Malgré le Brexit, introuvable souveraineté britannique, par Alexander Zevin (Le Monde diplomatique, février 2023)


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Nick Cudworth. — « Mobilisation », 2000

© Nick Cudworth – Bridgeman images

En 1961, dans une lettre au premier ministre Harold Macmillan, le président John Fitzgerald Kennedy l’encourage à rejoindre la Communauté économique européenne (CEE) pour prévenir les « excentricités de Paris et Bonn (1) ». Lorsqu’il écarte la première tentative britannique d’adhésion, Charles de Gaulle a donc quelques raisons de redouter que les États-Unis ne se servent du Royaume-Uni pour asseoir leur domination sur l’Europe. En 1967, il justifiera un deuxième veto par la persistance des « rapports particuliers » entre Washington et les Britanniques, « avec les avantages et aussi les dépendances qui en résultent pour eux ». Il faudra attendre 1973, et un président français moins regardant sur ceux-ci, pour que Londres rejoigne le Marché commun.

En 2020, quatre ans après le référendum sur le Brexit, le Royaume-Uni fut le premier État — et à ce jour le seul — à quitter l’Union européenne. Alors que le coût économique de cette décision est source d’incessantes récriminations dans le pays, hors de ses frontières la question la plus fréquente est celle de de Gaulle, mais posée à l’envers : que peut devenir l’Europe sans le cheval de Troie britannique ? Peut-on espérer une Union plus indépendante, moins conforme à cette caricature de « communauté atlantique colossale » fustigée par le général, plus proche de l’« Europe européenne » qu’il disait appeler de ses vœux (2) ? Las, l’Union émancipée de l’intransigeance britannique sur le fédéralisme ou la défense européenne, d’une part ; un Royaume-Uni post-Brexit isolé en Europe, relégué à ses marges ou pris en étau entre Washington et Pékin, d’autre part : ces deux pronostics ont été déjoués par la réalité géopolitique. Et la guerre en Ukraine a agi comme un révélateur des rapports de forces entre Londres et Bruxelles, mais aussi de l’un et de l’autre avec Washington.

Des marines en Ukraine

Monsieur Boris Johnson donne le ton de la réponse européenne dès le 24 février 2022 en appelant à « exclure la Russie de l’économie mondiale, morceau par morceau », et en soutenant sa mise au ban du réseau bancaire Swift, l’arrêt des exportations d’équipements technologiques, la fin de la délivrance de visas, le gel des avoirs et l’embargo sur le gaz et le pétrole. Deuxième fournisseur de Kiev après les États-Unis, Londres a débloqué 2,3 milliards de livres (2,6 milliards d’euros) d’aide militaire depuis le début de l’invasion russe. Pour les former au maniement de ses missiles antichars ou de ses drones, le Royaume-Uni a également invité ses protégés sur les bases du Kent ou de Salisbury, et envoyé ses forces spéciales en Ukraine. Selon un général britannique de haut rang, des centaines de marines agissent depuis avril dans le cadre d’« opérations discrètes dans un environnement extrêmement sensible avec un haut niveau de risque politique et militaire (3) ».

Fin mars 2022, le président Volodymyr Zelensky pouvait présenter le premier ministre britannique comme son dirigeant européen préféré. À la différence de Berlin ou de Paris, expliqua-t-il, « Londres est définitivement de notre côté et n’est pas dans un exercice d’équilibriste ». M. Johnson fut d’ailleurs le premier chef d’État à se rendre à Kiev. Le 9 avril, alors que la Russie et l’Ukraine paraissaient sur le point de conclure un accord de paix provisoire, il débarqua dans la capitale pour délivrer à M. Zelensky la consigne occidentale : rompre les pourparlers dès lors que M. Vladimir Poutine n’était « pas aussi puissant qu’on l’avait imaginé » (4).

M. Johnson a également soigné sa popularité dans les États baltes après y avoir déployé huit mille hommes. Ils y ont rejoint les mille sept cents soldats britanniques déjà présents en Estonie dans le cadre d’une force expéditionnaire mise en place en 2012 et dirigée par la Royal Navy. En somme, le Royaume-Uni rejoue un rôle qui était le sien lorsqu’il appartenait à l’Union aux côtés de pays qui partageaient son scepticisme quant aux velléités d’indépendance militaire — le groupe de Visegrád, composé de la Pologne, de la Hongrie, de la République tchèque et de la Slovaquie, mais aussi la Roumanie, la Bulgarie ou les Pays-Bas.

