
Illusion de démocratie, servitude volontaire, fin du monde… Léonor Franc est un écrivain et professeur de philosophie habitué de nos colonnes. Auteur de l’excellent Les crimes des gens ordinaires. Essai sur la violence ignorée, il revient aujourd’hui pour Mr Mondialisation sur les contradictions de la droite politique dans sa notion de « patriotisme ».
Parce que la droite se dit patriotique, traditionaliste et sécuritaire, la gauche est souvent prête à défendre tout l’inverse : pour cette dernière, le patriotisme serait un nationalisme belliqueux, les traditions seraient rétrogrades et la liberté importerait plus que la sécurité. Mais en faisant cela, la gauche alimente l’idée que la droite défend vraiment les valeurs qu’elle affiche. Or est-ce bien le cas ? Si la réponse est négative, n’y a-t-il pas là une opportunité pour la gauche de réinvestir des valeurs généralement négligées par elle ?
Tibo Inshape, désormais premier Youtubeur français, se positionne ouvertement à droite et fait du patriotisme l’une de ses valeurs cardinales. Visiblement, une immense partie de la jeunesse francophone adhère à son propos. Mais qu’est-ce que le patriotisme ?

Le patriotisme : une coquille vide
« c’est au cœur du concept de patriotisme que de ne pas s’interroger sur son sens »
Face à cette question, les discours creux abondent : « C’est aimer la patrie » (réponse tautologique) ou encore « C’est donner la priorité à la France, aux Français ». Mais qu’est-ce que la patrie et qu’est-ce que la France ? Nous atteignons alors déjà une profondeur d’analyse rarement atteinte par l’individu « patriote », à tel point qu’on pourrait supposer que c’est au cœur du concept de patriotisme que de ne pas s’interroger sur son sens.
Ce sont avant tout les politiciens qui doivent faire comme si ce mot avait un sens. Ils anticipent que ce terme sera apprécié par la plupart. Il va sans dire que peu de gens se diront antipatriotes, peu de gens répondront « Non » à « Vive la France ». Le mot « patriotisme » est, pour utiliser une expression de Nietzsche, de la « moraline » : un comprimé de morale vide mais qui fait du bien, au moins sur le mode d’un effet placebo.
« Le « patriotisme » c’est de la « moraline » : un comprimé de morale vide mais qui fait du bien »
Moins on s’interroge sur la signification de ce mot, plus on doit le répéter et agiter des drapeaux français pour donner l’impression, et surtout se donner l’impression, que cette signification est connue, évidente, qu’il n’y a pas besoin de l’énoncer. Plus on ignore la signification d’un mot, plus il faut être prolixe à son sujet, afin de recouvrir de bruit ce néant. Surtout, faire en sorte que l’on soit nombreux à agiter le drapeau en même temps. Si c’est le cas, alors c’est sûr, le drapeau signifie quelque chose de clair, car il serait trop invraisemblable que tant de gens ignorent le sens de ce qu’ils font, n’est-ce pas…
Le patriotisme puriste ou les patriotismes relatifs
En vérité, la question « Qu’est-ce que la patrie française ? » est loin d’admettre une réponse évidente. Elle requiert une réflexion. Mais, pour la plupart des « patriotes », la revendication est plus importante que la réflexion. Revendiquons, prenons plaisir à nous intégrer dans un même mouvement de revendication collective, jouissons de ce sentiment d’identité, ressentons l’enthousiasme d’avoir des opposants, signe que notre combat en est un, puis, éventuellement, un jour, demandons-nous si tout cela était fondé, si nous savions vraiment le sens des mots que nous utilisions.
« L’identité d’une nation n’est pas moins insaisissable que l’identité d’une personne »
Toute personne qui réfléchit sait à quel point tout d’abord définir le mot « France » est une véritable gageure. L’identité d’une nation n’est pas moins insaisissable que l’identité d’une personne. Elle est faite de souvenirs biaisés, tronqués, de mythes, de régimes politiques qui changent, de langues, de traditions et de religions qui changent aussi, sans que l’on puisse trouver cette continuité tant désirée.
Est-il dans l’essence de la France d’être démocratique ? L’histoire de sa monarchie fut plus longue. La France est-elle chrétienne ? Les Gaulois ne l’étaient pas. Un vrai Français est-il descendant des Francs ? Les Francs étaient un peuple… germanique. Les slogans écrits en latin, comme on en trouve chez certaines organisations d’extrême droite, sont-ils plus français ? Le latin est pourtant la langue des envahisseurs romains, la langue d’un « grand remplacement », celui de la romanisation de la Gaule.
Face à cette immense indétermination, chacun posera les limites qu’il souhaite, en faisant commencer la France aux Gaulois, ou à Clovis, ou à la Révolution, etc. Parfois la France est même transférée au Royaume-Uni, entre 1940 et 1944.
