Prudentes émancipations en Asie centrale, par Michaël Levystone (Le Monde diplomatique, décembre 2022)


La guerre contre l’Ukraine lancée par le président russe, M. Vladimir Poutine, embarrasse les républiques d’Asie centrale. Indépendants depuis 1991, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan entretiennent des liens étroits avec Moscou, mais ont également noué de bonnes relations avec l’Ukraine (anciennement soviétique, elle aussi). Dans l’arène des Nations unies, lors des votes des résolutions condamnant l’agression russe et l’annexion de territoires ukrainiens par Moscou, ces pays ont donc, tous, affiché une prudente posture de neutralité : leurs représentants se sont abstenus ou n’ont pas participé au vote (dans le cas du Turkménistan).

Derrière cette unité de façade, leurs perceptions sont en réalité plus nuancées. Les directions politiques du Turkménistan et du Tadjikistan, de peur de s’aliéner la Russie, garante de leur sécurité face à leur voisin afghan, se sont gardées de tout commentaire. Le Kirghizstan a fait montre d’un positionnement plus erratique : après avoir semblé légitimer l’invasion russe, présentée par le président Sadyr Japarov comme « une mesure nécessaire pour la défense de la population [du Donbass], en grande partie composée de citoyens russes », le pays a fini par reconnaître à l’Ukraine le droit, en tant qu’État souverain, de mener la politique étrangère de son choix. Bichkek lui a même envoyé de l’aide humanitaire, à l’instar des deux républiques centre-asiatiques qui se sont le plus ouvertement prononcées en faveur de Kiev : l’Ouzbékistan et surtout le Kazakhstan, peuplé par une importante minorité russe sur sa partie septentrionale, que certains hommes politiques à Moscou apparentent à un « cadeau territorial ». Astana a en effet rappelé son attachement « aux principes d’intégrité territoriale, de souveraineté et de coexistence pacifique », dans la foulée de l’organisation des référendums conduisant à l’annexion des régions ukrainiennes de Donetsk, Lougansk, Zaporijia et Kherson par la Russie. Astana et Tachkent s’inscrivent dans la stricte continuité de la position qu’ils avaient prise en 2014, lors de l’annexion par Moscou de la Crimée. Ce refus de cautionner politiquement les premiers démembrements du territoire ukrainien avait été néanmoins partagé unanimement en Asie centrale, dont aucun pays n’avait d’ailleurs reconnu l’indépendance des républiques d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud à l’issue de la guerre de Géorgie, en 2008.

Une autre réaction commune aux pays centre-asiatiques, observée depuis la mobilisation partielle décrétée par M. Poutine le 21 septembre 2022, tient à leur levée de boucliers face aux tentatives russes d’enrôler les travailleurs saisonniers originaires d’Asie centrale pour aller combattre en Ukraine. L’Ouzbékistan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et même le Turkménistan — État pourtant le moins exportateur de main-d’œuvre vers le marché russe — ont rappelé à leurs ressortissants expatriés tentés par la naturalisation que servir dans une armée étrangère les expose à des peines de prison dans leur pays d’origine. La mobilisation partielle a mis le Kazakhstan dans une situation particulière : au 4 octobre 2022, le seul pays frontalier de la Russie en Asie centrale devait en effet gérer l’afflux d’une cinquantaine de milliers de citoyens russes fuyant l’appel sous les drapeaux. Sur les 200 000 Russes qui avaient alors rejoint le Kazakhstan depuis la mobilisation partielle, 147 000 l’ont rapidement quitté, selon le ministre de l’intérieur kazakh, M. Marat Akhmetjanov (1).

Accords de défense

Sur le plan sécuritaire, la Russie entretient des liens particulièrement forts avec le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. D’une part, ces trois pays font partie — en plus de la Biélorussie et de l’Arménie — du pacte de défense mis en place par Moscou en 2002 prévoyant une assistance mutuelle en cas d’attaque subie par l’un de ses membres depuis l’étranger : l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). D’autre part, la Russie exploite des sites stratégiques dans chacun de ces pays : des bases militaires au Kirghizstan (la 999e base aérienne, à Kant) et au Tadjikistan (la 201e division d’infanterie motorisée, à Douchanbé et à Kourgan-Tioubé) ; au Kazakhstan, un cosmodrome à Baïkonour, un aérodrome militaire à Kostanaï, ou encore une station-radar (Balkhach-9) et un centre d’essais de missiles antibalistiques (polygone de Sary-Chagan) à proximité du lac Balkhach.

