Le numérique peut-il être écologique ? Pourrait-il même devenir low-tech ? C’est-à-dire à la fois utile, accessible et durable, pour reprendre la définition du Low-tech lab. Reporterre a entrepris d’explorer cette question à l’occasion du week-end sur la low-tech organisé en partenariat avec le Musée des arts et métiers, à Paris, du 28 au 30 mars.
Actuellement, les deux notions sont plutôt antagonistes : le numérique représente déjà 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et, surtout, cette empreinte carbone augmente rapidement, de 6 % par an, selon les estimations du Shift Project. Et il faut ajouter à cela ses autres conséquences écologiques, dont sa consommation en eau ou son usage désastreux des matières premières.
Plusieurs acteurs du secteur travaillent pourtant à inverser cette dynamique. L’association Designers éthiques, par exemple, insiste sur l’importance du design dans l’empreinte écologique du numérique. Paradoxalement, agir sur sa partie immatérielle (la conception et le développement de pages web, d’applications, etc.) pourrait avoir un effet majeur sur sa matérialité.
Des pages web toujours plus lourdes
« Le principal impact du numérique, c’est la fabrication des équipements [smartphones, ordinateurs, etc.]. Or, plus une page web est complexe, plus elle nécessite des ressources pour être affichée, plus elle va déclencher l’obsolescence du terminal et provoquer l’achat d’un nouvel appareil rapidement, explique Frédéric Bordage, fondateur de l’association Green IT, spécialiste de sobriété numérique. Le levier technique le plus important est donc de travailler à décomplexifier les pages. »
À titre d’exemple, Green IT a comparé une version récente du site de la Deutsche Bahn, l’entreprise ferroviaire publique allemande, avec une version simplifiée de réservation de billets de train en ligne, affichant peu d’images, pas de fonctionnalités annexes indésirées. Résultat : pour rendre le même service, la page sobre est 1 350 fois moins lourde.
En 2023, plus de 40 % des Français vivaient avec un smartphone dysfonctionnel, majoritairement pour des raisons d’obsolescence logicielle, montre également l’équipe du projet Limites numériques.
« Les développeurs, encore plus que la nature, ont horreur du vide »
Pour Frédéric Bordage, cette obésité croissante du web est liée à la sempiternelle logique marchande génératrice de surconsommation : « Pour vendre un ordinateur, il doit être toujours plus puissant que le précédent. Et les développeurs, encore plus que la nature, ont horreur du vide : ils vont exploiter cette puissance à leur disposition pour concevoir des interfaces et des codes toujours plus lourds, nécessitant des machines plus puissantes, c’est une boucle sans fin. »

Le site du Low-tech lab, conçu selon des principes low-tech : un affichage très sobre et des photos très légères grâce à leur « tramage » particulier et une palette réduite à quatre couleurs seulement.
Capture d’écran/Low-tech lab
Cette fuite en avant n’a pourtant rien de rationnel, y compris pour les industriels : « De nombreux retours d’expérience montrent aujourd’hui que les consommateurs préfèrent la sobriété. Une grande surface britannique s’est rendu compte, après avoir créé une version plus sobre de son site web en mode texte, à destination des personnes malvoyantes, que les personnes voyantes consultaient aussi cette version plus apaisante, sans images clignotant partout », dit-il.
Autrement dit : concevoir des interfaces qui répondent aux besoins des utilisateurs, sans ajouts d’informations parasites cherchant à susciter de nouveaux besoins artificiels. Comme un site de réservation de billets de train qui n’affiche ni offres alléchantes pour des hôtels ni visites guidées pour telle ou telle ville.
Mais cette écoconception peut aussi concerner certains automatismes zélés de développeurs qui anticipent d’éventuels besoins des utilisateurs, comme l’ajout par défaut d’une carte interactive, très lourde à charger. Designers éthiques recommande par exemple, lorsqu’un internaute cherche une adresse, de remplacer l’affichage d’une carte par un annuaire, et de proposer une carte aux utilisateurs seulement lorsqu’ils expriment un besoin de trouver leur trajet.
