Vienne (Isère), reportage
Après sept ans de procédure, le procès était attendu : la famille Grataloup a assigné en justice la filiale française de Bayer — qui a racheté Monsanto en 2018 — pour les conséquences d’une exposition in utero au glyphosate, l’herbicide phare de la firme.
Sabine et Thomas, les parents, veulent faire reconnaître la responsabilité du géant de l’agrochimie pour les malformations de l’œsophage, du larynx et du système respiratoire dont souffre leur fils Théo, âgé de 17 ans. Un procès qui, entre soutiens et journalistes, a entraîné une affluence inhabituelle au modeste tribunal judiciaire de Vienne, à une trentaine kilomètres au sud de Lyon, pour le dénouement de cette histoire entamée dix-neuf ans plus tôt.
En août 2006, ignorant qu’elle était enceinte de quelques semaines, Sabine Grataloup a désherbé sa carrière d’équitation avec un produit à base de glyphosate, commercialisé sous la marque Glyper. Déjà maman d’une petite fille de deux ans, elle n’avait « aucune raison de se méfier », la société Monsanto présentant alors ses produits comme sans danger pour l’environnement et la santé humaine. Or, c’est précisément au tout début de la grossesse que se forment les organes affectés par les malformations, ont souligné les avocats assurant la défense des Grataloup.
« Un quotidien dicté par les soins et les interventions chirurgicales »
Alice Gourlay-Duplessis, avocate de la famille, a exposé les conséquences pour toute la famille de l’état de santé de Théo, « un quotidien dicté par les soins et les interventions chirurgicales ». Le jeune homme a été opéré dès ses premières 24 heures de vie et a subi, depuis sa naissance, plus de cinquante opérations sous anesthésie générale.
Jusqu’à l’âge de 3 ans, Théo a dû s’exprimer par gestes et a été nourri par une sonde jusqu’à ses 6 ans. Aujourd’hui, il a toujours une trachéotomie, c’est-à-dire un trou dans la gorge, qui lui permet de respirer et de parler, mais qui donne un timbre métallique à sa voix. Pour démontrer la dangerosité du produit, l’avocate a cité plusieurs études scientifiques sur le caractère tératogène — qui génère des malformations sur l’embryon — de l’herbicide incriminé et rappelé que le Centre international de recherche contre le cancer l’a classé cancérogène avéré en 2004.
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« Des présomptions, graves, précises et concordantes démontrent le lien de causalité », entre l’exposition au glyphosate et le handicap de Théo, a conclu l’avocate, évoquant la « chronologie très parlante » des faits, « l’absence d’autres éléments » qui pourraient expliquer ces malformations et leur « caractère exceptionnel » selon l’avis d’un médecin.
Pire encore, Monsanto était non seulement conscient de la toxicité de son herbicide, mais a déployé d’importants moyens pour la dissimuler, a complété son confrère, Me Bertrand Repolt, s’appuyant sur les « Monsanto Papers », des documents internes de la multinationale étasunienne, révélés en 2017, faisant état d’une campagne de désinformation organisée en vue d’assurer la mise sur le marché du produit.
Détourner la responsabilité
Du côté de la défense, le camp Monsanto s’est attelé à contester un à un les arguments de la famille Grataloup. L’avocat de Bayer, Jean-Daniel Bretzner, épaisse chevelure grise, lunettes à la main, a démarré sa plaidoirie en demandant l’irrecevabilité de la demande, arguant longuement que Bayer France n’était ni le producteur, ni le distributeur du produit, mais qu’il s’agissait d’autres entités juridiques du groupe.
Il a aussi avancé la forclusion, estimant que le délai dont disposait la famille pour faire un recours était dépassé. Avant de poursuivre dans un style très théâtral : des employés ont vu Sabine Grataloup épandre du glyphosate en août 2006 : comment peuvent-ils s’en souvenir ? La photo du bidon de désherbant portée dans le dossier : l’étiquette prouverait selon lui que le produit n’a pu être acheté en 2005 comme le prétend la mère de famille. Et de ne pas trouver convaincante la décision du fonds d’indemnisation des victimes de pesticides de reconnaître en 2022 le lien entre les malformations de Théo et le glyphosate.
Mentionnant la réautorisation en 2023 de l’herbicide pour dix ans dans l’Union européenne, il a conclu qu’il n’y avait « aucun lien de causalité » entre le glyphosate et le handicap de l’adolescent, ni « aucun effet sur la reproduction humaine », devant un public incrédule.
« Aplomb » et « sens du spectacle »
« Cette audience a mis en évidence à quel point nous sommes David contre Goliath, a réagi Sabine Grataloup à la sortie du tribunal. Dans l’argumentation de la partie adverse, c’était un peu “ce n’est pas moi, c’est mon cousin belge”. Et nous, petite famille du Nord-Isère, il aurait fallu qu’on assigne la société belge et puis la société italienne, et probablement aussi la société étasunienne… »
À ses côtés, Théo, costume bleu marine et chemise blanche, a retenu « l’aplomb » et « le sens du spectacle » de la partie adverse. Il a salué la plaidoirie « admirable » de ses avocats assurant avoir « toute confiance » dans la justice française. La décision a été mise en délibéré au 31 juillet.
En France, Monsanto a déjà été condamné en 2012 pour l’intoxication de l’agriculteur Paul François au Lasso, un autre herbicide du groupe.
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