Des majestueux glaciers éternels, il ne reste déjà plus que des vestiges ternis, caillouteux, poussiéreux, rétrécis par le changement climatique. Des « dragons aux ailes brisées qui nous montrent, chaque jour, ce que nous avons fait au monde », écrit l’anthropologue Nastassja Martin.
Elle est l’autrice, avec le photographe Olivier de Sépibus, d’un magnifique ouvrage, Les Sources de glace (éditions Paulsen, mars 2025), qui invite à réinventer notre regard sur ces géants en voie de disparition. Alors que les Nations unies ont fait du 21 mars 2025 la première Journée mondiale des glaciers, ils reviennent pour Reporterre sur l’importance qu’il y a à reconsidérer nos liens à ces entités, et à tourner le dos à une vision du monde qui a précipité le désastre écologique.
Reporterre — Comment expliquez-vous, à titre personnel, votre fascination pour les glaciers ?
Nastassja Martin — Je me permets d’abord de revenir sur ce terme, les mots sont très importants : il ne s’agit pas de « fascination ». La fascination désigne quelque chose d’extérieur à soi, une altérité qui nous méduse, nous plonge dans un état de stupeur ne nous permettant plus d’agir.
Ce que nous essayons de faire avec ce livre, c’est de montrer, au contraire, ce qui se passe lorsque l’on est traversé par ces entités. Ces montagnes et ces glaciers sont bien plus que des objets : ils ont leur agentivité propre, ils sont une puissance. Il faut donc reformuler, redéfinir, réimaginer ces glaciers.
J’ai grandi pour ma part sur le balcon de Belledonne [en Isère] et j’habite depuis plus de vingt ans sur le canton de La Grave [Hautes-Alpes]. Ma pratique de l’alpinisme, du ski, le fait de fréquenter ces milieux instables et incertains a vraiment imprégné ma manière de faire de l’anthropologie. Cette relation incarnée à la montagne me structure.

Le dôme du Goûter, dans le massif du Mont-Blanc, en 2022.
© Olivier de Sépibus
Olivier de Sépibus — J’ai aussi grandi à la montagne, à Gap [Hautes-Alpes], et j’ai pratiqué l’alpinisme assez intensément dès l’adolescence, dans les années 1980. Admirer les levers de soleil sur les crêtes a été une première épiphanie pour moi.
Mais en 2004, lorsque je suis retourné voir le glacier Blanc, j’ai été stupéfait de voir à quel point il avait reculé. Je me suis alors mis à photographier ces glaciers, j’ai traversé vingt ans de combats personnels, sans trop comprendre ce que je faisais. J’ai été surpris de me découvrir cet attachement, ce sentiment de perte, troublant, vis-à-vis des glaciers. Si j’étais empli d’une telle tristesse, d’une telle rage face à leur disparition, c’est parce qu’ils n’étaient pas de simples objets, mais des sujets. Il me fallait donc aller à leur rencontre, en faire le tour en les photographiant avec un regard neuf pour comprendre leur nature de sujets non humains.
Dans « Les Sources de glace », vous soulignez le rôle de l’art pictural occidental dans l’invention du concept moderne de « paysage » et de cette « objectivation » de la montagne, qui a accompagné son exploitation. Comment faire pour photographier les glaciers sans participer à cette mise à distance du monde ?
ODS — La photographie arrive à un moment où la codification de l’image de paysage de montagne par la peinture arrive à maturité, à la fin du XIXe siècle. Les critiques d’art sont alors extrêmement rigoureux sur la manière dont il faut représenter ces milieux, avec une métrique précise. La photographie a été happée par ces codes. Tout mon travail consiste à participer à réenvisager de nouveaux codes visuels.
NM — L’enjeu pour moi est de réinventer des mots et des concepts plus ajustés à la manière dont ces entités se transforment, et pour Olivier à réinventer un imagier. C’est d’autant plus compliqué que de nombreux historiens de l’art et philosophes ont montré comment tous les autres sens avaient été réduits à la question visuelle. Cela part notamment de la découverte de la perspective linéaire et de ses fondements mathématiques par Alberti, qui révolutionna la peinture au XVe siècle.
La folie de notre monde, c’est d’avoir systématisé ce point de vue subjectif, qui met face à face l’humain et la nature. Le coût exorbitant de la modernité, c’est qu’en ayant ainsi objectivé et extériorisé la nature, on a rompu avec les multiples relations qui nous liaient à de nombreux êtres et entités. Pour produire le monde moderne et gagner en efficacité, ces liens ont été coupés. Les crises écosystémique et climatique sont un effet de cette histoire-là, qui est aussi une histoire picturale.

