par Bruno Guigue
Les bouledogues de Washington peuvent bien aboyer autant qu’il leur plaira. L’essentiel, c’est le mouvement qui s’effectue en profondeur, loin de cette agitation de surface chère aux démocraties. Tandis que les Occidentaux sont aliénés au court terme, les Chinois excellent dans la gestion du temps long. Leur stratégie vise avant tout à éviter l’éclatement d’un conflit de haute intensité. Elle cherche à freiner à temps la montée des tensions lorsqu’elle s’approche dangereusement de l’abîme. Cette prudence n’empêche pas l’expression des différends, mais elle inhibera leur dégénérescence en lutte armée. À quoi bon précipiter les choses, quand l’évolution du monde rogne les prérogatives d’un empire déclinant ? Cette stratégie du mûrissement compte sur les transformations silencieuses. Elle laisse lentement venir, au lieu de chercher à prendre un avantage immédiat. Sachant que le basculement du monde est irréversible, la Chine prendra son parti des crises de nerf d’un empire en perte de vitesse. Ce sera la longue patience du Dragon face à la vaine impétuosité de l’Aigle.
Le pacifisme chinois suffira-t-il à calmer les ardeurs de l’impérialisme américain ? L’avenir nous le dira, mais l’attachement de l’empire à la haute idée qu’il a de lui-même est inquiétant. Fort de sa bonne conscience, il projette sur le monde son manichéisme dévastateur. Il rêve d’un partage définitif entre les bons et les méchants. Le droit est forcément de son côté, puisqu’il incarne les valeurs de la démocratie et des droits de l’homme. Idéologie grossière, mais il faut avouer qu’elle est efficace. De cette intimité avec le Bien, les thuriféraires de l’Empire déduisent leur droit divin à traquer le Mal sous toutes les latitudes. La civilisation au singulier dont il se dit l’incarnation s’attribue la prérogative expresse de réduire la barbarie par tous les moyens. L’impérialisme est une sorte de tribunal universel, qui distribue les récompenses et inflige les punitions à qui bon lui semble. Les États-Unis ne sont-ils pas la «nation exceptionnelle» ? Enfoui dans l’inconscient collectif, ce postulat identitaire traverse l’histoire. Comme un témoin qu’on se passe furtivement d’un président à l’autre, il demeure intact, immaculé comme les Tables de la Loi.
La singularité des États-Unis, c’est qu’ils se croient dépositaires à vie d’un imperium planétaire. Quand ils se projettent au-delà des mers, c’est au nom d’une vocation civilisatrice qui traduit surtout la haute idée qu’ils se font d’eux-mêmes. Rien n’est plus hostile à la laïcité bien comprise que l’idéologie dominante des États-Unis d’Amérique. La nation d’exception drape son appétit de puissance dans les plis de la liberté, de la démocratie et des droits de l’homme, en effet, comme si ces entités abstraites figuraient des divinités qu’elle avait pour mission de servir en pourfendant les méchants. Puisqu’elle est l’incarnation du Bien, le monde n’est-il pas à sa disposition, objet passif de ses élans salvateurs ? Dispensatrice d’une justice immanente taillée à sa mesure, la nation au «destin manifeste» ne fixe aucune limite à son aura bienfaisante, car elle y voit la conséquence légitime de sa supériorité morale. Sa proximité avec le Bien sanctifiant sa puissance terrestre, elle pourchasse sans répit les forces maléfiques pour les immoler en expiation de leurs crimes. La puissance américaine est une puissance punitive, et les méchants n’ont qu’à bien se tenir.
Pour la première fois dans l’histoire, la conviction de l’élection divine fonde la prétention d’une oligarchie prédatrice à soumettre la planète entière. Une auto-désignation comme incarnation du Bien qui a contribué à accréditer l’idée, à la fin du XXe siècle, que l’histoire trouvait sa fin avec l’effondrement de l’Union soviétique. Le triomphe des États-Unis réalisait ainsi la forme la plus aboutie de la démocratie libérale. Dans une majestueuse apothéose, la victoire des États-Unis donnait corps au sublime idéal de l’économie de marché. Avec le triomphe de la démocratie libérale, la république universelle, enfin, se profilait à l’horizon. Ce paradis démocratique, dispensateur de ses bienfaits à la planète entière, qui d’autre que l’Amérique pourrait l’incarner ? Ses exploits accomplissent le dessein divin, et la providence conduit au triomphe du Bien sous le regard ébloui des peuples reconnaissants. «Lumière des nations», l’Amérique les guide avec fermeté vers la Terre promise. Chez les dirigeants américains, une bonne conscience indécrottable coïncide étrangement avec le délabrement du pays. Les équipements sont vétustes, les inégalités criantes, le système scolaire déclinant. La violence règne, et les détenus américains représentent 25% des prisonniers de la planète. Mais ces péripéties sont de mesure nulle devant l’essentiel. Moralement parfaite, une Amérique imaginaire se présente comme un système achevé, effaçant toute trace de contradiction et envisageant l’avenir avec confiance.
