Les librairies françaises ont peur de devoir tourner la page


Les librairies françaises se meurent. Sous le poids d’une rentabilité famélique, de charges en hausse constante et d’une concurrence injuste, ces maillons essentiels de la chaîne culturelle semblent prêts à se briser. A-t-on le droit de laisser faire ?

Dans un monde qui érige la rentabilité en vertu cardinale, et la culture en confiture, les librairies françaises tiennent debout à la seule force de leur passion… et de leur dette. En marge du Festival du livre de Paris, qui se tient du 11 au 13 avril au Grand Palais, le décor est planté : les libraires naviguent à vue. Ils continuent de tenir la barre, mais jusqu’à quand ?

Une passion sous perfusion

Avec un taux de rentabilité moyen de 1 %, les librairies sont officiellement, selon l’étude de Xerfi citée par The Conversation, le commerce le moins rentable de France. Une performance triste, mais pas vraiment nouvelle. Ce qui l’est, en revanche, c’est l’aggravation de cet état de faiblesse chronique : le chiffre d’affaires stagne, les charges explosent (loyers, salaires, transports), et les trésoreries fondent. Les librairies indépendantes, qui ne peuvent se réfugier dans les économies d’échelle des grandes chaînes, sont les premières à tomber.

Le fameux “effet ciseau” évoqué depuis la pandémie est désormais bien installé : baisse d’activité d’un côté, augmentation continue des coûts de l’autre. Et ce n’est pas une vue de l’esprit : en 2024, l’activité des librairies a reculé d’1 %, et les prévisions 2025 annoncent un repli plus fort encore, surtout pour les petites structures (-4 % attendus selon Xerfi). Le tout dans un climat général alourdi par les incertitudes autour du Pass culture et les manœuvres d’Amazon, qui attaque la régulation du secteur devant le Conseil d’État. “La librairie, aujourd’hui, est un métier à la limite de la fiction économique”, ironise amèrement un libraire.

Et pourtant, elles sont essentielles. Dans un marché où les nouveautés inondent les rayons — 67 000 nouvelles références vendues en 2023 —, les librairires assurent tant bien que mal un travail de sélection, de curation, de mise en valeur des œuvres. Une manière de faire rempart, selon la journaliste Claire Lecœuvre, au “gâchis et danger écologique” que représente cette surproduction absurde, essentiellement faite de romance pour young adults, de manga et de polars.

Chérir les voies alternatives

De fait, surtout pour les vrais passionnés, leur métier ne se résume pas à vendre les dernières sorties de tel prix littéraire ou les incontournables du moment. Ils soutiennent les fonds, ces titres anciens, parfois oubliés, mais toujours vivants. En littérature jeunesse et BD, 44 à 46 % des ventes concernent des titres du catalogue (parus depuis plus de deux ans). C’est aussi là que se joue la diversité culturelle : faire vivre les voix confidentielles, les éditeurs indépendants, les textes qui ne trouvent pas leur place en tête de gondole. Un rôle que personne d’autre n’assume aujourd’hui avec autant de constance et de discernement. Mais tout cela est très diffile.

Et l’énergie de résistance ne suffit plus à masquer la fatigue. Les stocks atteignent un niveau historiquement bas — 14,4 % en 2025, le pire taux depuis 2016 hors pandémie — preuve d’une gestion serrée, à la limite de la survie. On rogne sur tout. Mais comment faire du travail de fond, de médiation, d’accueil d’auteurs, d’animation de quartiers, avec si peu de marges de manœuvre ? Comment exister face à Amazon quand on doit compter chaque centime et que chaque nouvelle commande est un pari sur la fidélité des lecteurs ?

La question n’est plus simplement économique, elle est éminemment politique et sociétale. Laisser mourir les librairies, c’est abandonner une part de notre pluralisme culturel, notre capacité collective à penser en dehors des sentiers battus, à découvrir des œuvres hors des radars du marketing algorithmique. C’est renoncer à un lieu physique de lien, d’échange, d’émotion partagée.

Et si le tableau peut paraître sombre, il ne faut pas oublier que le secteur attire encore. La dynamique de créations et de reprises de librairies reste bien présente, même si elle ralentit. Il devient de plus en plus clair qu’une réponse structurelle est attendue, non pas seulement des pouvoirs publics, mais de toute la chaîne du livre : éditeurs, diffuseurs, lecteurs. Les librairies ne peuvent plus porter seules le poids d’un système où la nouveauté permanente, la concentration des ventes et la fragilité des marges sont devenues la norme.





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