La pratique du « shifting » s’impose comme un moyen d’évasion mentale, surtout chez les adolescents. Cette capacité à s’extraire de la réalité pour se plonger dans un univers imaginaire, si elle est une preuve de sensibilité et de liberté, pose aussi des questions profondes sur la santé mentale et la gestion de la réalité.
Imaginez que nous puissions nous projeter dans l’univers d’Harry Potter, interagir avec ses héros et vivre des expériences visuelles et sonores comme si elles étaient réelles, uniquement par la force de note esprit. Ce n’est pas un délire, mais une pratique qui gagne en popularité, notamment chez les adolescents : le shifting. À mi-chemin entre la méditation et l’auto-hypnose, cette pratique consiste à transférer temporairement notre conscience vers des réalités alternatives, souvent inspirées de mondes fictifs. Une sorte de voyage mental.
Changer de réalité
Théoriquement, l’objectif est simple : mettre de côté son environnement immédiat et toutes les contraintes qui vont avec, pour suspendre complètement l’incrédulité, et s’abandonner à la réalité désirée (RD) de notre choix. En pratique, ce n’est pas forcément évident. Sur Internet, de nombreuses méthodes ont été popularisées : la méthode Raven veut simplement que vous vous allongiez et comptiez à rebours à partir de 100, tout en respirant profondément, jusqu’au 1, moment où vous devriez pouvoir rester un temps dans votre RD ; la méthode Julia nécessite que l’on écoute des ondes thêta ou des battements binauraux tout en méditant pendant une dizaine de minutes ; d’autres recommandent simplement d’aller dormir en se répétant intérieurement des affirmations telles que « Je suis à Madrid », ou « Je suis un sorcier », pour ensuite se réveiller dans la RD.
Si tout cela paraît loufoque, ce n’est pas sans rappeler les bases de la méditation, ou de l’hypnose, et si l’on en croit notre capacité de plasticité cérébrale, c’est tout à fait possible d’atteindre un tel état psychique par nous-mêmes. Toutefois, cela nécessite presque toujours de la pratique, une certaine souplesse mentale, et un peu de calme intérieur.
Et, une fois qu’on y a goûté, ce phénomène risque d’aller bien au-delà du simple jeu de l’esprit. Comment ne pas vouloir passer son temps à voyager mentalement, surtout quand la réalité est difficile à supporter ?
Pour le meilleur et pour le pire
Aujourd’hui, comme le rapportent de nombreux médias, le shifting a tendance à s’installer durablement dans les pratiques adolescentes, à une époque marquée par des crises identitaires et sociales.
Comme l’explique Laurent Vercueil dans The Conversation, ce phénomène a notamment pris de l’ampleur pendant la pandémie de COVID-19, période où l’isolement et l’ennui ont exacerbé la quête de sens et d’évasion. Il évoque une étude canadienne qui met en lumière l’augmentation des comportements d’évasion chez les jeunes, comme la consommation excessive d’alcool, mais aussi cette tendance à se perdre dans des réalités imaginaires.
Si cette pratique semble inoffensive en apparence, elle soulève des interrogations sur l’impact de cette évasion sur la santé mentale des jeunes pratiquants. En effet, suspendre l’incrédulité comme le suggère Vercueil, c’est accepter de ne plus distinguer les frontières entre imagination et réalité. Selon les experts en neurosciences, comme le rapporte The Conversation, les voyages mentaux pourraient engendrer des troubles de l’anxiété, voire des comportements de dépendance à ces états modifiés de conscience. En d’autres termes, si le shifting ne se fait pas de manière raisonnable, paradoxalement, il pourrait aggraver la situation qu’il est censée résoudre. Alors, si cette pratique peut vraiment débloquer des schémas mentaux et fertiliser notre esprit assez efficacement, notamment en nous habituant à des techniques de relaxation souvent utiles, il faut aussi faire attention à ce que l’évasion ne devienne pas isolement.
« Pratiquer le shifting, c’est retrouver un contrôle sur son environnement mental, ce qui est très apaisant pour un adolescent en quête de stabilité, » explique le neuropsychologue Jean-Claude Ruel. Mais cette quête de contrôle mental soulève la question de la santé mentale à long terme. Le passage régulier de l’imaginaire à la réalité, s’il est plutôt une preuve de conscience et de lâcher-prise, pourrait tout de même perturber la capacité des jeunes à affronter les difficultés de la vie réelle. Vivre dans un monde parallèle en permanence, c’est aussi s’empêcher de faire face à ses peurs, à ses frustrations et aux défis de la vie quotidienne.
La question du shifting se pose donc avec acuité dans le débat sur la gestion des pratiques digitales et virtuelles des jeunes générations. Des voix s’élèvent pour mettre en garde contre les dérives possibles, mais aussi pour encourager une réflexion collective sur l’émergence de ces pratiques. Les professionnels de la santé mentale commencent à s’intéresser de plus près à ce phénomène, considéré parfois comme un miroir tendu à notre époque.