Quoique ayant pris leurs distances vis-à-vis de Moscou dès l’indépendance, l’Ouzbékistan et le Turkménistan sont revenus dans le giron russe à partir du milieu des années 2010. L’arrivée au pouvoir de M. Shavkat Mirziyoyev à Tachkent, en 2016, a permis d’améliorer sensiblement les relations bilatérales, favorisant la mise en place de coopérations militaires entre les deux pays. Pour autant, le nouveau président ouzbek se refuse, tout comme son prédécesseur Islam Karimov, à réintégrer l’OTSC, que le pays a définitivement quittée en 2012 après avoir, pourtant, activement contribué à sa création. État le plus fermé de la région, le Turkménistan a, quant à lui, opéré un rapprochement très net avec Moscou, à la faveur d’un traité de partenariat stratégique signé par les présidents Gourbangouly Berdymoukhammedov et Poutine à Achkhabad, le 2 octobre 2017. De multiples accords de défense ont entre-temps été conclus entre le Turkménistan et la Russie (dont l’un en début d’année 2022), et des soldats russes surveilleraient actuellement la frontière turkméno-afghane (2).

Le déploiement des forces de maintien de la paix de l’OTSC au Kazakhstan entre le 6 et le 13 janvier 2022, qui a prévenu l’effondrement possible du régime d’Astana fragilisé par des révoltes internes, pourrait avoir ouvert une boîte de Pandore. L’OTSC risque désormais d’être perçue comme un potentiel vecteur d’ingérences de Moscou dans les affaires intérieures des pays de la région qui, ce faisant, outrepasserait sa vocation strictement militaire. Au Tadjikistan, le président Emomali Rakhmon, fortement contesté depuis la fin de l’année 2021 dans la région autonome du Haut-Badakhchan (frontalière de l’Afghanistan), a ainsi tenté de mobiliser (sans succès) l’OTSC, sur le prétexte d’une infiltration de djihadistes depuis le nord de l’Afghanistan.

Outre l’OTSC, une autre organisation régionale permet à la Russie d’établir son influence sur le plan militaire en Asie centrale : l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS). Créée en 2001, celle-ci mène régulièrement des manœuvres conjointes, notamment en matière d’antiterrorisme et de lutte contre les trafics de drogue, dans la région. Néanmoins, à la différence de l’OTSC, l’OCS place les républiques d’Asie centrale — toutes membres, à l’exception du Turkménistan — face à d’autres grandes puissances que la seule Russie : y siègent en effet la Chine, l’Inde, le Pakistan et désormais l’Iran (qui l’a rejointe en septembre). Par ailleurs, l’OCS revêt, depuis sa création, une forte dimension politique, représentant une plate-forme de dialogue que la Russie a voulu transformer en un front antioccidental, à mesure que ses relations se détérioraient avec les États-Unis et l’Union européenne.

Or les chefs d’État de l’organisation réunis, pour la première fois depuis le début de la guerre, à Samarkand (Ouzbékistan) les 15 et 16 septembre 2022, ont surtout laissé transparaître leur réprobation. Alors que le président chinois Xi Jinping, allié plus qu’ambigu de la Russie, s’est montré très discret sur le conflit en Ukraine, son homologue turc Recep Tayyip Erdoğan (invité d’honneur à Samarkand) ainsi que le premier ministre indien Narendra Modi ont appelé à cesser les hostilités et à trouver une solution diplomatique à ce conflit. Enfin, ce sommet s’est tenu alors que reprenaient, de façon quasi concomitante, les affrontements armés à la frontière contestée entre le Kirghizstan et le Tadjikistan d’un côté, et entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan de l’autre, illustrant une perte d’influence de la Russie sur ses marges centre-asiatique et caucasienne.

L’image d’une puissance russe agressive et enlisée en Ukraine a incité les républiques d’Asie centrale à diversifier leurs partenariats afin d’assurer leur propre sécurité. Cette volonté d’émancipation a d’ores et déjà profité aux rivaux traditionnels de Moscou dans la région.

Dès le début de la guerre, Pékin a envoyé son ministre de la défense, M. Wei Fenghe, signer des accords de coopération militaire avec ses fournisseurs centre-asiatiques de pétrole (Kazakhstan) et de gaz naturel (Turkménistan). Relativement discrète par la suite, la Chine s’est à nouveau signalée en Asie centrale : le président Xi a ainsi réservé son premier déplacement international depuis la crise du coronavirus au Kazakhstan, où il a assuré son homologue, M. Kassym-Jomart Tokaïev, du soutien de son pays à l’intégrité territoriale kazakhe. Ses propositions formulées le lendemain, dans le cadre du sommet de l’OCS (création dans la région d’un centre d’entraînement militaire et formation de deux mille hommes issus des forces de sécurité), illustrent l’intérêt chinois pour la sécurité centre-asiatique.