Les États qui constituent le noyau de l’Union européenne, et qui espéraient gagner en influence à l’issue du Brexit, se retrouvent dans une situation diamétralement opposée. La récession économique menace une Allemagne frappée par l’explosion des prix de l’énergie — consécutive à ses sanctions contre la Russie et à la chute des livraisons de gaz et de pétrole — et également pénalisée par les difficultés de son principal partenaire commercial, la Chine, qu’aggravent les efforts de Washington pour isoler Pékin. Le modèle germanique de croissance se trouve battu en brèche alors que grandit un peu partout la « menace de la désindustrialisation (5) ».

La France, de son côté, est désormais dans l’Union l’unique membre doté de la force de frappe nucléaire et le seul membre permanent du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU). Mais Paris se trouve affaibli sur le plan international après que l’Australie a annulé un contrat d’achat de douze sous-marins français pour privilégier une alliance militaire avec les États-Unis et le Royaume-Uni (6). Et la « souveraineté stratégique » de l’Union européenne ne constitue à ce stade qu’une ambition française. Au point que les Verts allemands ont conditionné leur entrée dans la coalition gouvernementale à l’achat de F-18 américains, ce qui remettait en cause, ipso facto, le projet franco-germano-espagnol d’avion de combat SCAF. Le chancelier Olaf Scholz a obtempéré. En juillet 2022, une personnalité aussi influente que l’ancien ministre des finances de Mme Angela Merkel, M. Wolfgang Schaüble, a même proposé que Paris et Berlin privilégient désormais un partenariat avec Varsovie, ce qui déplacerait le centre de gravité de l’Europe dans un sens conservateur et atlantiste. En tout état de cause, le Brexit n’a absolument pas accouché d’une politique européenne de sécurité et de défense plus indépendante des États-Unis (7).

L’Europe, « auxiliaire civile de l’OTAN »

Depuis les années 1990, l’autonomie de l’Union européenne à l’égard de l’Alliance atlantique a toujours relevé du vœu pieux. En son temps, le président William Clinton avait insisté pour que l’intégration des pays de l’Est dans l’Union, effective en 2004, suive leur adhésion à l’OTAN. La Pologne, la Hongrie et la République tchèque ont ainsi rejoint l’Alliance en 1999, juste avant qu’elle ne lance son offensive contre la fédération yougoslave ; la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie et les États baltes l’ont fait en 2004, au moment où l’OTAN entamait ses premières opérations extérieures en Afghanistan. Et, si la France a menacé d’opposer son veto à la guerre en Irak, elle a ensuite mis ses bases aériennes à disposition des alliés pendant que l’Europe de l’Est hébergeait les sites secrets de la Central Intelligence Agency (CIA) et leurs « interrogatoires renforcés » des « combattants capturés ».

Presque vingt ans plus tard, la guerre en Ukraine a mis en évidence la solidité de ces liens de subordination. Les lecteurs de la presse « de qualité » y trouvent épisodiquement de quoi se rassurer — « Nous pouvons encore être fiers de l’Europe », de son respect de la dignité humaine ou de son combat contre le changement climatique, se réjouissait le 30 octobre dernier le philosophe Slavoj Žižek dans Le Figaro —, mais il devient difficile d’ignorer que, malgré ses vertus, l’Union européenne n’a proposé aucune initiative diplomatique ou militaire digne de ce nom depuis la rupture des accords de Minsk (dont elle, et non les États-Unis, s’était portée garante) (8).

Cette incapacité à agir indépendamment de l’allié américain tient en partie aux tensions franco-allemandes, que la dernière crise a encore exacerbées, et certainement pas à un manque de matériel militaire, puisque les dépenses d’armement de ces deux pays cumulées à celles de l’Italie excèdent deux fois celles de la Russie. Pour le sociologue allemand Wolfgang Streeck, depuis la fin de la guerre froide, l’Union européenne est devenue une « auxiliaire civile de l’OTAN », blottie sous le parapluie nucléaire américain (9). Assurément, quelques pressions nationales peuvent parfois fendiller l’unité occidentale sur le dossier ukrainien : mobilisations en République tchèque contre les prix de l’énergie, querelles italiennes au sujet des livraisons d’armes, colère des milieux d’affaires allemands contre des Américains qui « profitent » de l’envolée des tarifs du gaz naturel. Mais l’Europe peut-elle diverger des États-Unis lorsque des intérêts fondamentaux sont en jeu ? La question risque de se reposer bientôt sur un autre terrain. L’administration de M. Joseph Biden soutient qu’un Occident faible face à la Russie encouragerait la République populaire de Chine à attaquer Taïwan. Fin juin 2022, au sommet de l’OTAN à Madrid, les dirigeants européens ont consenti à qualifier la Chine de « défi systémique » et invité la Corée du Sud, le Japon, la Nouvelle-Zélande et l’Australie à mieux surveiller le périmètre de plus en plus nébuleux du « Pacifique nord » (10).

