L’esquisse
Dans l’ombre d’un abri, posé sur la ligne de front, Oleg presse son crayon usé contre un carton humide. Ses doigts tremblent – pas de froid dans cette nuit d’été, mais de tendresse vive pour toi, ma petite Macha. Chaque soir, je trace des esquisses où ton rire danse et s’éparpille. Dehors, obus et drones grondent, dessinant des étoiles défilantes à l’envers, qui tombent au lieu de s’élever. Mais ne t’inquiète pas, ma chérie, nous les esquivons.
Je griffonne un ours, souriant, maladroit sous ma main fatiguée, puis des cerfs dansant, leurs bois comme des cerisiers en fleur, si beaux qu’on devine leurs couleurs. Le ciel reste blanc – ma mine trop usée s’épuise avant d’atteindre les nuages.
Comment t’expliquer l’inexplicable, l’invraisemblable ma petite ? Comment dire la guerre sans trancher, sans t’inquiéter ? Alors, pour toi, pour ton petit frère et tes amis, j’improvise cette fable, trait après trait, comme dans les livres enchantés que nous lisions ensemble à la maison.
Dans la taïga et de tout cœur
Cette fable, ma petite Macha, je l’écris pour ton cœur d’enfant, et tu pourras, j’en suis sûr, la relire un jour, plus grande, pour que le souvenir de ces jours troubles vive doucement en toi.
Il était une fois – car toute vérité naît de ces mots magiques – une taïga où les vents de l’est comme de l’ouest se mêlaient, se réconciliaient. Un ours paisible y vivait, ni grand ni terrible, juste chaleureux, et peut-être même trop affectueux pour certains. Les cerfs buvaient à sa source, et lui, joyeux et bavard, tissait des récits si vifs et audacieux, telle la résine de notre éternité.
L’aigle survole et des rats s’agitent
Ils arrivèrent de loin, de l’ouest, ces bestioles aux allures de rats au pelage hérissé d’une haine incontrôlée. Derrière eux, un aigle aux serres acérées clamait : « Paix, prospérité, valeurs ! » Les rats, frénétiques, couinaient : « Voilà le mondialisme ! »
Mais pourtant, dans leurs kits ne se trouvaient, curieusement, que des torches pour enfumer et des laisses pour mieux guider. Ils parlèrent aux cerfs, aux biches, avec des voix chantant de délicieux arômes, des refrains mielleux et enjôleurs : « Cet ours maladroit vous corrompt, vous opprime. Voyez, observez son passé, son bilan, comme il est lourd, comme il est encombrant, tout cela pour lui seul. Nous, nous vous donnerons de jolies promesses, un monde clinquant qui brille – garanti universel !
Certains cerfs, les plus jeunes, les plus impatients, prêtèrent attention, admiratifs, sidérés, leurs yeux et leurs oreilles restant dans l’extase d’enfants gâtés et comblés. D’autres, trop marqués par leurs vieilles blessures, par ces cicatrices qui sillonnent leurs âmes, se souvenaient des derniers étés où leurs grands-parents et aïeux parlaient d’autres rats, d’autres aigles encore bien plus tragiques, qui ne promettaient même pas le paradis mais brûlaient, infestaient et détruisaient tout, simplement parce qu’ils s’étaient dit qu’ils étaient au-dessus de tout, c’est-à-dire vraiment supérieurs en tout, et nous en fait n’étions que des moins que rien. Je sais, c’est absurde, mais c’est ainsi qu’ils pensaient, car telle était leur idéologie.
Le feu qui dévore ses enfants
(Ici, ma Macha, l’histoire devient bien plus sombre. Je t’en supplie, ferme les yeux si tu veux, imagine plutôt ton doudou ourson.)
Les rats, faussement généreux, distribuèrent à profusion des mots tapageurs et des allumettes aux cerfs. « Brûlez cette vieille taïga et sa mémoire, dirent-ils. Nous vous en donnerons une autre, neuve, toute étincelante d’étoiles, sidérante et brillante. »
Mais l’étincelle, Macha, conduit à la flamme, et le feu embrase tout et ne fait pas dans la nuance, il n’y a pas ou plus de différence quand il s’élève de toute part, et il consume le vieux bois comme la jeune résine. Il dévore tout, absolument tout, même ceux qui l’ont tant voulu et qui l’ont allumé.
Oleksiy-le-cerf, 19 ans, écrivait des poèmes sur l’écorce. Un fourgon blanc l’a volé à son marché, où il chantait pour sa nièce. « Busification », murmurent les cerfs sur Telegram, juillet 2025, un mot pour les rapts cruels des conscriptions forcées. À Kiev, des recruteurs traînent hommes et jeunes dans des minibus pour le front, raillant ceux qui fuient par la rivière Tisza, où 42 âmes se sont noyées depuis février 2022. D’autres ordonnent l’entraînement militaire dès 14 ans, pillant l’enfance pour la guerre.
Une torche dans ses sabots, Oleksiy a brûlé sa patte. Sa mère pleure. Des milliers de cerfs sont arrachés, leurs espoirs brisés par une loi de mai 2024 qui enchaîne tous les hommes au service, même sans leur consentement. Près de 400 000 fuient, dans l’ombre, un million d’âmes perdues dans les flammes, rapporte Ukrainska Pravda.
