«L’espionnage est un métier infâme » : le dictionnaire de l’Académie française, en 1798, est sans appel. Olivier Brun et Jérôme Poirot, qui le rappellent dans leur Renseignement français en 100 dates (1), insistent : la culture française méprise le renseignement. Ce que raillait déjà Frédéric II de Prusse : « M. le Maréchal de Soubise se fait suivre par cent cuisiniers ; je me fais précéder par cent espions. » Dans une approche inédite de la discipline, les auteurs proposent, au fil d’une centaine d’entrées, un voyage dans le temps, remontant jusqu’à la guerre des Gaules, gagnée par un Jules César qui recourait déjà aux éclaireurs, informateurs ou agents infiltrés. Les Romains pratiquaient aussi la « guerre psychologique », par exemple en faisant fuiter de faux renseignements.
Près de deux mille ans plus tard, en 1793, un décret punira l’espionnage. Mais au début des années 1800, le redouté Joseph Fouché institue le premier bulletin quotidien de police, à l’usage de l’Empereur. Et, en 1811, des « commissaires spéciaux » sont chargés de surveiller particulièrement l’« esprit public des habitants », la librairie et les associations, les étrangers, etc. En 1899, après que l’affaire Dreyfus a déshonoré les services de renseignement, alors essentiellement militaires, un Contrôle général de la surveillance du territoire est confié au ministère de l’intérieur, qui reprenait ainsi la main sur le contre-espionnage : un épisode dans la (toujours actuelle) « guéguerre » des polices et services, qui se joue autour de la répartition des terrains et des tâches, entre civils et militaires, fonctionnaires locaux et nationaux, etc.
Jamais dans l’histoire les agents et espions de tous ordres n’ont été aussi nombreux : ils seraient plus d’un million dans le monde. L’Atlas secret du renseignement, avec ses cartes, infographies et images rares (2), permet de se repérer dans le maquis des services français, comme dans le fonctionnement des grandes « centrales » étrangères ; il éclaire aussi la géopolitique du moment (les points chauds, aires d’influence, réseaux…) et les enjeux de la guerre souterraine de l’information (zones interdites, armées secrètes, murs-frontières, nids d’espions) ; enfin, il informe sur la méthode (l’orientation des recherches, la collecte, le tri et la cotation du renseignement, sa diffusion) et les missions (la clandestinité, les bases secrètes, les infiltrations/exfiltrations).
Que feraient les États, que seraient les armées sans le secours du renseignement, qui éloigne le risque redouté de la « surprise stratégique » ? L’imposant survol de deux siècles d’engagement de l’armée française par une équipe d’historiens spécialisés ne laisse aucun doute, même lorsque l’opération tourne à la catastrophe (3). Ainsi, dès le début des années 1930, les services français avaient bien anticipé le réarmement du perdant de la guerre ; mais leurs avertissements n’avaient pas été entendus par les politiques, plutôt à gauche, qui soupçonnaient les militaires — plutôt à droite — de faire une fixation sur le « revanchisme » allemand et d’en exagérer la menace, pour décrocher des budgets favorables. Cette conviction aurait contribué à « alimenter l’apaisement de Daladier à Munich [à un moment où] France et Tchécoslovaquie avaient la force pour eux ».
La série d’humiliations subies en 1991 par les Français lors de la guerre du Golfe a mené à la création de la direction du renseignement militaire (DRM), devenue un outil indispensable. Inflexions, revue de sciences sociales éditée par l’armée de terre, a consacré un numéro spécial au « secret » (4) — « nécessaire et légitime » selon le général Benoît Puga, qui a commandé la DRM à la fin des années 2000 : on y explique comment le construire et le préserver. Il y est question tant du secret-défense que des multiples secrets professionnels, y compris chez les religieux, mais aussi de diplomatie, de liberté ou même de fiction.