Lake Charles, Louisiane (États-Unis), reportage
Le 14 février, Mackenzie Kleinpeter s’apprêtait à célébrer la Saint-Valentin lorsqu’elle a reçu un courriel de licenciement. « J’ai dû quitter mon bureau le jour même », raconte cette biologiste de 24 ans. Elle travaillait depuis un peu moins d’un an pour l’administration qui chapeaute les réserves naturelles du sud-ouest de la Louisiane. Ces réserves, où alligators, pélicans et autres animaux foisonnent, comprennent les marais côtiers de Sabine, Lacassine et Cameron Prairie et dépendent du Service national de la pêche et de la faune (FWS).
Après quelques années en Floride, Mackenzie était retournée dans sa ville d’origine, Lake Charles, avec son compagnon et sa fille de 2 ans pour cet emploi fédéral qui « signifiait une forme de sécurité pour moi ». Comme elle, près de 100 000 agents fédéraux en période d’essai ont été licenciés du jour au lendemain par le Département de l’efficacité gouvernementale (Doge) qu’Elon Musk a créé et qu’il supervise depuis l’investiture de Donald Trump, le 20 janvier.

Un alligator dans un marécage à Lake Martin. La Louisiane possède la plus grande population d’alligators des États-Unis.
© Marine Leduc / Reporterre
Le fondateur de Tesla et le président climatodénialiste justifient ces coupes pour stopper « le gâchis et la fraude ». Plusieurs agences fédérales de défense de l’environnement ont été visées, comme le Service des parcs nationaux, l’Agence de protection de l’environnement (EPA), qui a perdu près de 400 employés, et l’Agence météorologique et océanographique (NOAA).
Dans cette dernière, près de 10 % des 13 000 employés ont été licenciés ou ont accepté une offre de démission. Des départs qui risquent de fragiliser les recherches sur le climat et les prévisions météorologiques, comme le suivi des ouragans. L’État de Louisiane dans lequel travaillait la jeune biologiste est pourtant particulièrement touché par ces catastrophes.
« Comment sept personnes peuvent-elles protéger plus de 800 km² ? »
Dans ces réserves naturelles, Mackenzie Kleinpeter devait organiser des événements éducatifs, tous annulés depuis, et surveiller les installations de pétrole et de gaz, une des principales industries de cet État du Sud. Cinq travailleurs sur les douze de l’équipe ont été licenciés ou ont accepté l’offre de démission proposée par le Doge.
« Comment sept personnes peuvent-elles protéger plus de 800 km² ? Ce sont des coupes à l’aveugle », dénonce-t-elle. Aujourd’hui, elle cherche un autre travail, avant que son assurance santé, rattachée à son ancien emploi, n’expire. « Il faudra ensuite débourser près de 800 dollars [730 euros] par mois », explique-t-elle.

© Marine Leduc / Reporterre
La Louisiane, construite sur les sédiments déposés par le Mississippi, abrite 40 % des zones humides côtières du pays, avec des rivières adjacentes, les fameux bayous, qui serpentent jusqu’au golfe du Mexique à travers des forêts marécageuses puis les eaux herbeuses des marais. « En préservant des zones humides saines, nous avons cette protection naturelle contre les ouragans, car elles font diminuer leur intensité » dit James Karst, directeur de la communication de la Coalition pour restaurer la Louisiane côtière (CRCL), un organisme à but non lucratif.
Cette préservation est d’autant plus cruciale que les côtes de Louisiane disparaissent, au rythme de la surface d’un terrain de football submergé toutes les heures. L’effacement se produit progressivement, à cause de la montée des eaux couplée à un enfoncement du sol, notamment provoqué par l’activité humaine et l’industrie pétrolière. Celle-ci a notamment nécessité l’endiguement de canaux et la déviation des eaux du Mississippi, empêchant ainsi le fleuve de déposer de nouveaux sédiments.
Les ravages des ouragans
Mais parfois, cette submersion se produit de manière soudaine, comme après le passage de l’ouragan Katrina en août 2005, qui a inondé La Nouvelle-Orléans et provoqué la mort de 1 800 personnes. Plusieurs zones humides ont disparu, dont une grande partie des îles Chandeleur. En 2021, l’ouragan Ida a arraché environ 275 km² de terres. Parmi les communautés en première ligne, des Natifs étasuniens francophones de l’Isle de Jean Charles, devenus à partir de 2016 les premiers déplacés climatiques des États-Unis.

