par Panagiotis Grigoriou
Un élément bien typique du réseau routier grec, c’est l’iconostase au bord des routes, que l’on rencontre à vrai dire presqu’à répétition, virage… après virage.
Iconostase sur la route. Thessalie, 2024
Pour un voyageur débarquant pour la première fois en pays hellène, la surprise est même de taille, quand il découvre au long des routes de nombreuses «mini chapelles», installées invariablement sur les lieux d’accidents de la circulation.
Ces «petites églises», comme certains les appellent, sont alors partout, peu importe que la route soit au centre d’une grande ville ou dans un petit village, sur les grandes autoroutes ou dans les montagnes sur de mauvais chemins de terre.
Iconostase sur la route des Météores. Thessalie, 2025
Et de la même manière, on les retrouve près des côtes ou sur les ports, au souvenir des marins emportés ou alors sauvés des vagues, puis comme il se doit sur les lieux de mémoire tels les champs de bataille, voire enfin, à proximité des voies ferrées… quand cela s’impose comme on dit par les faits.
Cette iconostase de la mémoire et du rappel quant au sort éphémère des humains que nous sommes, ce memento mori des Romains à son tour héritage en quelque sorte des stèles grecques antiques, est avant tout une offrande, une expression de gratitude envers le céleste, de la part de ceux qui ont eu un accident.
Iconostase sur la route du Pinde. Thessalie, 2025
La plupart sont en métal mais elles peuvent être fabriquées avec n’importe quel type de matériau, avec des galets ou du marbre, construites avec des briques, du plâtre ou des panneaux en plastique. À l’intérieur, y est posée l’icône d’un saint et parfois la photographie du défunt, puis, un flacon d’huile d’olive et des allumettes pour que les passants puissent allumer la bougie en sa mémoire.
Pour leur grand nombre, ces iconostases que l’on appelle également «petits lieux de pèlerinage», sont rouillées et délabrées. D’ailleurs, le plus souvent et en cheminant en Grèce, plus personne ne connaît les causes et les circonstances exactes de leur installation.
Il n’y a que la désolation et la mémoire qui demeurent intactes en ces lieux, à défaut de rester sinon anonymes, surtout en absence d’inscription ou lorsque le temps passé aura effacé tout message écrit.
La chapelle des Saints-Asomates du Cap Taínaron, 2025
Cependant dans les villages, les iconostases sont plus soignées, car presque toujours, quelqu’un y passe pour allumer la bougie. Les plus modernes sont décorées de lettres dorées, d’inscriptions calligraphiques, de bougies… à piles qui se rechargent grâce au soleil, de fleurs en plastique, de photographies indélébiles et de petits poèmes composés à la manière des mirolóyia, ces lamentations instrumentales et vocales dans les fêtes et les funérailles, poèmes et alors chants funèbres dont les plus tragiques s’y trouvent aux iconostases dédiées aux jeunes.
Décorées comme il se doit… de poupées, d’objets préférés et de fleurs si possible fraîches qui se renouvellent sans cesse. Et cela, jusqu’à la chapelle des Saints-Asomates du Cap Taínaron dans le Magne, dédiée aux Anges, car qualifiés de Saints Incorporels, près des Portes d’Hadès des anciens, où on y trouve invariablement les mêmes offrandes que de leur temps, en plus des photographies des êtres chers.
Décorées comme il se doit, Saints-Asomates, 2025
La chapelle actuelle, bâtie sur les restes du temple antique ne comporte certes plus ses icones ni même ses croix, et pourtant, Grecs et non-Grecs, déposent ici les preuves de vie des défunts qui sont les leurs, humains comme parfois animaux. Entre autres, photos, jouets et même nourriture… offrandes il faut dire symboliques et pourtant essentielles, faisant honneur au mince passage entre notre monde et l’au-delà, qui plus est, aux… Portes des Abimes.
Mais qui peut-il sinon juger – et cela à toute période historique – la douleur de l’âme humaine et son besoin de communiquer avec les êtres chers… ayant accompli le grand voyage ?
Et sur les routes, aux yeux de la plupart des gens en Grèce, les chapelles sont, notons-le, une indication déjà, quant à la dangerosité présumée de la route. Il y a des endroits avec deux ou trois iconostases regroupées d’un côté de la chaussée, là où… il vaut mieux ralentir.
