« Se libérer de la consommation est une bataille féministe »


Jeanne Guien, docteure en philosophie, est porte-parole du Réseau contre l’agression publicitaire et vient de publier Le désir de nouveautés (éd. La Découverte). Elle livre ici sa vision du monde d’après, libéré de la publicité et de la prolifération d’objets inutiles.

Lisez ce grand entretien ci-après, écoutez-le ci-dessous ou sur une plateforme d’écoute de votre choix et regardez-le en vidéo.




Reporterre — Vous publiez « Le désir de nouveautés — L’obsolescence au cœur du capitalisme ». Comment imaginez-vous le monde post-capitaliste ?

Jeanne Guien — Je travaille sur le consumérisme et pas sur le capitalisme en général, même si le consumérisme est l’une de ses stratégies fondamentales. Et pour sortir du consumérisme, c’est-à-dire de l’emprise du marché sur tous les aspects de notre vie, il faut essayer de réduire au maximum la part du marché sur notre vie quotidienne.

Pour ce faire, deux options existent. D’abord, une voie socialiste, avec l’État qui reprend au marché des choses qui ne devraient pas lui appartenir, comme la santé ou l’éducation, mais pas uniquement. La deuxième voie, que l’on pourrait qualifier d’anarchiste, est celle de la communauté : on réorganise ce que l’on nomme l’échange à l’échelle d’un village, d’un quartier, d’une résidence ; bref, au sein d’espaces d’auto-organisation et d’entraide.



Prenons un exemple. Dans ce monde-là, comment envisagez-vous le rapport aux véhicules et à leur fabrication ?

Nous n’avons pas besoin d’en fabriquer. Nous évoluons déjà dans un monde où il y a trop de vêtements, de voitures, de matériels électroménagers — cela ne sert à rien d’avoir chacun un frigo ou une machine à laver. La question n’est pas comment produire ces objets que nous avons déjà, mais comment les entretenir et les partager. Or, celle-ci peut être résolue très simplement : l’entretien, la maintenance, le partage des objets peuvent être faits localement, ce qui crée au passage des liens sociaux et des savoir-faire partagés. Reste ensuite à déterminer comment les distribuer et les partager, et qui prend ces décisions. Voilà pourquoi la technique et les objets sont des questions politiques.


Jeanne Guien est aussi l’autrice du «  Consumérisme à travers ses objets  » (Divergences, 2021) et d’«  Une Histoire des produits menstruels  » (Divergences, 2023).
© Mathieu Génon / Reporterre



Dans ce monde-là, des objets seraient-ils toujours fabriqués ? Je pense ici à ceux relevant de la santé, qui nécessitent des progrès techniques.

Je ne dis pas que tous les objets sont inutiles, mais que leur distribution en tant que produits de consommation courante et individualisée n’est pas adaptée. S’agissant des choses qui sont utiles dans le secteur de la santé, il faut poser la question de quels objets on garde, et à quelle fin. Prenons l’exemple des pailles : si on s’en sert aujourd’hui pour siroter un verre en terrasse, à la base, il s’agissait d’un outil permettant aux gens ne pouvant pas mastiquer de s’alimenter. D’où cette question, qui vaut pour nombre de produits jetables : faut-il garder cet objet-là uniquement pour un usage lié à la santé ?



Mais comment fabriquer dans un monde communautaire des objets sophistiqués ?

Cette dimension communautaire peut tout à fait être pensée en lien avec la dimension socialiste d’une économie non marchande et centralisée, avec un État qui crée des services publics et distribue les richesses et des services. L’État pourrait les limiter à ce qui est bon pour le bien commun et en exclure d’autres, comme l’aviation, avec l’idée que cet usage serait limité à des besoins extrêmes. L’histoire de la gauche fait que l’on oppose souvent ces deux dimensions, mais je pense que l’on peut se battre conjointement sur ces deux terrains.



Quels sont les obstacles qui empêchent ce monde nouveau d’advenir ?

Il y en a énormément, notamment liés aux choses que nous manipulons et consommons chaque jour. La plupart des objets du consumérisme sont conçus pour être rachetés : ils ne durent pas et ne peuvent pas être réparés — du moins, tout est fait pour nous rendre étrangers au monde technique. Ce sont aussi des produits individualisés et individualisant. On nous présente cela comme une chance, alors que cela crée de l’isolement.

