Fourques (Gard), reportage
Au milieu d’un lopin de terre, son sécateur à la main, Florine Vanorlé, 45 ans, coupe quelques branches de romarin. Le ciel pluvieux est triste, à l’image de son moral. Le 13 décembre dernier, la foncière de Terre de liens (TDL), structure d’investissement solidaire à qui appartient la parcelle de 400 m2 située sur la ferme de 5 hectares du Rouinet, à Fourques (Gard), annonçait par lettre recommandée à la productrice de plantes aromatiques et médicinales qu’elle devait quitter les lieux. Motif invoqué : après deux ans de procédure, le maraîcher, actuel locataire de l’ensemble de la ferme, refuse finalement de signer le bail à copreneur. Cela aurait permis à Florine de devenir officiellement locataire des terres et d’obtenir le statut d’agricultrice.
« Je ne m’attendais pas à ce que Terre de liens soit aussi impuissant », déplore l’ancienne médiatrice culturelle en reconversion professionnelle, que cette décision oblige à « repartir de zéro ». Selon Florine, c’est lorsqu’elle a contacté la foncière Terre de liens concernant l’ingérence de certains bénévoles du mouvement sur son activité que les relations se sont tendues avec le maraîcher et ses référents. « Avec cette décision, la bureaucratie a pris le pas sur les relations humaines », estime-t-elle, entourée de ses plants de sauge, santoline, hélichryse et grenadier, qu’elle a dû transplanter le 8 mars dernier.

© Estelle Pereira / Reporterre
Le courrier qui a scellé son sort a été signé par le codirecteur de la foncière, Sylvain Poutrain, et le président de l’association TDL Languedoc-Roussillon, Dominique Morand. Florine n’a jamais été en contact direct avec eux. « Nous avons une part de responsabilité dans cet échec, reconnait Sylvain Poutrain auprès de Reporterre. Celle de ne pas avoir anticipé la dégradation des relations sur la ferme et de ne pas avoir sécurisé Florine dès le début. »

© Antoine Dagan / Reporterre
Un propriétaire éloigné du terrain
Le mouvement Terre de liens a été fondé en 2003, avec l’objectif de racheter des terres agricoles grâce à l’épargne citoyenne pour les louer à des paysans sans capital. Face à l’érosion continue du nombre de terres disponibles, il reste un de leurs derniers soutiens. En 2024, la structure est propriétaire d’une superficie agricole d’environ 10 000 hectares, sur 405 fermes (362 pour la foncière, 43 pour la fondation).
En dix ans, le nombre d’acquisitions a été multiplié par quatre. Aujourd’hui, la gestion patrimoniale revient principalement à la foncière (159 millions d’euros de capital en 2024) qui a la charge de la location des terres, des bâtiments agricoles et de logements auprès de 91 % des fermiers du réseau.
« De plus en plus de fermiers me disent qu’ils n’arrivent pas à joindre la foncière, donc leur propriétaire, quand ils ont un problème », dit un bénévole qui souhaite rester anonyme. « Référent ferme » dans l’une des dix-neuf associations territoriales de la fédération TDL, il est chargé, entre autres, d’accompagner les « porteurs de projet » dans leur candidature. Le retraité s’inquiète de « la bureaucratisation du mouvement » : « C’est une dérive comme on en retrouve dans les mouvements citoyens, où les gens raisonnent uniquement sur la base de réglementations, de normes et oublient la dimension humaine. »
Centralisation des décisions
« On ne vit pas dans le même monde », « les décisionnaires sont déconnectés de nos réalités », « Terre de liens est devenue une grosse machine ». Plusieurs locataires de terres mentionnent auprès de Reporterre des courriels de détresse restés sans réponse et des difficultés à joindre la foncière.
« Quand je leur ai fait part de mes besoins en travaux, j’estime avoir été complètement lâché », relate Léandre Langeard, ancien maraîcher installé en plein vignoble nantais. En 2015, il a créé avec sa compagne une ferme à Gorges (Loire-Atlantique), sur 4 hectares rachetés par la foncière. En 2017, une cagnotte de soutien a été lancée. Près de 70 000 euros ont été récoltés. Moins de la moitié a été utilisée pour l’achat des terres. Sans raccordement à l’eau, sans hangar de stockage, l’expérience a vite tourné à l’épuisement. « La foncière nous a répondu que notre exploitation devait être rentable pendant trois ans, sans quoi ils n’investiraient pas. Or, pour être rentables, nous avions besoin de ces équipements. Nous étions dans une impasse. »
Chez le propriétaire Terre de liens, les demandes de travaux sont étudiées par un « conseil d’engagement » de dix personnes. Les dossiers sont validés ou non selon plusieurs critères : « Le loyer que l’on va obtenir de ce bâtiment et notre capacité à porter la maîtrise d’ouvrage », résume Sylvain Poutrain. Ce besoin de garantie de rentabilité, Terre de liens l’explique par des comptes à rendre aux épargnants : « Notre premier rôle est de solliciter des citoyens pour qu’ils achètent des parts de capital. C’est une souscription et non un don. Cet argent, on le leur doit quand ils veulent le récupérer », explique Luc Moineville, gérant de la foncière. L’argent des souscripteurs ne pouvant servir à rémunérer les salariés, ces derniers le sont à partir des loyers payés par les fermiers. En 2024, la foncière comptait 31 des 164 salariés du mouvement.