L’ours résilient
Face à ce feu qui dévore les cerfs, ma Macha, l’ours a vu ses amis partir en fumée. Il a pris les armes – vraiment pas par plaisir, par nécessité. Comme quand tu te fâches contre de mauvais garnements qui t’harcèlent : ce n’est pas que tu aimes la colère, ma Macha, mais c’est surtout que tu n’aimes pas qu’on t’empêche de vivre et de sourire.
Andreï-l’ours jouait du violon avant, ses mélodies dansant sous les étoiles de la taïga. Maintenant, ses pattes calleuses ne savent plus faire vibrer et chanter ses accords virtuoses. Mais sous un arbre calciné, comme moi, il taille et dessine dans l’écorce encore – un ours qui joue du violon pour la petite fille qui sourit. « Au fond des tranchées, rien n’est ici insensé, murmure-t-il. Je protège ceux qui parlent ma langue, pour qu’ils respirent et surtout survivent. Mais ton joli sourire communicatif d’insouciance et de joie me manque plus que tout. Et heureusement éclaire nos jours comme nos songes. »
Les rats disent aux cerfs dans leurs médias qu’ils leur servent : « Regardez comme ils sont violents ! » L’aigle, ordonnant d’une voix d’acier : « Ils résistent à la paix, ils refusent le cessez-le-feu ! »
Mais les ours savent une chose que les autres veulent tous oublier : une paix fragile et ténue promise et bâtie sur le mensonge ne dure que le temps d’un battement d’ailes. Il faut dire toute la vérité, sans détours et dénis. Et cette vérité ne convient pas aux prédateurs. Depuis 2014, les rats bannissent notre langue – décret de 2019, dénoncé par le Conseil de l’Europe. Ils taisent les flammes d’Odessa, 48 âmes brûlées vives le 2 mai 2014, jour où tout bascula, et les 15 000 tués du Donbass, dont 3 500 âmes civiles.
Le pain sous les décombres
Dans les ruines de la taïga, là où poussaient les plus belles fleurs, Markas-l’ours continue de pétrir son pain. Il n’a plus qu’une patte, mais ses brioches aux cerises font encore pleurer de joie. « Goûtez, dit-il aux petits cerfs affamés. Ce pain a le goût d’avant la guerre. »Un soldat-ours tend un petit pain à un faon orphelin. Leurs yeux se sourient dans les ruines enfumées, savourant ce trésor.
Dans ce sourire, Macha, il y a plus de victoire que dans tous les discours des rats et de l’aigle. Car l’humanité, vois-tu, ce n’est pas dans les grands mots qu’elle vit. C’est dans le pain partagé, le dessin griffonné, la berceuse chantée malgré la peur.
Mais pendant ce temps-là, d’autres faons, dès 5 ans, sont poussés à entendre des récits guerriers, comme l’appelle Igor Chvaïka, voix des ultranationalistes de Svoboda, rêvant d’une nation dressée contre l’ours dès le berceau. Ce n’est pas la gloire qu’on cherche, Macha, mais la justice, pour que notre langue vive.
Ce que dit ton papa
Ce conte, Macha, éclaire notre monde. Les rats et l’aigle, cavaliers de l’Apocalypse, attisent les flammes avec l’ultranationalisme, le néo-nazisme, la cupidité. Ils volent des cerfs dans des fourgons pour l’hécatombe, taisent les morts du Donbass, les cendres d’Odessa, armés par les vautours de l’OTAN et les marionnettistes de Davos.
L’aigle change de masque selon les saisons : tantôt faucon, tantôt colombe, mais toujours ses serres restent acérées. Il promet la paix d’une voix, la guerre de l’autre, car tel est son art de régner par la confusion.
L’ours, c’est nous, défendant notre mémoire. Nous sommes blessés, touchés par la folie humaine, mais nous luttons pour être nous-mêmes. Une trêve sans vérité, Macha, rallumerait le feu. Ce conte t’apprend à garder la mémoire, à refuser la haine fabriquée, pour que la taïga refleurisse.
L’espoir têtu
Ton papa est parfois mélancolique, ma chérie. Mes mains sentent la poudre, mes songes auprès de toi me tiennent debout. Ton rire magique et universel rallume mon cœur et celui de mes compagnons de guerre. Bientôt, nous planterons des cerisiers, Macha, où cerfs et ours danseront sous leurs fleurs en flammes, réconciliés par la vérité et la lucidité.
Tu liras cette lettre un jour et comprendras pourquoi je suis parti. Jamais par haine, elle n’appartient pas à notre camp, mais par amour – pour toi, nos vies préservées et heureuses, cette vérité têtue et naïve qui vit sous les cendres. La guerre finira. L’amour d’un papa, lui, ne finit jamais.
Je t’aime bien plus et au-delà que toutes les étoiles qui nous éclairent,
Oleg
P.S. : Garde bien ton doudou ourson accroché à tes bras. Il est comme l’ours de cette fable. Quand tu auras peur, raconte-lui ce conte. Je te le promets, ici, les bons ours chassent les cauchemars.
Cassandre G, été 2025
Note : Cette fable, adressée à ma fille Macha, tisse une allégorie animale, me confiait Oleg, à partir de témoignages réels et de faits documentés sur la guerre en Ukraine et au Donbass. Elle est mon cri d’amour, un avertissement, un appel à préserver l’humanité face à la haine et au mensonge. Écrite de ma main, elle porte mes souvenirs et mon espoir pour un monde meilleur.