinction Rébellion, elle a décidé de faire entendre la voix de l’écologie : lors de la présentation du projet par la mairie à la presse en 2022, le petit groupe, soutenu par Stop Croisières Marseille, s’installe devant l’Hôtel de Ville avec des banderoles rappelant l’impact désastreux des croisières sur l’environnement : « Le maire est venu contre-attaquer en nous demandant comment on pouvait être contre la croisière propre, se souvient Lydie. Sauf que la croisière propre, ça n’existe pas ! »

Malheureusement pour le groupe, le projet, prévu pour 2026, était déjà plié, malgré la réserve de l’Autorité Environnementale dont le rapport laisse beaucoup de points en suspens.

« Avec Stop Croisières Le Havre, nous continuons d’informer les gens, nous n’abandonnons pas, explique Lydie. Je me bats également au niveau national, je suis allée à Marseille l’an dernier, où nous avons demandé une enquête publique face au désir d’accueil de la municipalité de 15.000 croisiéristes par jour… »

Le chantier du nouveau terminal croisière a déjà bien commencé sur le port du Havre ©ML

Malgré les chiffres qui étayent parfaitement ses arguments en faveur de l’écologie, Lydie a conscience qu’elle fait face à « 15 ans de préparation de l’opinion publique. Les promesses faites aux commerçants, l’amour des Havrais pour les grands bateaux… Il est difficile de lutter dans ce contexte, faute de soutien. Nous sommes David contre Goliath. »

Nul doute toutefois qu’elle sera engagée, au Havre ou ailleurs, le 1er juin prochain dans le cadre d’une grande Journée européenne anti-croisière.

– Renard Polaire


Source image d’en-tête : Seaq68 / Pixabay

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