Les smartphones par exemple sont censés être un objet individuel alors que historiquement, on partageait plutôt les écrans. À présent, il y a tout un imaginaire autour de la sécurisation, de la personnalisation de cet objet, alors qu’il entraîne de la surveillance étatique et marchande. Nous perdons notre capacité à maîtriser les choses et à nous relier aux autres.


«  L’industrie de la publicité est un sujet central pour la critique du capitalisme et du consumérisme.  »
© Mathieu Génon / Reporterre



La situation était-elle différente dans le passé ?

Prenons l’exemple des femmes aux États-Unis au XIXe siècle. À l’époque, comme partout ailleurs, elles étaient assignées aux tâches domestiques. C’est toujours le cas aujourd’hui, mais les tâches domestiques étaient alors différentes : les femmes fabriquaient le savon, les vêtements ; elles réparaient et entretenaient le matériel domestique. Mais, au tournant du XXe siècle, les publicitaires et les économistes ont ciblé les femmes, avec l’idée que face à la surproduction structurelle du capitalisme, il ne fallait pas moins produire, mais plus consommer.

Pour ce faire, ils ont créé ex nihilo cette image de la femme gaspilleuse, passionnée de shopping, de nouveautés. Le mouvement idéologique consumériste a émergé, affirmant qu’il était bon de jeter les choses et que c’était aux femmes de les renouveler. Cela a détruit la culture de l’entretien des objets qui leur permettait de se passer en partie du marché et a entraîné la disparition de ces savoir-faire techniques aux États-Unis et dans certains pays européens. Et ces entreprises qui disaient aux femmes que leur place était dans les magasins se sont présentées comme des féministes libérant les femmes !

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Idem, si je prends l’exemple des produits menstruels, l’industrie n’a cessé de vendre aux femmes les serviettes hygiéniques ou les tampons comme une forme de liberté. En effet, on est plus mobiles avec un tampon qu’avec des linges menstruels, mais l’on dépend du marché pour les utiliser, les racheter. Une dépendance au marché est donc présentée comme une forme de libération ; or, il faut arrêter de créer une relation mécanique entre comportement marchand et droit politique.

Non, les produits menstruels n’ont pas libéré les femmes. Si les femmes ont acquis un statut social et des nouveaux droits au XXe siècle, c’est parce qu’elles se sont battues et l’industrie menstruelle ne les a soutenues dans aucune lutte. Cette idée qu’en offrant aux femmes l’accès à plus de produits, on va les libérer, est un mensonge de l’industrie.



Se libérer du consumérisme est-il une bataille féministe ?

Évidemment. C’est une bataille contre un monde genré et consumériste tel qu’il s’est développé au XXe siècle, mais aussi contre le retour à un monde préconsumériste qui était également genré. Aux États-Unis, les femmes avaient certes un pouvoir technique, mais leur pouvoir politique était bien moindre que celui des hommes. Or, je ne vois pas en quoi il est incompatible de savoir faire des choses techniquement et d’être en même temps dans une égalité de droits entre les hommes et les femmes ou d’autres catégories de la population.


Pub pour un aspirateur dans les années 1960. «  Les publicitaires ont créé cette image de la femme gaspilleuse, passionnée de shopping, de nouveautés  », dit cette spécialiste du consumérisme.
DR



Un obstacle majeur n’est-il pas que ce système consumériste continue à susciter en nous un désir de nouveautés ?

Il existe en effet une dimension symbolique, psychologique de l’obsolescence, avec cette idée de production du désir — je parle de production de valeur accordée aux objets. Certains objets pourraient être maintenus dans la durée, même sans entretien, mais on est convaincus qu’ils sont démodés, indésirables.

L’industrie de la publicité est un sujet central pour la critique du capitalisme et du consumérisme. Il s’agit d’une industrie extrêmement puissante ; et, parce qu’elle possède nombre de médias, il est très difficile de faire valoir les discours anticonsuméristes et antipublicitaires en France. Cette industrie doit donc être désarmée, ce qui implique de repenser le rôle de la communication dans l’économie. Qu’est-ce que la publicité, sinon une communication non sollicitée ? Celle-ci devrait être interdite.