Drones turcs

Bien qu’il ne soit pas nouveau, il constitue une entaille supplémentaire à la répartition des rôles tacitement convenue entre Moscou, dont la sécurité était le domaine réservé, et Pékin, en pointe sur les investissements dans les infrastructures. L’ouverture discrète, il y a quelques années, d’un avant-poste militaire au Tadjikistan, pour empêcher les djihadistes ouïgours établis dans le nord-est de l’Afghanistan de rallier le Xinjiang, n’avait été qu’un premier coup de canif. Par ailleurs, la Chine organise régulièrement des exercices de lutte contre les trafics de drogue avec le Kirghizstan et le Tadjikistan. Enfin, Pékin s’est progressivement imposé comme un fournisseur d’armements auprès des régimes centre-asiatiques, à l’instar du Turkménistan, auquel il a livré des systèmes de défense antiaérienne HQ-9.

La Turquie se limitait, jusqu’à l’invasion russe de l’Ukraine, à des coopérations culturelles et économiques avec les pays turcophones de l’Asie centrale. D’ailleurs, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizstan — en attendant toujours le Turkménistan — ont tous intégré l’Organisation des États turciques (OET), structure mise en place par Ankara à la fin des années 2000 pour réunir les pays qu’il estime appartenir à la même civilisation (incluant également l’Azerbaïdjan). Depuis le 24 février 2022, la stratégie d’influence déployée par le président Erdoğan à destination des républiques d’Asie centrale — y compris du Tadjikistan persanophone — intègre une dimension militaire. Ainsi, Ankara a conclu un traité de partenariat stratégique global assorti d’un accord-cadre pour une coopération militaire renforcée avec l’Ouzbékistan (le 29 mars) ; un accord-cadre pour une coopération militaire avec le Tadjikistan (le 21 avril) ; et surtout un traité de partenariat stratégique avec le Kazakhstan (les 10 et 11 mai), prévoyant l’organisation de manœuvres militaires conjointes, mais aussi l’implantation d’une ligne de production de drones ANKA dans ce pays — une première, qui démontre l’importance que revêt le géant énergétique de la région pour Ankara.

Discrédités par leur retrait chaotique d’Afghanistan en 2021, les États-Unis ont eux-mêmes profité de la guerre en Ukraine pour reprendre pied en Asie centrale. Leur stratégie de regain d’influence régionale est axée sur l’antiterrorisme avec en ligne de mire l’Afghanistan, où le leader d’Al-Qaida, Ayman Al-Zawahiri, a été éliminé par un drone américain le 31 juillet 2022. Le Tadjikistan constitue un interlocuteur naturel pour Washington dans la mesure où il partage une vision commune avec les Occidentaux du régime taliban, perçu comme une menace sécuritaire équivalente à celle que fait peser sur la région l’Organisation de l’État islamique – Province du Khorassan (IS-KP, la branche afghane de Daech).

Ainsi, le Tadjikistan est le seul pays de l’OCS à refuser tout dialogue avec les talibans. L’allocation d’un plan d’aide militaire de 60 millions de dollars pour sécuriser la frontière tadjiko-afghane et l’organisation par le commandement central des forces américaines (Centcom) au Tadjikistan, en août dernier, d’un exercice de lutte antiterroriste auquel ont également pris part d’autres membres de l’OTSC (Kazakhstan et Kirghizstan), en plus de l’Ouzbékistan, témoignent du rapprochement entre Washington et Douchanbé.

Une demande de respect

Afin de ressouder des liens passablement distendus entre les pays centre-asiatiques et leur principal allié stratégique, un sommet Asie centrale – Russie s’est tenu à Astana, le 14 octobre. Las, ce forum a, bien au contraire, mis en lumière le malaise qui règne entre Moscou et ses partenaires dans la région. Le président tadjik a longuement interpellé M. Poutine, réclamant davantage de respect envers les « petits pays » de la région. Pour autant, M. Rakhmon pourrait avoir cherché à attirer l’attention de son homologue russe sur la problématique sécuritaire de son pays, en conflit ouvert avec le Kirghizstan : depuis le début de la guerre en Ukraine, le Tadjikistan a en effet vu plus d’un millier des soldats et officiers russes établis sur son sol être redéployés sur le front ukrainien. De ce point de vue, le constat dressé par M. Rakhmon peut être interprété comme une critique contre l’ancienne puissance impériale, mais aussi comme un appel à ne pas jeter toutes ses forces en Ukraine.



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