Mémoire d’Efthymía Serdári. Mont Olympe, 2024
C’est ainsi que dans l’esprit des Grecs, ces «petites églises» deviennent les anges gardiens à l’entrée de chaque village, pour éloigner le mal, la maladie et la mort ! Voire même le crime, à l’image de l’iconostase placée sur la route qui mène vers le mont Olympe, près d’ailleurs d’un ravin, à la mémoire d’Efthymía Serdári.
C’était en juillet 1989, quand le corps d’Efthymía Serdári a été retrouvé en décomposition dans le ravin proche d’Énipéas. Ce crime odieux ayant été commis en ces lieux, il a sitôt choqué l’opinion publique grecque. Pour évoquer son histoire exacte, Efthymía Serdári – Palimárkou, mère de deux enfants, a été assassinée par son mari, avec la complicité de la maîtresse de ce dernier. La presse de l’époque, les décrivait même comme étant des «amants sataniques».
Iconostase face au mont Olympe, 2024
Depuis donc mars 1989, Dimítris Palimárkos et sa maîtresse, planifiaient comment «se débarrasser» de l’épouse «encombrante». Le 30 juillet 1989, ils mettent alors leur plan à exécution. Ils ont choisi cet endroit reculé pour commettre leur crime. Ils voulaient attirer la victime jusqu’à une falaise, pour ensuite faire disparaître son corps.
Palimárkos était un agent actif dans l’achat et la vente d’icônes et il appartenait en même temps à un réseau de voleurs d’antiquités, sans que son épouse malheureuse soit au courant. Il a donc convaincu sa femme par téléphone de se rendre à un village sous le mont Olympe, pour acheter des icônes byzantines auprès d’un prêtre local.
Iconostase près du Pinde. Thessalie, 2025
Il lui a expliqué qu’une autre femme viendrait avec elle pour l’aider à négocier. Le rendez-vous fut pris et ils partirent en direction de ce lieu. Sur leur chemin, elles rencontrèrent également Palimárkos. Sous l’apparence d’une statuette en or qu’il aurait cachée près du ravin d’Énipéas sur le mont Olympe, il conduisit sa femme là où sa fin serait ainsi… scellée.
L’assassin l’a poussée du haut de la falaise et les deux complices, ont ensuite signalé sa disparition. Ils ont ainsi jeté la malheureuse épouse d’une hauteur de 1300 mètres et ils sont immédiatement rentrés chez eux. Ils pensaient avoir commis le crime parfait. Quelques mètres avant la falaise en guise de belvédère, il y avait cependant un banc… où le couple illégitime s’asseyait souvent. C’est là… qu’ils avaient alors gravé leurs deux prénoms.
Iconostase sur le lieu d’une bataille. Thessalie, 2025
L’enquête de la Police n’a pas tardé à établir les faits. Les coupables ont été jugés et d’abord Palimárkos, pour qui la perpétuité fut requise. Sa complice n’a pas été reconnue directement coupable et elle a purgé une peine de quelques mois seulement. Par la suite et d’après le reportage de la presse du moment, elle a émigré en Allemagne, où elle s’est mariée, pour visiblement ne plus revenir en Grèce.
De passage par ce lieu il y a quelques mois, j’ai vu qu’un car de touristes s’est arrêté pour bénéficier du belvédère et… du fameux banc, face au ravin d’Énipéas. J’ai montré l’iconostase à mes heureux participants de la Grèce Autrement, ce que les passagers du car ont naturellement largement ignoré.
Chapelle en mémoire des victimes… du crime de Témpi. 2023
Un peu plus au sud et en dépassant Olympe, à la sortie de la Vallée de Témpi, nous avions également aperçu la petite chapelle, en mémoire des victimes du pire accident ferroviaire de Grèce, le «Crime de Tempi» comme on l’appelle désormais au pays jadis de Zeus, ayant causé la mort de 57 personnes, en majorité étudiants.
Cette rapide tournée dans certains recoins tant assombris par des faits historiques dramatiques, sont pour la Grèce Autrement, autant l’occasion pour faire émerger l’âme du pays, même lorsque cette dernière s’avère… si grièvement blessée.