Nostalgie impériale

Si le Royaume-Uni peut donner une impression de moindre suivisme, cela tient à la « relation spéciale » qui lui confère le prestige du sizenier dans une troupe de scouts. Après le Brexit, les dirigeants du pays ont bien sûr prétendu que la décision marquerait le retour du leadership britannique. La « revue intégrée de sécurité, de défense, de développement et de politique étrangère » de mars 2021 appelait à moderniser une armée aux effectifs plus ramassés mais « plus présente et plus active dans le monde », capable de se déployer rapidement aux côtés des forces spéciales et navales, et disposant d’un arsenal nucléaire plus vaste. La hausse des dépenses militaires décidée par M. Johnson — au niveau de 2,5 % du produit intérieur brut (PIB) en l’espace de dix ans — puis par sa successeure, Mme Elizabeth Truss — 3 % de PIB à la même échéance —, soit une augmentation globale de 20 à 25 milliards de livres par an, donnait du crédit à une telle ambition. Le Royaume-Uni reste par ailleurs l’un des plus gros exportateurs d’armes de la planète grâce notamment à son expertise dans l’aéronautique, dont le gouvernement a récemment tiré avantage pour développer une nouvelle génération d’avions de combat furtifs Tempest avec le Japon et l’Italie.

Toutes les tentatives d’élaboration d’une stratégie destinée à faire advenir un « Royaume-Uni à l’échelle mondiale » (Global Britain) promis par les partisans du Brexit recoupent néanmoins les priorités américaines (11). Parmi les objectifs de la « revue intégrée » de 2021 figuraient ainsi l’envoi d’un nouveau porte-avions dans la zone Indo-Pacifique, afin qu’il soit « disponible en permanence pour l’OTAN » ; la prise en compte de la Corée comme une zone « hautement stratégique » ; le retour de la Royal Air Force (RAF) sur des sites « à l’est de Suez », déjà engagé depuis 2018 ; ou l’ouverture par le Royaume-Uni d’une base navale à Bahreïn ayant vocation à servir d’appui aux opérations américaines dans le golfe Arabo-Persique et au-delà. Et, si la nostalgie impériale influence les institutions qui pensent la politique britannique — le Royal United Services Institute (RUSI), le Royal Institute for International Affairs (Chatham House) ou le Department of War Studies du King’s College —, il n’est pas facile de déterminer quel empire exactement elles regrettent. Une récente volte-face de Londres a reposé la question : après que, en 2015, le gouvernement de M. David Cameron avait annoncé que les rapports commerciaux avec la Chine entraient dans un « âge d’or », l’actuel premier ministre, M. Rishi Sunak, en a annoncé la fin le 28 novembre dernier.

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Nick Cudworth. — « Crossed Lines » (Lignes croisées), 2005

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Car, bien que souvent décrite comme informelle et approximative, la « relation spéciale » produit des effets tout à fait concrets depuis 1940 : outre le partage de renseignements — dans le cadre du pacte five eyes cinq yeux ») impliquant également l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande (12) —, le Royaume-Uni bénéficie d’un accès privilégié à la technologie américaine en échange des bases qu’il met à disposition de Washington. À compter de l’échec de son programme de missile Blue Streak dans les années 1950, cette faveur a surtout concerné les systèmes successifs de missiles balistiques — Thor, Skybolt, Polaris et Trident — sans lesquels Londres ne pourrait ni propulser, ni délivrer, ni même entretenir ou tester ses capacités. En 1986, un journaliste d’investigation dénombra cent trente bases américaines sur le sol britannique, faisant du pays un porte-avions géant pointé vers l’Union soviétique en plein Atlantique nord (13). RAF Lakenheath est la plus grande base américaine d’avions de combat en Europe. Du reste, après le Japon et l’Allemagne, le Royaume-Uni constitue la troisième plate-forme en hommes de l’US Air Force hors de son territoire.

