L’horizon s’éclaircit quelque peu pour les abysses. Depuis le 17 mars, et jusqu’au 28, les 168 États membres de l’Autorité internationale des fonds marins sont réunis à Kingston, en Jamaïque, afin d’édicter un règlement encadrant l’extraction minière dans les eaux internationales. Ces négociations, dont l’issue sera décisive pour la vie sous-marine, patinent depuis plus de dix ans. Cette fois-ci, une nouvelle ère pourrait cependant s’ouvrir, espèrent les défenseurs de l’océan. Les discussions seront pour la première fois menées par une océanographe de formation, Leticia Carvalho, nouvellement élue secrétaire générale de l’Autorité internationale des fonds marins.
L’arrivée de cette scientifique brésilienne à la tête de l’organisation internationale constitue une « minirévolution », se réjouit l’activiste Anne-Sophie Roux, cofondatrice du mouvement citoyen LookDown qui lutte depuis 2021 contre l’exploitation minière des abysses. Il faut dire que l’Autorité internationale des fonds marins revient de loin. Le prédécesseur de Leticia Carvalho, Michael Lodge, a régné sur l’organisation internationale de 2016 à 2024. Au cours de son mandat, il a été à plusieurs reprises mis en cause pour sa proximité avec l’industrie minière.
Exploitation des fonds marins
Le Los Angeles Times a notamment déterré une vidéo promotionnelle de la société canadienne DeepGreen Metals — l’ancien nom de The Metals Company, figure de proue des défenseurs de l’exploitation minière des abysses — dans laquelle apparaît Michael Lodge. « Les ressources terrestres sont de plus en plus difficiles d’accès. Nous avons déjà pris les meilleures ressources », déclarait l’avocat britannique dans cette publicité publiée en 2018, depuis supprimée de la plateforme Vimeo. Michael Lodge y expliquait ensuite que son organisation soutenait les projets de l’entreprise, par exemple via l’octroi d’un contrat d’exploration d’une durée de quinze ans.
D’après le New York Times, des hauts fonctionnaires de l’Autorité internationale des fonds marins ont par ailleurs, sous son mandat, fourni des données confidentielles sur les zones de l’océan Pacifique les plus riches en minerais à des cadres de The Metals Company. Michael Lodge aurait fait pression afin d’accélérer le démarrage de l’exploitation minière en eaux profondes, dont il juge les effets « prévisibles et gérables ».

Ifremer / CC BY 4.0
Et ce, alors que les scientifiques alertent depuis des années sur les dommages irréversibles que l’industrie minière pourrait infliger au royaume des abysses, l’habitat le plus vaste — et le moins connu — de notre planète. Nombre d’entre elles et eux recommandent une mise en pause de tous les projets visant à extraire cuivre, cobalt, manganèse ou nickel des nodules polymétalliques (des sortes de boules de pétanque concentrées en minerais) qui jonchent les profondeurs.
Avec Leticia Carvalho aux manettes, les activistes écologistes s’attendent à un virage à 180 degrés. « On peut espérer un vrai changement », estime François Chartier, chargé de campagne Océans au sein de Greenpeace France.
L’océan, « matrice de la vie »
La quinquagénaire, élue par les États membres en juillet avec 79 voix pour et 34 contre, a déclaré à plusieurs reprises vouloir rendre l’organisation plus neutre et transparente. Signal encourageant : depuis sa prise de poste, l’organisation est « beaucoup plus réceptive » aux demandes des journalistes souhaitant assister aux séances, là où, sous Michael Lodge, « ils étaient souvent mis dans une petite salle obscure, sans fenêtre, avec un écran pour suivre à distance, décrit François Chartier. Tout était fait pour que les médias ne suivent surtout pas le sujet sur place. »
Dans son discours inaugural, la Brésilienne, qui a fait sa carrière dans les instances environnementales du Brésil et des Nations Unies, a comparé l’océan profond à la « matrice de la vie ». Elle a également annoncé vouloir davantage dialoguer avec les scientifiques, les ONG et les peuples autochtones, ces derniers n’ayant jusqu’à présent « quasiment pas eu voix au chapitre », déplore Anne-Sophie Roux.
Née à Rio de Janeiro, élevée à Brasilia, Leticia Carvalho est la première femme et la première latino-américaine élue à la tête de l’Autorité internationale des fonds marins. L’activiste salue une avancée « en termes de représentativité et de diversité » dans les instances de gouvernance de l’océan.
Les activistes ne s’attendent pas pour autant à ce que Leticia Carvalho prennent fermement position contre l’exploitation des abysses. « Ce n’est pas son rôle, explique François Chartier. Son rôle, c’est de défendre l’institution et de la faire fonctionner correctement, en laissant de la place aux scientifiques, aux peuples autochtones… » « En tant que secrétaire générale, elle doit être neutre, ajoute Anne-Sophie Roux. Tenir ce genre de discours pourrait braquer les États pro-exploitation. » Leticia Carvalho a en revanche déclaré qu’elle ne pensait pas que l’exploitation devait commencer avant que les réglementations environnementales soient finalisées, même si cela devait prendre du temps.
Le rapport de force s’inverse
L’experte en hydroacoustique brésilienne prend les rênes de l’organisation à un moment crucial. The Metals Company, soutenue par l’île de Nauru, prévoit de déposer une demande de licence d’exploitation le 27 juin prochain. Un vide juridique lui permet, théoriquement, de commencer à ratisser le plancher océanique avant que le Code minier aboutisse. Les États membres devront statuer dans la foulée sur cette tentative de passage en force. Leur feu sera-t-il vert, ou rouge ? « [Leticia Carvalho] a un rôle énorme à jouer, en s’assurant que le processus normal de prise de décision soit respecté, que rien ne soit adopté dans la précipitation », indique Anne-Sophie Roux.
Si la menace est réelle, l’espoir reste permis. Le rapport de force semble peu à peu s’inverser au sein de l’organisation internationale. Au début des années 2020, aucun pays ne s’opposait publiquement à l’exploitation des fonds marins. Aujourd’hui, 32 États (parmi lesquels la France, le Costa Rica, le Chili et le Brésil) appellent officiellement à un moratoire, au moins jusqu’à ce qu’un code minier robuste entre en vigueur. Ne faisant pas partie de l’Autorité internationale des fonds marins, Les États-Unis de Donald Trump ne se sont pas positionnés sur la question.
Une poignée d’États, dont la Chine, la Russie et Nauru, poussent quant à eux pour démarrer les bulldozers au plus vite. Le risque : détruire irrémédiablement des écosystèmes dont il reste tout à découvrir. En juillet dernier, une équipe de scientifiques a découvert que les nodules polymétalliques sur lesquels lorgnent les industriels produisent de l’oxygène, source de la vie sur Terre.
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