Développant à l’occasion les circonstances de cet événement, j’évoque combien cet accident «programmé», devient aussitôt un catalyseur pour le calendrier politique et sociétal en Grèce.
Iconostase près du Pinde. Thessalie, 2025
Car, deux ans après jour pour jour, ce sont les plus importantes manifestations qu’a connues le pays en un demi-siècle et elles ont été organisées pour que la vérité soit établie au sujet du Crime de Tempi, étant donné qu’entre autres, les autorités en place ont tout fait pour dissimuler certaines preuves, à commencer par le «nettoyage» rapide des lieux, avant même d’établir les éléments de l’enquête.
Ironie de notre sort… thessalien de l’affaire, mon neveu Yórgos qui conduit un camion-grue, avait été sollicité pour poser la chapelle sur les lieux de l’accident, quelques heures seulement après le drame. Il a été outré, car il a sitôt réalisé sur le terrain, que les politiques avaient ordonné la disparition rapide des preuves…
Iconostase face à la mer Égée. Thessalie, 2025
C’est aussi pour cette raison que les manifestants actuels, près de deux millions de personnes à travers l’ensemble du pays fin février 2025, réclament justice pour les victimes et exigent des réponses claires quant aux circonstances de cette collision frontale de deux trains.
Mais l’enquête piétine et les autorités sont toujours accusées de dissimulation pour protéger de hauts responsables. Notons que le train de marchandise qui a heurté le train de voyageurs transportait visiblement une cargaison illégale de produits chimiques explosifs, selon un rapport d’experts.
Donc mon neveu… n’aura pas posé à Témpi, la «petite église» de la mémoire pour rien. Espérons-le en tout cas.
L’iconostase de l’accident ferroviaire à Doxarás, 2024
Dans le même ordre d’idées tristes mais autant réfléchies, Grèce Autrement fait visiter à ceux qui le souhaitent, l’iconostase d’un autre accident ferroviaire, soixante kilomètres plus au sud, à Doxarás, toujours en Thessalie.
La catastrophe s’est produite le 16 janvier 1972 lorsque vers 16h45, une rupture de communication… après dispute entre les chefs de gare correspondants, à Doxarás et à Orphaná, a provoqué la collision par mauvais temps du train express Acropolis et du train omnibus sur la voie unique.
Vingt et une personnes sont mortes et plus de quarante autres ont été blessées dans l’un des accidents ferroviaires les plus meurtriers en Grèce.
Iconostase près du Pinde. Thessalie, 2025
Cependant, le régime des Colonels à l’époque, alarmé par ce deuxième accident mortel depuis celui de 1968, décide de moderniser le réseau de communication ferroviaire et c’est par l’intermédiaire de son vice-président, Stylianós Pattakós, qu’il annonce l’équipement des trains en radiotéléphones pour que les conducteurs puissent communiquer en direct avec les chefs de gare et entre eux.
L’iconostase à Doxarás n’est pas tombée complétement dans l’oubli, même si la nouvelle voie ferrée passe un peu plus loin et que cette Thessalie déjà bien profonde, s’enlise on dirait, davantage dans le silence… des temps d’après.
Iconostase face à la mer. Péloponnèse, 2025
Iconostases ainsi célèbres ou moins illustres sur les chemins perdus, quand autrefois, leur lampe allumée montrait même le chemin aux voyageurs solitaires de nuit, ou leur donnait un peu d’espoir dans l’obscurité du moment, ou sinon de celle de leur âme !
Chapelle, qui comme toutes les petites chapelles d’un pays qui pleure chaque jour des morts dus aux accidents de toute sorte, remplit son rôle de mémorial. Ceux qui sont restés, devraient aller s’asseoir près de l’endroit où ils ont perdu leurs êtres si chers.
Iconostase face à la mer. En Épire, 2024
Et cet espace, tel un interstice transcendant, devient un lieu maudit parce qu’il a pris notre homme, mais il est en même temps sacré, parce que notre homme s’y est perdu, mais il va falloir y trouver coûte que coûte… l’apaisement. D’un lieu de tragédie, il devient ainsi un lieu de mémoire. La chapelle ou l’iconostase marquent précisément cette transition projetée.