Candidates en 2021 à la reprise de la ferme de Léandre Langeard, Delphine et Chloé ont finalement passé leur chemin. « Si pour chaque demande de travaux, comme une pépinière ou une chambre froide, il faut déposer un dossier pour prouver notre rentabilité, c’est laborieux. À l’inverse, si l’on décide par simplicité de faire les travaux qui incombent au propriétaire, nous n’avons aucune possibilité, comme locataire, de valoriser financièrement le terrain en le revendant à un futur repreneur », analysent-elles.
Les deux candidates racontent n’être jamais parvenues à rencontrer une personne de la foncière — uniquement des salariés et bénévoles de l’association Terre de liens Pays de la Loire, qui n’ont pas la main sur les décisions finales.
Le statut du paysan « relégué » par le mouvement
Le fonctionnement classique propriétaire-locataire fait débat au sein du mouvement, comme l’explique Bertrand [*], fermier de longue date, qui questionne le modèle économique fondé sur les loyers : « Je fais partie de ceux qui refusaient le statut de fermage. Pour moi, on ne peut pas considérer la terre comme un bien commun et avoir une structure éloignée, qui agit comme un mégapropriétaire et centralise les décisions. J’étais pour que les fermiers soient considérés comme propriétaires. »
Quand il a souhaité partir de la ferme qu’il louait depuis des années, Lucien [*] s’est vu proposer une somme de quelques milliers d’euros pour la maison qu’il a construite sur son exploitation, avec « l’accord oral de la foncière ». « Je savais que mon bail n’était pas clair, mais c’était le début de Terre de liens. Quand j’ai voulu qu’on formalise les choses, je n’ai plus eu de réponse à mes mels, parfois pendant plusieurs mois. » Il ajoute avec amertume : « Je suis paysan, je travaille 90 heures par semaine pour 2 euros de l’heure, et j’ai en face de moi des salariés payés avec des salaires de cadres, qui ne comprennent pas que j’ai besoin de garanties. La question du revenu paysan et de son statut dans la société a été reléguée par le mouvement. »
« Au début, il a pu arriver que l’on donne des autorisations de travaux sans formalisme et sans préciser les indemnités de fin de bail, qui peuvent créer aujourd’hui des incompréhensions », admet Sylvain Poutrain, recruté en 2021. Pour lui, la foncière a appris de ses erreurs et s’est professionnalisée. « Les premiers candidats ont essuyé les plâtres », estime Lucien.
En réaction à ces déconvenues, des fermiers ont bien essayé de créer une association des fermiers Terre de liens en 2011, pour représenter leurs intérêts et siéger dans les instances de décisions. « Le projet a capoté à cause des difficultés des fermiers à se dégager du temps », regrette Bertrand [*].
En parallèle, l’association Terre de liens Pays de la Loire a créé en 2018 sa propre foncière, Passeurs de terres, sous la forme d’une société coopérative d’intérêt collectif (Scic). Les fermiers siègent au conseil d’administration au même titre que les épargnants.
Aujourd’hui, la coopérative expérimente le bail à domaine congéable. Ce contrat permet aux agriculteurs et agricultrices d’être propriétaires du bâti que la foncière s’engage à acheter au prix de sa valeur lors de son départ. « Cela simplifie les procédures, dit Philippe Jaunet, président de Passeurs de Terre. Mais ce modèle implique que les fermiers qui reprennent une ferme puissent investir. C’est un outil complémentaire de la foncière Terre de liens. Pour l’instant, nous n’avons pas le recul pour savoir si ce type de bail est une solution. »
Régionalisation et questionnements
Ces dernières années, la foncière a recruté neuf gestionnaires de patrimoine. En 2023, des discussions avec les paysans et paysannes ont fait évoluer la foncière sur le type de bail qu’elle pouvait signer. Fin 2024, un appel à candidatures a été émis pour qu’un fermier soit membre du conseil d’administration de la fédération.
« Nous avons également lancé un mouvement de régionalisation des équipes de la foncière afin de se rapprocher des territoires et de leurs préoccupations. Plus nos équipes seront proches des bénévoles, plus le système aura de chance de fonctionner », espère Luc Moineville. Quant à l’agrandissement de la structure, le gérant tempère : « Le fait d’avoir toujours plus de fermes est source de débats. Nous sommes un mouvement en questionnement permanent. »
En attendant, Florine cherche toujours des terres pour planter ses arbustes et arbrisseaux, avec le soutien d’un réseau de paysannes solidaires. Léandre a tourné le dos à l’agriculture. Delphine et Chloé, pour lesquelles « Terre de liens reste un acteur indispensable pour l’installation », ont choisi de développer leur ferme sur des terres dont elles sont propriétaires.
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