Le photographe Olivier de Sépibus et l’anthropologue Nastassja Martin à Paris, le 20 mars 2025.
© Mathieu Génon / Reporterre
Vous écrivez : « Voilà le gouffre : nos idées sur le monde ne sont plus tenables […], comme la montagne et leurs glaciers, elles ne tiennent plus debout. » Comment s’y prendre pour bâtir collectivement une nouvelle vision du monde à partir des ruines que nous laissons ?
NM — Je vois deux points de départ possibles. Le premier, c’est qu’il existe des passerelles entre ce que disent la science moderne et les cosmologies autochtones. Par exemple, dans la manière de concevoir l’air comme un espace de dialogue. Sur l’Altiplano andin, les Aymara considèrent les montagnes comme de lointains parents avec lesquels il faut dialoguer, notamment en chantant et jouant des instruments à vent, car l’air est pensé comme vecteur principal de dialogue avec ces entités.
La science dit exactement la même chose : l’atmosphère est le lieu d’échange par excellence des cycles biogéochimiques, du cycle du carbone, de la photosynthèse, etc. Il y a des idées maîtresses qui ressortent, qui permettraient de recomposer nos représentations sans rejeter les uns ou les autres.

Vedretta di Fellaria (Engadine), en 2022.
© Olivier de Sépibus
Le second point, c’est que les habitantes et habitants des montagnes, y compris chez nous, les bergers, les agriculteurs, les chasseurs, les alpinistes, sont encore traversés par des attachements multiples, des affects et des attentions qu’on pourrait presque dire animistes.
Il faut recommencer à faire de l’ethnographie chez nous. Ces voix existent, mais ne sont pas écoutées. Face à l’aménagisme ou au conservationnisme de la montagne, il existe une pluralité de modes de relation, qui sont loin d’avoir disparu depuis un demi-siècle et qui renaissent, parfois même via des habitants récemment installés. C’est assez joyeux de réaliser que, même chez nous, nous avons les puissances pour répondre à ces logiques très réductionnistes et binaires modernes.
ODS — Comment décoder les nouveaux paysages indésirés qui apparaissent à la place des glaciers, ces grands déserts de moraines ? Il faut inventer de nouveaux termes et toponymes pour se les approprier.
En discutant de cela avec un gardien de refuge italien, il m’a fait remarquer que les Alpes allaient juste devenir comme les Dolomites. La déglaciation s’y est produite il y a déjà des milliers d’années. Le phénomène de délitement et d’éboulement s’y est déjà fait, il en reste ces montagnes aux formes caractéristiques. Face à l’affolement provoqué par la perte de repères, d’autres codes visuels peuvent aussi être valorisants et valorisés.

Nastassja Martin : « On risque de poursuivre dans le déni actuel, avec ses réponses technosolutionnistes. »
© Mathieu Génon / Reporterre
Vous plaidez pour voir dans cette fonte une métamorphose plutôt qu’une disparition des glaciers : la glace se sublime dans l’air, de nouvelles entités naissent dans les moraines… Un tel récit, en encourageant l’acceptation émotionnelle de la catastrophe en cours, ne risque-t-il pas d’être démobilisateur, et donc dépolitisant ?
ODS — Au contraire. Je ne supporte plus les injonctions à la sensibilisation. Nous sommes déjà tous sensibilisés à ce qui se passe, mais lorsqu’on milite, la seule réponse du politique est d’envoyer les CRS. La solastalgie [une détresse psychique ou existentielle causée par les changements environnementaux], pour moi, n’est pas causée par l’écroulement du monde, mais par l’empêchement d’agir dans lequel nous maintient la violence d’État.

Le glacier de la Pilatte, dans les Écrins, en 2012.
© Olivier de Sépibus
NM — Si on ne fait pas ce travail collectif de penser différemment à ce que sont les glaciers et à la manière de répondre à leur disparition, on risque de poursuivre dans le déni actuel, avec ses réponses technosolutionnistes. La géoingénierie veut nous faire croire qu’on peut réparer le climat, ce qui est faux. Même si on arrêtait demain nos émissions de gaz à effet de serre, la plupart des glaciers seraient condamnés dans les Alpes.
Tant qu’on reste dans un imaginaire de l’ultracontrôle, la catastrophe nous entraîne dans le repli sécuritaire qu’incarnent aujourd’hui Donald Trump et Elon Musk, et leur politique impérialiste et de contrôle sur les êtres vivants comme sur les milieux abiotiques.
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Les Sources de glace, de Nastassja Martin et Olivier de Sépibus (photographies), aux éditions Paulsen, mars 2025, 184 p., 37 euros. |
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