Mais ce n’est pas tout. Ce type de lieu agit également comme un avertissement, propre aux personnes qui ont vécu la mort et la perte de si près. Avec ces petites chapelles, ils nous incitent d’être prudents, afin que personne d’autre ne subisse la perte ou le danger qu’ils ont vécu. Alors souvenons-nous et soyons prudents.
Iconostase sur le lieu d’une bataille. Thessalie, 2024
Voilà donc pour la fonction primordiale des petites églises envers les passants, érigées près des axes grecs. Lieux de prière pour ceux qui croient en Dieu et autant lieux de réflexion pour ceux qu’y croient moins. Des inconnus… s’adressant aux inconnus !
Une tradition qui vient d’ailleurs de loin, car ce qui est impressionnant, c’est que les iconostases dédiées aux personnes qui ont perdu la vie sur la route, continuent d’être placées, même dans le centre des villes, jusqu’à aujourd’hui. C’est une indication que les Grecs, certains Grecs en tout cas, portent au plus profond d’eux, des traditions vécues, dont ils auront peut-être du mal à s’en séparer.
Iconostase en plaine. Thessalie, 2025
Tout comme les pratiques analogues des anciens, liées sinon au culte d’Hermès, Il était – rappelons-le – le dieu du commerce, le gardien des routes et des carrefours, le patron des voyageurs, des voleurs, le conducteur des âmes aux enfers et le messager de Zeus et des dieux.
Son essence divine commence avec les cairns au bord de la route – ces marqueurs routiers ou déjà funéraires. Les anciens agriculteurs, lorsqu’ils trouvaient un tas de pierres sur leur chemin, jetaient une autre pierre dessus, croyant qu’un pouvoir divin résidait en eux. Ils les appelaient ballast et la pierre au sommet du tas était appelée Hermès.
Au fil du temps, ces amas de pierres se sont transformés en colonnes hermaïques, qui fonctionnaient comme des poteaux indicateurs, des limites de parcelles et de propriétés, mais aussi, le cas échéant des frontières de pays. D’ailleurs, il n’y a pas beaucoup de temples ou de sanctuaires dédiés à Hermès, car il était présent partout, dans presque tous les événements humains. Les centaines de colonnes hermaïques retrouvées lors de fouilles en témoignent.
Iconostase face à l’île de Patrocle. Attique, 2024
Deux mille ans plus tard, et parfois en absence de petite chapelle privatisée, les proches du défunt déposent sa photographie ainsi qu’un texte, près d’un monument aux morts… plus officiel. C’est autant émouvant que le reste, à l’image de la famille d’Alfredo Pescosolido (1918-1944) ayant planté un olivier en mémoire de leur défunt.
C’était quand le SS Oria qui fut un navire à vapeur norvégien, a coulé le 12 février 1944, causant la mort de quelque 4095 prisonniers de guerre italiens, 21 Grecs et 15 gardes Allemands. Il s’agit de l’une des pires catastrophes maritimes de l’histoire, et de la pire catastrophe maritime causée par le naufrage d’un seul navire en Méditerranée.
«Olivo plantato da Eleuterio Pescosolido di Arce (FR) Italy, in memoria del padre Alfredo qui caduto il 12-02-1944, una Prece».
«In memoria del padre Alfredo». Attique, 2024
Donc une prière… Comme il y a quelques années, lors d’une excursion en autotour que je réalisais en Épire dans les montagnes du Pinde au nord-ouest de la Grèce, une grand-mère s’est jetée d’une pente et nous a supplié de l’emmener avec nous. Elle était chargée d’une bouteille d’huile, car chaque après-midi elle partait à pied du village pour allumer toutes les bougies des iconostases des environs.
«Plus personne ne les allume, ce n’est pas bien qu’ils restent éteints», nous dit-elle en nous souhaitant bonne nuit, nous adressant comme il se devait ses mille vœux. Chaque fois que je vois une petite église à la campagne, je m’en souviens et j’allume si possible une bougie en mémoire…
La Grèce ainsi des âmes, virage… après virage !
La Grèce des âmes. Témpi, en Thessalie, 2023
source : Greek City
* Photo de couverture : Iconostase face à la mer. Magne, Péloponnèse, 2025