La nation exceptionnelle, il est vrai, exerce ses effets bienfaisants quoiqu’il advienne. Parce que l’Amérique est vouée par décret divin à devenir l’empire des temps derniers, son futur et son présent sont déjà compris dans son origine. Investie d’une mission planétaire, elle accueille sa «destinée manifeste» en un geste salvateur qui défie l’espace et le temps. C’est pourquoi une narration édifiante ne cesse d’exalter son génie. Réécrivant sa propre histoire à la façon d’une histoire sainte, l’Amérique percute le droit international avec le droit divin. Le nationalisme américain n’est pas un nationalisme ordinaire. C’est un suprémacisme ordonné à la surnature : il traduit l’orgueil d’une puissance qui postule sa coïncidence avec l’ordre voulu par le Créateur. Des Pères fondateurs quittant l’Europe pour fonder une société vertueuse aux victoires héroïques sur les forces du mal, l’histoire américaine est plus qu’une histoire : c’est la parousie du Bien. Certes, l’accomplissement du dessein divin se heurte immanquablement à la résistance des forces maléfiques. Ces récalcitrants, ces rebelles à l’ordre impérial voulu par Dieu, il faut les soumettre à l’épreuve du feu. À l’époque moderne, une telle épreuve passe par la pédagogie virile du tapis de bombes et la robuste didactique des supplices made in CIA. Cette guerre menée au nom du Bien épouse docilement la fracture planétaire. Guerre des riches contre les pauvres, elle est à l’image de ces chapelets de bombes largués sur les Coréens, les Vietnamiens, les Cambodgiens, les Laotiens, les Irakiens, les Serbes, les Palestiniens, les Syriens, les Libyens, les Afghans, les Yéménites, etc.
Lorsqu’ils décrivent la Chine, les médias occidentaux emploient des termes qui oscillent toujours entre la crainte et le mépris. Emportée par sa volonté revancharde, la Chine voudrait effacer à tout prix les humiliations subies en inversant les rôles. Assoiffée de richesses, elle n’aurait de cesse de jeter ses tentacules sur la planète entière. Affichant un pacifisme de façade, elle serait en réalité d’une brutalité sourde qu’on soupçonne, prête à exploser, derrière les faux-semblants d’un discours lénifiant. Faut-il rappeler que cette façon de dépeindre la Chine, en fait, n’est pas nouvelle ? L’imagerie coloniale représentait déjà l’empire chinois, au XIXe siècle, sous les traits d’une cruauté raffinée. En suscitant l’effroi et la répugnance pour ce peuple fourbe, on justifiait à peu de frais les traités inégaux et le partage du gâteau chinois. L’anticommunisme de guerre froide, à son tour, dépeignait une «Chine rouge» prête à se jeter sur l’Asie pour la dévorer tout cru ou pour la transformer en enfer tropical. Aujourd’hui on lui prête encore une violence dissimulée, mais en y ajoutant un appétit de domination insatiable, nouvelle version du «péril jaune». Puissance montante, la Chine voudrait nous faire payer le prix de son ascension irrésistible, imposer son modèle, promouvoir ses valeurs, s’ériger en exemple destiné à l’imitation des nations.
Cette vision d’une Chine conquérante est d’autant plus surréaliste que les Chinois font exactement le contraire. Persuadés que leur système est unique, ils ne cherchent à convertir personne. Qu’ils exportent des marchandises, achètent des terrains ou construisent des ponts à l’étranger, ils défendent évidemment leurs intérêts. Mais leur ambition n’est pas de repeindre le monde aux couleurs de la Chine. À choisir, ils préféreraient sans doute qu’on ne les imite pas. Que leur expérience puisse inspirer d’autres pays est une chose. Qu’ils cherchent à répandre à tout prix leur propre modèle en est une autre. Ce n’est pas le cas. Pour les Chinois, chaque peuple doit trouver sa voie par lui-même, quitte à commettre ces erreurs de parcours sans lesquelles aucune réussite n’est méritoire. Dans tous les domaines, la pensée chinoise affronte les faits, elle en subit les corrections successives et poursuit son avancée tant bien que mal. Réticente aux idées abstraites, elle admet volontiers qu’il n’y a pas de recette toute faite. C’est pourquoi il faut renoncer à l’idée que les Chinois cherchent à diffuser leur modèle et cesser de prêter à ce grand pays des rêves de conquête qui n’existent que dans l’imagination de ses détracteurs. La Chine entend retrouver la place légitime qui est la sienne dans le concert des nations. Cette prétention est-elle illégitime ? Ce qu’elle veut, c’est tourner définitivement la page de cette ère chaotique initiée par les guerres de l’opium et la décadence de l’empire des Qing. Nul besoin, pour y parvenir, d’imposer quoi que ce soit à qui ce soit.