Mais ce qui a le plus changé depuis les années 1990, ce sont les formes que revêtent oppositions et soutien à la « relation spéciale ». Les marques de déférence pour le grand frère américain pouvaient autrefois susciter des critiques, chez les travaillistes comme chez certains conservateurs souverainistes. Aujourd’hui, il paraîtrait en revanche inconcevable que le premier ministre refuse à Washington l’accès aux bases de la RAF, comme le fit Edward Heath en octobre 1973 durant la guerre opposant Israël à ses voisins arabes. Au début des années 1980, le Parti travailliste, alors dirigé par Michael Foot, soutenait la Campagne pour le désarmement nucléaire (CND), qui appelait au retrait des missiles de croisière américains et à la dissolution de l’OTAN. Pareilles revendications vaudraient exclusion de l’organisation aujourd’hui conduite par M. Keir Starmer, digne héritier sur ce point de M. Blair, surnommé le « caniche de George W. Bush » au moment de la guerre d’Irak. Dans un contexte de purges après l’exclusion de M. Jeremy Corbyn du groupe parlementaire de son parti — il fut le premier dirigeant travailliste depuis Foot à avoir remis en question l’atlantisme britannique —, le Labour interdit à ses députés et à ses adhérents de participer aux rassemblements du mouvement Stop the War ou même de critiquer l’OTAN (14). Déjà en tant que chef du service des poursuites de la Couronne, de 2008 à 2013, M. Starmer avait plaidé, à la demande des États-Unis, l’extradition du fondateur de WikiLeaks, M. Julian Assange. Ce dernier attend dans la cellule de la prison britannique où il est incarcéré depuis 2019 que la Haute Cour de Justice annule l’ordonnance ministérielle confirmant cette décision (lire l’article page 23) (15).

Au point qu’il devient plus difficile de s’en prendre à la politique américaine au Royaume-Uni qu’aux États-Unis. Le Quincy Institute for Responsible Statecraft, un think tank basé dans la capitale américaine qui a publié en 2019 une critique vigoureuse de l’orthodoxie interventionniste en vigueur à Washington, aussi bien chez les démocrates que chez les républicains, n’a pas d’équivalent au Royaume-Uni. Du Guardian au Telegraph en passant par The Economist, les grands journaux raillent des forces russes dépenaillées et célèbrent l’Ukraine avec tant d’ardeur qu’ils alimentent l’idée (ou l’illusion) d’une victoire imminente. La classe dirigeante britannique fait front commun quand, aux États-Unis, de hauts fonctionnaires du Pentagone organisent régulièrement des fuites pour contrer l’influence des « faucons » de la NSA et du département d’État (16).

Il en résulte une image déformée de la guerre mais aussi un défaut de réflexion politique. Au lieu de « faire tomber » le régime de M. Poutine, comme l’avaient promis leurs promoteurs, les sanctions contre Moscou ont surtout contribué à une grave dégradation de la conjoncture économique britannique et, notamment, à une augmentation des prix de l’énergie parmi les plus vertigineuses d’Europe occidentale. Le projet de minibudget élaboré en septembre 2022 pour y remédier a conduit à une vente précipitée des obligations d’État qui n’a pas affaibli le rouble, mais a failli rendre insolvables les fonds de pension britanniques et a fait grimper les taux d’intérêt, au point que la Banque d’Angleterre a dû intervenir. Après la démission de Mme Truss et le départ de son gouvernement, le nouveau chancelier de l’Échiquier (le ministre des finances) a annoncé des coupes supplémentaires dans le budget, ce qui a provoqué un essor des mobilisations des employés du secteur public, dont le salaire médian n’a pas bougé depuis 2008. Les choix budgétaires militaires relèveront de la prochaine « revue intégrée », mais le ministre de la défense a déjà fait savoir que, avec 72 000 hommes, l’armée britannique avait tout juste assez d’effectifs pour « faire un peu d’exercice » à domicile (17).

Sur Sky News, le 17 octobre 2022, M. Tobias Ellwood, président de la commission de la défense à la Chambre des communes, a qualifié les événements récents de « pire crise depuis Suez ». La comparaison avec l’expédition militaire de 1956, qui avait ruiné la livre et provoqué le départ du premier ministre Anthony Eden, laisse songeur. Car si Suez a enseigné aux Britanniques à composer avec l’hégémonie américaine, un demi-siècle après avoir pris cette leçon très à cœur, le Royaume-Uni peut-il se résigner à une situation de dépendance encore accrue ?



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