Une mélopée des ombres, par Ulysse Baratin (Le Monde diplomatique, avril 2025)


«Blues grec », « cousin du fado », il reste difficile de définir le rébétiko. Une petite anthologie offre une introduction à ces chansons urbaines du premier XXe siècle (1). Issu du peuple, le rébétiko célèbre l’amertume de l’amour, les douceurs du haschich et les manguès, ces « mecs », ces « durs », jamais loin du coup de couteau. Les traductions gouailleuses de Nicolas Pallier sonnent très juste même si son enthousiasme le conduit parfois à préférer l’esprit à la lettre. Une préface de l’érudit Michel Grodent et la postface de musicologues grecs présentent le rébétiko comme fruit de très nombreuses influences : traditions paysanne et byzantine, complaintes de prison, traces instrumentales turques et arabes, sonorités italiennes… En somme, une musique méditerranéenne ouverte à tous les vents, à l’image du Pirée. Le rébétiko émerge de ce port interlope où le lumpenprolétariat fréquente plus volontiers les fumoirs clandestins que les conservatoires. Cette image est vraie mais elle a fini par devenir un cliché ambigu sur la « musique des bas-fonds ». Les textes réunis ici affinent ces représentations en rappelant par exemple le rôle décisif de l’industrie du disque dans la popularisation du genre. La bourgeoisie des années 1920 voyait pourtant d’un mauvais œil cette musique peu comme il faut, tandis que la gauche dénonçait sa prétendue absence de politisation. Cela n’empêcha pas le rébétiko de s’imposer dans les années 1930 et 1950. Sans doute était-il l’expression d’une Grèce à la croisée des mondes.

Pour se faire une idée de ce qui tramait ces mélopées de l’ombre, rien ne vaut l’autobiographie de Markos Vamvakaris (2). Né en 1905 dans une famille pauvre, il est originaire de la singulière communauté catholique de l’île de Syros. Il y fait mille métiers, de la contrebande et un peu de prison, émigre au Pirée où il devient débardeur sur les docks avant de travailler dans les abattoirs. S’il écrivait des chansons depuis ses 14 ans, le tournant décisif se situe vers 1925, quand l’écorcheur va passer des couteaux au bouzouki, fameuse mandoline grecque au long manche. À partir de ce moment, jouer devient, avec le haschich, toute sa vie. Moyen d’alléger son âme et de raconter une condition, intime et sociale, le rébétiko est une nécessité vitale plus qu’une carrière. Sans le rechercher, Vamvakaris rencontre le succès dans les années 1930. Il sort ainsi de la pauvreté, ce qui ne le détourne pas de ses camarades artisans et ouvriers pour lesquels chanter et jouer faisait partie de la vie courante.

Autant parlée qu’écrite, cette autobiographie tout en rugosités évoque un monde tour à tour sordide et féerique, passant du quotidien ouvrier aux tournées dans les îles, des succès fous dans les tavernes à la déchéance. Le texte entrecoupé de chansons est bien souvent la confession pénitentielle d’une existence « pleine de coups tordus ». Le spleen d’une Égée en noir et blanc y est sauvé par la roublardise hâbleuse de l’artiste sûr de son talent, qui, catholique grec, revendiquait avec fierté son « âme de derviche ». Oublié après la guerre, il fut redécouvert dans les années 1960 par des étudiants enthousiastes, juste avant de mourir en 1972 sur son île natale. À la lecture, le personnage semble condenser toutes les peines, les beautés et les violences de sa musique — elles font de lui un « homme rébétiko ».

L’ouvrage s’accompagne d’un disque résonnant de la tonalité abrasive de Vamvakaris, amplifiée par le grain des vieux enregistrements. Prosaïque, hiératique, cette musique progresse sur un rythme à l’image des danses solitaires qu’il suscite : un pas s’attarde dans le crépuscule ottoman, l’autre s’avance dans les cataclysmes de la modernité. Aujourd’hui, la jeunesse joue de nouveau du rébétiko dans les bars. Son tempo de guingois et sa mélancolie poignante n’ont pas pris une ride.



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