En soi, si vous avez besoin d’une information sur un objet, vous allez la chercher et la trouver. Et, en général, vous allez chercher des informations plutôt « neutres », c’est-à-dire objectives. Vous n’allez pas chercher une femme toute nue sur une machine à laver — pourtant, ce genre de contenu non sollicité qui ne répond à aucune demande est omniprésent dans l’espace public.

L’entretien en vidéo :



Des gens vous diront que s’il n’y pas de publicité, il y aura moins de ventes et donc moins de production et donc plus de chômage.

C’est du chantage à l’emploi. Or si l’on change le cadre économique, il y aura beaucoup de travail ; seulement, ce ne seront plus du tout les mêmes métiers. À mon sens, les gens seraient plus heureux d’apprendre à réparer et à redistribuer à leur communauté des objets dont ils ont besoin, que de produire des photos sexistes pour vendre du maquillage antirides que personne ne va acheter.

Mais l’omniprésence des supports publicitaires, des marques et des objets est telle qu’elle en devient banale voire familière, ce qui suscite de l’adhésion. Les spécialistes en relations publiques ont toujours étudié de près les avancées en psychologie, en sémiotique, en communication ; en bref, toutes les sciences qui étudient ce qui modifie un comportement humain. Aujourd’hui, l’emprise est telle qu’elle n’est plus sensible. C’est d’ailleurs l’une des définitions de la manipulation : il s’agit d’une influence que l’on ne ressent pas parce qu’elle est omniprésente et massive.



La machine publicitaire fonctionne sur l’ensemble de la société, dont les classes les plus pauvres.

Il y a, en effet, un usage ostentatoire ou discriminatoire de la publicité par rapport à la richesse. Les publicités sont très sexistes et racistes, mais elles sont aussi très classistes. Pour valoriser un objet, on le met en scène comme étant un produit des classes supérieures, en espérant que cela va attirer tout le marché. Évidemment, il y a des gens qui ne peuvent pas acheter ces produits-là. D’où la mise en œuvre d’une logique de gamme : si un produit marche auprès des classes supérieures, on va créer sa version classe moyenne et sa version discount.

Il existe un business du pauvre qui joue sur le discount ainsi que sur les biens « aspirationnels ». Je peux là encore prendre l’exemple des produits menstruels : à leur arrivée sur le marché, les serviettes hygiéniques jetables étaient présentées comme un produit de femmes riches. Par la suite, les prix ont baissé et des versions discount ont vu le jour. Qu’observe-t-on ? Que ces produits sont les plus dangereux pour la santé. Il est évident que le monde pour lequel on doit se battre doit tendre vers plus d’égalité.



Comment surmonter ces obstacles ? Par du boycott, du sabotage ?

Oui, et il faut aussi de l’auto-organisation. Sachant que quand vous cherchez à vous passer du marché, vous êtes dans une position positive ou créatrice : il faut trouver des solutions de remplacement. Prenons l’exemple de l’alimentation. Si vous voulez vous extraire du marché alimentaire, en faisant de la récupération alimentaire ou de l’autoproduction, vous ne pouvez rien faire seul. Vous créez donc un groupe, ce qui implique de se répartir le travail, d’inventer de nouvelles formes de satisfaction des besoins… Et a fortiori de réfléchir aux enjeux d’égalité et de justice.

La technique et le besoin sont des choses qui devraient nous rassembler plutôt que de nous isoler et de nous maintenir dans une dépendance totale au marché. Quand on se rapproche des autres pour faire par soi-même, on crée des dépendances positives, des liens qui nous rendent plus forts.



Faut-il aussi passer par des organisations politiques ?

Les partis, qui s’inspirent beaucoup de la communication, sont dans une problématique de conquête du pouvoir. Ils sont donc parfois très éloignés du concret. Mais la politique, ce n’est pas juste l’entretien de partis et d’organes d’accès au pouvoir : dès que l’on essaie de s’organiser pour vivre ensemble, on fait de la politique. Après, si l’on est dans une idée de conquête de l’État pour changer les services publics, dans la situation actuelle concrète et avec les outils que l’on a, la lutte partisane est nécessaire. Seulement, je la vois évoluer très timidement.

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Le désir de nouveautés — L’obsolescence au cœur du capitalisme (XVeXXIe siècle), de Jeanne Guien, éd. La Découverte, mars 2025, 352 p., 23 euros.

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