Développer des paramètres écolos par défaut
Pour éviter l’obsolescence accélérée des appareils, une autre option serait de réhabiliter des technologies passées ou déclinantes. Par exemple, pour acheter un titre de transport en commun. Dans certaines villes, cela nécessite de télécharger une, voire plusieurs applications sur son smartphone, comme le demande la RATP à Paris, ou encore de scanner un QR Code. Autant d’incitations à posséder un smartphone fonctionnel, donc récent, là où d’autres services municipaux permettent d’acheter un titre de transport via l’envoi d’un simple SMS.
Même à technologie inchangée, des leviers existent pour favoriser la sobriété. « Le choix du design dans une application augmente souvent son impact écologique en favorisant l’intensité de l’usage, explique Thomas Thibault, chercheur en écoconception numérique, cofondateur de Limites numériques. Ça peut être un bouton mis en avant pour inciter les utilisateurs à activer une IA [intelligence artificielle], ou à l’inverse une option très difficilement accessible et peu incitative pour régler la qualité d’une vidéo ou de l’appareil photo qui, par défaut, sont en qualité maximale. »
« Le paradigme de la corne d’abondance »
Après la fabrication des appareils, la sollicitation des serveurs est la seconde plus grosse source d’impacts du numérique, souligne le chercheur. D’où l’importance pour Limites numériques de travailler sur la « paramétrisation » : rendre plus accessible aux utilisateurs le réglage des paramètres de leurs appareils qui, souvent, sont réglés par défaut sur les options les plus énergivores et rendent artificiellement les terminaux obsolètes plus rapidement.
« Les industriels sont toujours dans le paradigme de la corne d’abondance. Les paramètres sont par défaut énergivores et on peut, plus ou moins difficilement, activer un “mode écolo” ou “mode économie d’énergie”. Il faudrait renverser la logique : que les paramètres soient par défaut écolos et qu’on puisse si on le souhaite activer un “mode surconsommation” », plaide Thomas Thibault.
La responsabilité en revient aux industriels, mais la sensibilisation des utilisateurs fait partie de la bataille culturelle à mener en faveur de la sobriété. Rendre visible la matérialité cachée du numérique participe de ce que Thomas Thibault appelle « l’intelligibilité », qui permet à l’utilisateur d’avoir conscience des conséquences de ses usages.

Rendre compte de la matérialité du numérique passe par le changement des pictogrammes. Exemple développé par Thomas Thibault et ses collègues sur le site Praticable.fr.
Capture d’écran/Praticable.fr
Les designers ont des tonnes d’idées à expérimenter en la matière. Par exemple, rendre une icône plus lente à déplacer sur un écran lorsqu’il s’agit d’un fichier particulièrement lourd. Ou devoir appuyer plus longtemps sur un bouton (1/4 de seconde plutôt que 1/10 de seconde) pour activer une option énergivore. « On parle de friction symbolique volontaire, pour ramener de la perceptibilité dans le numérique », dit Thomas Thibault.
La friction pourrait même être « saisonnalisée ». Puisque refroidir un centre rempli de serveurs consomme plus d’énergie l’été que lorsqu’il fait froid, la qualité d’une vidéo pourrait par défaut être plus faible lorsqu’il fait chaud, ou lors des pics de consommation, ou encore selon le mixte énergétique du pays où est hébergé le serveur sollicité.
Les idées foisonnent. Designers éthiques propose un guide de 110 initiatives pour aller vers plus d’écoconception. Green IT a aussi mis en ligne ses 115 bonnes pratiques et Frédéric Bordage a participé à l’élaboration de l’Ecoindex, qui permet de tester l’impact numérique d’un site web.
Coder et concevoir un numérique plus sobre, pour éviter l’obsolescence des appareils ; limiter le recours aux serveurs et le flux de données consommées ; favoriser la reprise en main des paramètres par les utilisateurs et conscientiser l’impact du numérique en remettant de la friction dans les usages : tous ces leviers sont plébiscités par les promoteurs d’un design numérique plus écologique.
Mais tous pointent du doigt une carence majeure : l’absence d’une législation coercitive ambitieuse pour aller vers ces conceptions plus sobres. Favoriser une modération des usages, une sobriété des besoins et une baisse de la consommation reste un combat aussi culturel que politique.
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