« celui qui défend la patrie fait toujours croire que sa définition de la patrie est la seule correcte possible »
Evidemment, celui qui défend la patrie fait toujours croire que sa définition de la patrie est la seule correcte possible. Le patriotisme doit reposer sur cette grande mystification, du moins s’il se justifie par « l’identité nationale ». Souvent, le patriote identitaire ignore que sa définition de la patrie est une définition parmi d’autres. Ou alors il le sait mais ne le révèle pas, sachant que son auditoire ne lui posera pas la question qui dérange.
Encore une fois, le patriotisme est souvent plus utilisé comme une arme que comme une idée. Dans ce cas, peu importe ce qu’est la nation : l’important est ce que le mot « nation » fait dans l’esprit des masses pour les convaincre de se battre. Ce n’est pas un hasard si le drapeau national est agité presque exclusivement dans des contextes de compétition : guerres, sports ou courses au pouvoir, pour faire croire que l’autre camp politique n’est pas français. Le patriotisme n’est jamais vraiment un argument, il est toujours d’abord un objet de revendication et un moyen de distinction.
Certes, le concept de patriotisme n’est pas non plus un néant. L’identité de la France ne s’étend pas jusqu’aux Arapesh. Le concept est simplement approximatif. Mais le patriotisme consiste à faire oublier ce caractère approximatif, à inventer une évidence.
Car le soldat ne pourrait pas sacrifier sa vie pour une approximation. « L’Allemagne avant tout le reste », scandaient les Nazis, comme s’il était facile de distinguer l’Allemagne du reste, l’Allemand du non-Allemand. Comme s’il n’y avait aucune continuité entre l’intérieur et l’extérieur. Comme si l’identité allemande ne portait en elle la trace d’aucun autre peuple. Aujourd’hui encore, en cachant qu’il y a d’autres types de patriotisme possibles, en faisant croire que leur patriotisme est le seul digne de ce nom, les mouvances identitaires ne sont jamais des mouvances qui défendent une identité, mais qui en imposent une.
« Le patriotisme, c’est faire passer le drapeau avant l’idée »
Car le patriotisme n’est pas vraiment une idée. Celui qui critique le patriotisme n’est pas un penseur mais un ennemi. Le patriotisme, c’est faire passer le drapeau avant l’idée. D’où le fait que le soldat défend la nation dans toutes les circonstances : que la France soit dirigée par un tyran ou par le peuple, qu’elle soit raciste ou humaniste. Si la France devient une monarchie raciste, le « soldat patriote » doit encore être prêt à mourir pour elle.
La droite est-elle patriotique ?

Il me semble qu’il fallait ce long détour pour répondre à la question : la droite française actuelle est-elle patriotique ? On sait désormais qu’il convient d’ajouter : de quel patriotisme parle-t-on ? Naturellement, du patriotisme de droite : celui de la France chrétienne, souverainiste…
Dans ce cas, on ne peut que souligner une incohérence. La droite dit défendre les « racines chrétiennes de la France » alors que, par exemple, son programme vis-à-vis des migrants s’oppose diamétralement au message de Jésus, lequel prône l’accueil et l’amour du prochain quelle que soit son origine.
La droite dit défendre la « souveraineté nationale » tout en acceptant, pour l’un de ses partis, l’influence (pour ne pas dire l’ingérence) de la Russie dans ses financements. La droite chante la Marseillaise à n’en plus finir alors que son acte de naissance est antirévolutionnaire, lorsqu’elle a demandé un droit de veto illimité pour le roi. L’extrême droite se dit souverainiste alors que le plus grand parti qui la représente tire son nom d’un parti collaborationniste, le Rassemblement national populaire. Adopter un certain type de patriotisme est une chose, être incohérent dans sa défense en est une autre.
Mais la gauche a-t-elle un autre patriotisme à opposer ? Doit-elle accepter ce concept ou en sortir ? Et, si elle le construit, peut-elle ne pas le trahir ? Sur ce vaste sujet, je me contenterai simplement d’une remarque. Si la France est attaquée par un pays plus tyrannique qu’elle (et malheureusement il en existe beaucoup), alors il est tout à fait louable de défendre la France.
Toutefois, dans ce cas, on défend d’abord la liberté, non pas un pays. La France est défendue de surcroît. C’est en quelque sorte une coïncidence. On ne défend pas la France elle-même puisqu’on est conscient du fait qu’elle est loin d’être une nation pleinement libre et qu’elle pourrait devenir plus tyrannique, comme n’importe quelle nation. La liberté, elle, n’a pas de drapeau national, car elle est intemporelle et incorruptible, contrairement à une nation.
« La seule obligation que j’ai le droit d’adopter, c’est d’agir à tout moment selon ce qui me paraît juste », écrit Thoreau. Si le patriotisme consiste à abandonner sa conscience morale à la patrie, alors il faut abandonner le patriotisme. Car, poursuit le philosophe américain, « pourquoi, dans ce cas, chacun aurait-il une conscience ? »
– Léonor Franc
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