Modèle sans imitation possible, empire sans impérialisme, la Chine est par excellence une puissance pacifique. Prêter des ambitions conquérantes à la Chine, par conséquent, est aussi absurde que lui reprocher de vouloir exporter son modèle, puisque ce dernier a pour vocation de rester unique. La Chine a adopté un modèle de développement qui a fait ses preuves et qu’elle ne cherche à imposer à personne. Ce grand pays souverain est attaché à la loi internationale. Il ne se mêle pas des affaires intérieures des autres pays. Le contraste est saisissant avec l’attitude des États-Unis et de leurs alliés européens, qui n’ont aucun scrupule à intervenir chez les autres de façon unilatérale, sous de faux prétextes et en violation de la loi internationale. Si toutes les grandes puissances se comportaient comme la Chine, le monde serait plus sûr et moins belliqueux. Il serait beaucoup moins assujetti aux intérêts des multinationales de l’armement. Aux États-Unis, l’industrie de la défense fait partie de cet «État profond» qui contrôle le gouvernement. En Chine, elle est dirigée par des fonctionnaires qui appliquent sa politique.
L’universalisme dont se réclame le monde occidental colle étroitement à ses intérêts : c’est un universel dévoyé en particulier. L’universalisme chinois, au contraire, repose sur l’idée que la coexistence des différences est dans l’ordre des choses. Il est inclusif, et non exclusif. Tandis que les États-Unis se cramponnent désespérément à leur hégémonie finissante, les Chinois savent qu’ils sont la puissance montante et qu’il ne sert à rien de précipiter les événements. Le pacifisme de la Chine est l’envers de sa réussite économique, quand le bellicisme des États-Unis est le reflet de leur déclin. Au demeurant, la comparaison est édifiante. Depuis quarante ans, les États-Unis et leurs vassaux ont participé à de nombreuses guerres : La Grenade, Panama, Somalie, Serbie, Afghanistan, Soudan, Irak, Libye, Syrie, etc. La plupart de ces interventions militaires étaient contraires au droit international. La Chine n’a fait aucune guerre depuis 1979. Les États-Unis ont 725 bases militaires à l’étranger, la Chine n’en a qu’une seule à Djibouti. Des dizaines de bases militaires américaines encerclent la Chine, laquelle n’a aucune base à proximité des États-Unis et n’envisage nullement d’en avoir. Les États-Unis ont un budget militaire de 880 milliards, la Chine de 231 milliards de dollars. Par habitant, les États-Unis dépensent donc – pour leur armée – douze fois plus que la Chine. La marine de guerre des États-Unis est omniprésente dans le détroit entre la Chine et Taïwan et en mer de Chine méridionale. Mais la marine chinoise ne patrouille jamais entre Cuba et la Floride ou au large de Manhattan.
Les États-Unis et les institutions qui en dépendent (FMI) imposent des politiques d’austérité néolibérales aux États emprunteurs. La Chine n’impose aucune politique économique à ses partenaires. Les États-Unis infligent des sanctions économiques unilatérales à quarante pays (blocus ou embargo contre Cuba, l’Iran, la Syrie etc.). Ils appliquent le principe absurde d’extraterritorialité pour dicter leur conduite aux entreprises étrangères et les contraindre à appliquer les sanctions qu’ils ont décidées unilatéralement. La Chine n’inflige aucun traitement illégal à aucun pays, et les rares sanctions qu’elle inflige aux États-Unis sont des mesures de rétorsion, jamais des initiatives unilatérales. L’immense appareil de propagande des États-Unis produit de fausses informations, notamment sur des «violations des droits de l’homme», contre les États qu’ils veulent combattre. La Chine ne se livre pas à ce genre de pratique et s’abstient de commenter la politique intérieure de pays souverains.
En violation du droit international, les États-Unis ont orchestré des opérations de «regime change» dans de nombreux pays (Libye, Syrie, Ukraine, Venezuela, Honduras, etc.), que ce soit par la voie du coup d’État militaire, de la manipulation du processus électoral ou de l’action insurrectionnelle par «proxys» interposés. La Chine ne s’immisce pas dans les affaires intérieures des autres pays. Les États-Unis financent des partis d’opposition ou des organisations soi-disant humanitaires dans les pays dont ils veulent déstabiliser le gouvernement. La Chine s’interdit toute ingérence dans les affaires des autres. Les États-Unis ont formé et manipulé des organisations terroristes pour semer le chaos chez les autres (Afghanistan, Libye, Syrie, Xinjiang). La Chine n’a jamais pactisé avec ces organisations criminelles et les combat sans ménagement sur son territoire.
Bruno Guigue, «L’Odyssée chinoise, de Mao Zedong à Xi Jinping», Editions Delga, janvier 2025.
source : Bruno Guigue