Un juge peut-il contrarier la carrière politique de quelqu’un ?
Les individus qui sont arrivés à décrocher un poste de décideur (président de la République, parlementaires, ministres, jadis fonctionnaires) sont en général protégés par des dispositions diverses (constitutionnelles pour certaines) qui interdisent d’entreprendre contre eux tout ou partie des actions civiles ou répressives que l’on peut déclencher contre un citoyen « ordinaire ».
Ce sont des règles inspirées par la sagesse, mais qui peuvent être utilisées de manière détournée de leur objet … à des fins en réalité illicites, voire « crapuleuses ».
– Inspirées par la sagesse, car il convient d’éviter que des politiques soient empêchés d’agir par le simple déclenchement de procédures judiciaires (par exemple les procédures « baillent » bien connues des chercheurs qui veulent publier des études portant sur des faits qui dérangent) , qui les conduisent dans les faits à changer de politique ou à quitter leurs fonctions si leurs décisions contrarient les intérêts personnels de certains. Ces protections sont en réalité nécessaires pour que les titulaires de charges puissent gérer l’intérêt général
– Un ensemble de faits montre que ces protections peuvent être et sont parfois exploitées par certains individus à leur profit personnel : – la France se trouve à cet égard en très mauvaise place dans le palmarès de la corruption. – Diverses études (celles de P. Pascot par ex.) recensent de multiples situations dans lesquelles l’exploitation du poste « permet », favorise ou n’empêche pas la corruption. – Des individus qui ont exercé des charges de premier plan, vivent avec à la cheville, non leur « Rolex, » mais un bracelet électronique qui leur épargne la compagnie de gens en réalité aussi condamnés qu’eux… Sans compter que la recherche « du fric » (perspectives de pantouflages ; « optimisation fiscale », montage de trusts, prise illégale d’intérêts, immunités et privilèges juridictionnels …) Sont pour certains un élément moteur ou non négligeable de leur « engagement » en politique. Ce qui, en tout cas, dénature le lien qui est censé exister entre les citoyens et ceux que ces derniers élisent pour les représenter. Comme si le gouvernement pouvait encore être, dans ces conditions, celui « du » peuple, « par » le peuple, « pour » le peuple. (Sans compter la « communication » / manipulation qui, sans aucune forme de sanction, introduit le dol dans les bureaux de vote, d’où leur nom sort comme il a été prévu et organisé).
Comme l’éthique a du mal à s’imposer de par les habitudes relevées au sein du personnel politique, comme les citoyens n’ont pas la possibilité de révoquer les individus qu’ils ont élus, on ne voit guère que les juges pour introduire un peu plus de dignité (en l’imposant) dans le mode de gestion de la société.
Mais les juges sont également des êtres humains qui peuvent être soumis aux mêmes contingences que ceux qui « font » de la politique et en vivent, comme s’il s’agissait de gérer une carrière,… pendant 20, 30, 40 ans.
Les juges du siège sont juridiquement « indépendants ». Indépendance qui se gère également compte tenu de la psychologie de chacun et du contexte professionnel.
Les juges peuvent accepter d’aller dans le « sens du manche » et, drapés d’hermine, de servir de petites mains aux puissants (dont ils peuvent vouloir se protéger – ce qu’on ne saurait systématiquement leur reprocher -, ou dont certains peuvent espérer une récompense dans le déroulement de leur carrière). NB. Les puissants du moment – y compris possiblement ceux du moment présent – ont selon cette même logique des raisons de craindre pour eux quand la roue et le vent auront tourné, et qu’ils n’auront plus les moyens de nuire aux juges.
Les juges peuvent aussi (en risquant parfois des « retours de bâton », individuels ou affectant l’institution judiciaire qui subira alors une réorganisation) utiliser leur pouvoir de décision pour rédiger des décisions pouvant, dans l’intérêt des citoyens, des libertés et des droits de ces derniers, heurter les intérêts de tel politicien, les intérêts de ceux pour lesquels certains politiciens « travaillent », ou les habitudes de la classe politique du moment.
Ce qui, dans les deux cas, n’est pas bien difficile : une décision de justice, c’est des mots que l’on choisit (notamment pour estimer que les faits sont ou ne sont pas établis, et que tel texte s’applique ou non) et que l’on assemble pour conduire à la décision (le dispositif) en y donnant une « justification » (la « motivation »).
L’émoi suscité par la décision d’un tribunal correctionnel concernant une candidate déclarée (M. Le Pen) à l’élection présidentielle invite à poser la question de la nature et de la portée de cette décision.
– Il s’agit d’une décision qui rend (en l’état) inéligible une personne condamnée. On ne saurait s’offusquer d’une telle préoccupation.
– Il s’agit par ailleurs d’une décision qui a une portée politique. Que les auteurs de manuels citeront peut-être pour cette raison. Parce qu’au delà des polémiques de circonstance, ce jugement aura (possiblement) conduit les décideurs futurs à réformer les textes :
– Déjà pour allonger la liste des inéligibilités et y introduire (pour tout le monde) l’exigence d’un casier pénal vierge. Et peut-être : dossier exempt de certaines décisions de la justice civile, commerciale ou administrative ; dans lesquels les concepts de probité ou de faute inexcusable ont, par exemple, été à la base de la motivation de décisions de ces juridictions. (1)
– Ensuite, pour organiser des procédures de réformation des procédures de l’appel et de la cassation, qui permettent à ces condamnés particuliers d’épuiser les voies de recours avant la date de l’élection. NB. Étant entendu que dans l’affaire Le Pen, cette femme politique pourrait techniquement (au prix de ce qui pourrait évidemment être considéré comme un « scandale ») participer à l’élection présidentielle si les membres du Conseil constitutionnel la plaçaient sur la liste des candidats, après qu’elle aura simplement produit le nombre requis de « parrainages » (v. la loi organique 2016-506). Surtout que la candidature Le Pen peut encore avoir son utilité pour engendrer une fois encore l’élection … de son concurrent.
Marcel-M. MONIN, ancien maître de conférences des universités.
(1) en revanche, il ne nous semble pas utile d’allonger la liste des personnes ne pouvant, comme collaborateurs de parlementaires, être rémunérés par les contribuables. C’est traditionnellement le travail des juges de déterminer si des faits tombent sous le coup de la loi pénale. Qui peut être rédigée de manière plus ou moins pertinente ( un enfant – interdit de recrutement par la loi 2017-1339 – peut être d’un grand dévouement, ne pas compter ses heures de travail, avoir une parfaite compétence, donc être d’une grande utilité pour un père ou une mère parlementaire. Comme il est de tout évidence illusoire de confier à un organisme spécifique le soin de donner le feu vert aux autorisations d’embauche : on a observé que les commissions dites de déontologie ne sont pas toujours très regardantes sur des « pantouflages », auxquels il est fait allusion ci-dessus, et prennent des positions que d’autres qu’elles, notamment des juges, n’auraient possiblement pas adoptées au regard de divers principes.