Sylvain Tesson s’est lancé dans l’ascension de 106 stacks, ces rochers en forme d’obélisques ou de menhirs séparés du littoral par l’érosion. Il a parcouru le monde de l’aiguille d’Etretat aux Iles Marquises en passant par les Iles Féroé, de la Grèce au Cap Horn. Il en a tiré un superbe récit, « Les piliers de la mer », qui a fait l’objet d’une version en braille (Albin Michel). A cette occasion, l’Institut des Jeunes Aveugles a organisé une conférence-lecture musicale. Devant un public inhabituel, cette nouvelle expérience semble avoir particulièrement ému l’écrivain-voyageur. Retour sur un événement d’exception.
Sylvain Tesson, 53 ans, l’écrivain baroudeur, n’a-t-il pas vécu toutes les aventures ?
Il lui manquait une expérience à laquelle il n’avait pas songé : faire partager à des aveugles ses équipées, en l’occurrence ses ascensions très spectaculaires et visuelles d’aiguilles de roche plantées dans la mer.
C’est dans la magnifique chapelle ornée des peintures d’Henri Lehmann que s’est déroulée la conférence organisée par l’Institut National des Jeunes Aveugles-Louis Braille (INJA), à Paris, fin juin.
L’auteur de best-sellers (« Dans les forêts de Sibérie », « La panthère des neiges »…) semble ému. Il doit se mesurer à un nouveau public, lui l’habitué des joutes médiatiques. Nous ne serons pas déçus. Il va s’exprimer avec justesse et délicatesse auprès de jeunes aveugles, usant de la verve littéraire et poétique qu’on lui connaît et qui nous enchante.

A ses côtés, Ian McCamy, son ami violoniste américain d’origine irlandaise, joue de la musique celto-atlantique. « Le parfait écho de la mer, du bruit des oiseaux, des pierres qui tombent, des cris de marins, des pas sur les galets… », commente l’écrivain.
Thomas Goisque,le fidèle comparse reporter-photographe, est dans la salle. Sur la scène trônent cinq de ses photos représentant des piliers de la mer, aujourd’hui célèbres ! Il nous dit en aparté : « Je reste au pied de la falaise pour prendre les photos, mais j’ai quand même grimpé trois stacks ! »
Manque à l’appel parisien Daniel Du Lac, le guide de haute montagne (et premier de cordée) sans lequel Sylvain Tesson n’aurait pu se lancer dans ces folles aventures alpinistiques, source d’inspiration de ses écrits à la fois poético-littéraires, philosophico-politiques mais aussi géologiques, civilisationnels.
Le décor est grandiose. L’acoustique parfaite. Nous ne sommes pas dans le noir, nous les bien voyants, et nous apprécions pleinement ce moment béni des Dieux. Cette conférence-lecture n’aurait jamais eu lieu sans l’initiative de Nicolas de Cointet, l’éditeur, qui a fait la surprise à Sylvain Tesson de publier une version en braille de son livre chez Albin Michel. Aujourd’hui il nous offre un véritable spectacle en collaboration avec l’INJA.

En 2014, l’écrivain a vécu une chute de 10 mètres alors qu’il escaladait une maison de Chamonix, en vacances chez son ami Jean-François Ruffin. Il a subi un sévère traumatisme crânien, de multiples fractures et a été placé en coma artificiel. Progressivement, il s’est reconstruit et raconte cette épreuve dans « Sur les Chemins noirs », roman adapté au cinéma avec Jean Dujardin dans le rôle de l’écrivain solitaire insatiable marcheur.
Sylvain Tesson est un revenant. Il nous amuse d’un bon mot de Pierre Dac : « Dame cherche nourrice aveugle pour enfant qui braille». Pourquoi prendre la vie au sérieux si elle ne vous prend pas au sérieux ?
Dans « les piliers de la mer », l’écrivain raconte l’assaut d’aiguilles de roche de 20 à 230 mètres de hauteur qui se tiennent devant les falaises. Elles sont accessibles en kayak, en canot ou à la nage. Il faut se jeter dans les vagues, s’agripper aux parois, puis escalader la roche pour enfin découvrir le sommet, fût-il grand comme une table de chevet. C’est un peu la conquête des Amériques du pauvre !
A noter qu’un pilier de la mer c’est « un pilier d’érosion de recul de côte », en anglais c’est un « stack » : ce que l’auteur trouve plus « sexy ». Mais ce nouvel opus va bien au-delà de considérations historico-géologiques.
A la page 29, on lit : « Le stack allégorise l’opposition à la conformité. Tout ce qui refuse de suivre le mouvement est stack. Partout où il y a une côte rocheuse, en vertu du principe de recul érosif, il y a un stack. Partout où il y a une masse, un rebelle. Un dogme, sa contradiction. Une norme, son anomalie. Une partition, sa fausse note; une loi, sa faille; une obédience, son refus. Une machine, son grain de sable. »
Au commencement était le verbe
L’exercice est périlleux. Comment faire vivre le spectacle de l’abordage d’un pilier de la mer à des non-voyants … loin des « clichés » que l’auteur abhorre ?
Sylvain Tesson annonce qu’il va recourir au subterfuge de la parole, à la magie de la description, au pouvoir des mots. « Au commencement était le verbe… Le monde a été créé avec des mots plutôt qu’avec des images… Toutes les mythologies le disent : la parole originelle a créé les Dieux. »
La musique des mots n’est-elle pas le domaine des poètes ?
Tesson convoque nos grands auteurs. Il propose un arc d’Homère, l’aveugle, à Rimbaud, qui n’a pas vu la mer, pour dire que « l’œil n’est pas le seul organe de captation et de perception de la beauté du monde. »
Au passage, il se dit agacé par cette époque où « nous sommes tous appareillés, tous se croyant photographes, dressant des écrans entre nous et le monde… »
Il n’a pas de téléphone portable, semble-t-il. Si nous lui demandons une interview par e-mail il est peu probable qu’il soit derrière son écran, mais plutôt sur une falaise en rappel avec son ami Du Lac.
Le saviez-vous ?« Proust a construit un univers cosmique, une arche littéraire monumentale sans sortir de l’obscurité de sa chambre ».
Il nous fait remarquer: « Blaise Cendras disait dans la prose du Transsibérien : « Quand on voyage on devrait fermer les yeux. » »