Cette maison a été détruite par l’ouragan Ida en 2021, sur l’Isle de Jean Charles, où les habitants ont dû quitter leurs terres, devenant alors les premiers déplacés climatiques des États-Unis.
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La protection et la restauration des marais sont ainsi devenues une priorité pour des agences fédérales [1] et celles de l’État de Louisiane collaborent entre elles pour mettre en place des projets d’envergure.
Vingt ans après Katrina, plusieurs licenciements et départs volontaires ont aujourd’hui lieu dans leurs bureaux louisianais, faisant craindre une perte d’activité et de main-d’œuvre nécessaires dans ce travail de protection et de restauration. Des financements fédéraux sont également coupés ou gelés, ce qui provoque des craintes chez de nombreux organismes qui en dépendent.
James Karst, de CRCL, s’inquiète pour deux de leurs grands projets financés à 90 % par la NOAA et l’EPA, tels que la construction de récifs avec des coquilles d’huîtres recyclées et les plantations d’arbres pour ralentir l’érosion. « Les financements semblent coupés de façon assez abrupte, sans que ce soit vraiment réfléchi », déplore-t-il.

Une « floodgate », une porte anti-inondation, en bas du bayou Pointe-au-Chien, en Louisiane.
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D’autres grands projets concernent l’aménagement de digues, et la reconstruction de zones humides. « La solution la plus durable est toutefois d’imiter la nature, en reproduisant les courants de l’eau et le dépôt naturel des sédiments explique une employée fédérale spécialisée dans la protection des côtes, qui préfère rester anonyme. Creuser des ouvertures pour faire circuler l’eau nécessite des financements et des planifications sur le long terme, et on ne peut rien prévoir avec une administration qui change et prend de telles décisions. »
Elle aussi s’inquiète pour son travail : « Je n’arrive plus à dormir. » La situation est si incertaine qu’elle n’ose plus faire d’emprunts pour rénover sa maison. Sa cheffe d’équipe est partie en retraite anticipée, « car elle ne voulait plus retravailler sous Trump », et désormais, « c’est comme si nous avions un bateau sans capitaine ».

« C’est comme si nous avions un bateau sans capitaine » dit une employée fédérale dont la cheffe d’équipe a préféré partir à la retraite anticipée plutôt que de travailler sous Donald Trump.
© Marine Leduc / Reporterre
D’autres contraintes ont été imposées, entravant leurs activités : non seulement le télétravail n’est plus possible, mais les fonds pour aller sur le terrain ou dans des conférences scientifiques sont gelés. « C’est avant tout un travail de terrain, c’est absurde », réagit une autre biologiste qui a été licenciée.
Devenue employée fédérale en 2024, elle avait auparavant travaillé pendant plusieurs années comme contractuelle dans des projets éducatifs et de collectes de données sur l’érosion des côtes. Un travail qui la passionnait. Pour elle, « dire qu’il faut éliminer la fraude et les dépenses inutiles n’est qu’un prétexte. Le but est de démanteler les services publics et de privatiser pour faire du profit, comme dans l’éducation ».
« Même mon propre cousin ne voulait pas me croire »
D’habitude proactive face à un problème, elle ne sait « pas quoi faire », et craint que tous ces chocs émotionnels provoqués par l’administration Trump ne fassent « que rendre les gens apathiques ». C’est ce qui l’inquiète le plus, lorsqu’elle voit que même les recours sont difficiles ou ignorés par le gouvernement. Des syndicats ont lancé des actions en justice, et des magistrats ont jugé certains de ces licenciements illégaux. Mais rien n’indique qu’elle pourra retrouver son travail.
Toutes les personnes rencontrées ont aussi dû faire face au déni de leurs proches, supporters de Trump, dans un État majoritairement républicain. « J’ai fait un post sur Facebook et beaucoup de personnes ont réagi en disant que je n’existais pas, regrette Mackenzie Kleinpeter. Même mon propre cousin ne voulait pas me croire. » Avant d’ajouter : « Ils ne veulent pas le reconnaître car c’est aussi leur faute, ils ont voté pour cette administration. »
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