C’est annoncé au programme de la conférence. Ceux qui « vivent dans l’information oculaire » sont priés de fermer les yeux pour se laisser guider par la voix de l’écrivain. Il s’agit de convoquer tous ses sens.
Chacun peut imaginer la fine équipe : Tesson, Du Lac et Goisque à l’abordage d’un stack. Le chant enveloppant du violon de Ian McCamy accompagne à merveille l’épopée.
Se référant à la synesthésie (la convocation de tous les sens pour remplacer un sens défaillant), l’écrivain invite son auditoire à imaginer et ressentir tour à tour différentes scènes.
« Le tintinnabulement du piton en métal dans la roche », « L’eau froide du Cap Horn…Plus chaude aux Marquises », « Le sel qui commence à râper nos gosiers comme un papier de verre… ».
Tesson ne lit plus, il raconte. Toute l’expérience semble engrammée dans sa mémoire.« La sensualité de la caresse des algues quand on nage dans l’eau. », « La douceur du grès est comme la peau d’une femme aimée. », « Ce jour-là, il y a l’odeur de la peur. », « Le bruit stupéfiant des oiseaux qui tournent au-dessus de nos têtes en chantant leur folie symphonique », « Jamais on entendra le ploc fatal d’un œuf qui tombe ».
« Soudain voilà le sommet, c’est la convocation des éléments cosmiques. » Les vibrations du violon se font plus intenses.
Par cette description, Sylvain Tesson espère nous avoir fait vivre « cette grande conversation sensitive, sensuelle, psychophysiologique qu’un homme peut mener avec un pilier de la mer dans une valse musette, une polka, une gavotte… ».
« J’espère que vous avez saisi un peu la joie du danger, l’excitation de l’effort et la grâce de ce mystère chaque fois que nous avons grimpé l’un de ces 106 stacks. »
Le romancier facétieux a plus d’un tour dans son sac : il sort sa flûte pour nous jouer une polka avec son ami Ian. Un moment magique suspendu entre ciel et terre.
Sylvain Tesson fait savourer aux aveugles toute la beauté du monde.
A la question s’il fermait parfois les yeux, il répond : « L’occasion de cette conférence m’a fait réfléchir. Je me suis aperçu que j’étais passé à côté de beaucoup de choses en me concentrant sur la vue. Ma vision intérieure des choses a changé. Peut-être vais-je commencer à fermer les yeux pour entendre résonner ma voix intérieure. »
A l’issue de l’évènement, une jeune femme, 18 ans, a caressé avec la pulpe de ses doigts la couverture du livre pour y découvrir l’aiguille d’Etretat. Devant l’auteur, elle a déchiffré les premières lignes en braille.
Un monde inexploré s’est ouvert à un Sylvain Tesson, ému, grâce aux aveugles. Fermer les yeux lorsque l’on est au sommet, c’est faire entrer une nouvelle forme de spiritualité dans sa vie.
« Je me tiens les bras ouverts, paumes de mains vers le monde, comme lorsque je récitais le Notre-père, enfant, dans la chapelle. En réalité, je ne prie plus le Père, car il a désoccupé mon cœur. Mais de mon bonheur, je prends à témoin les nuages et bénis la mer, les vagues et les rocs et les oiseaux aussi qui ne ferment jamais les yeux et les herbes couchées sur le bord des falaises et la mer qui frappe à coups désespérés pour que la Terre s’occupe un peu d’elle. »
Au fil de ses périples à travers le monde, Tesson a construit une œuvre unique en son genre. Il écrit de grands livres qui resteront certainement dans l’histoire de la littérature et de la poésie du XXIème siècle. Lisez-le, vous passerez un bel été !
