Vers la fin de la fête, par Carlos Pardo (Le Monde diplomatique, août 2025)


«Cela fait si longtemps »… Les souvenirs du vieil homme sont égrenés à voix basse, avec pudeur. L’ancien jardinier de cette grande villa de bord de mer s’est toujours intéressé aux autres, « bien que je ne sois pas bachelier », tient-il à préciser. Il hésite, estime ne pas savoir bien expliquer, « surtout les choses délicates ». Grand professionnel, ce personnage sans nom se confond avec le décor. Attentif à la vie des hommes comme à celle des glaïeuls, des trompettes des anges et des iris d’Allemagne, il semble avoir toujours vécu dans la maisonnette au fond du jardin, passant d’un propriétaire à l’autre. Lorsque ses nouveaux employeurs, jeunes et riches, accompagnés d’une bande d’amis, prennent possession des lieux, il est sous le charme. Plus besoin d’aller au cinéma du village pour être au spectacle. A-t-on jamais vu pareille débauche de luxe, un tel parfum d’insouciance ? Les fêtes somptueuses, peu respectueuses du jardin, se multiplient. Et bientôt, une nouvelle villa, encore plus opulente, avec écuries et chevaux, se construit sur le terrain voisin. Comme une menace.

Les étés se suivent et, en apparence, se ressemblent. Tout comme les hivers de quiétude et de solitude du narrateur. Son propre drame, le décès prématuré de son épouse, est à peine évoqué. Qui cela pourrait-il intéresser ? Il faut savoir rester à sa place. Apprécié de tous pour sa discrétion, le jardinier recueille malgré lui les ragots des autres membres du personnel. Et un jour, il reçoit la visite d’un couple de condition modeste, deux étrangers à ce décor venus prendre des nouvelles de leur fils. Celui-ci, amoureux depuis toujours de la maîtresse de maison, est parti faire fortune « aux Amériques », espérant ainsi reconquérir celle qui lui a préféré un meilleur parti. Contrairement à ses plantations, constamment ravivées et réinventées par ses soins, le jardinier échouera à prévenir la tragédie annoncée et, partant, l’effondrement de son univers.

Coupable de publier en catalan et de collaborer à la presse républicaine, Mercè Rodoreda (1908-1983) est contrainte à l’exil pour échapper à la répression franquiste. Elle quitte par la même occasion le milieu petit-bourgeois où elle étouffait. En France, elle survit grâce à ses talents de couturière, mais doit renoncer aux deux passions transmises par son grand-père : la littérature et les fleurs. Privée de ces dernières, elle les placera dans ses récits du déracinement. À Genève, où son compagnon est nommé traducteur à l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) en 1954, elle reprend l’écriture. Des nouvelles, puis une poignée de romans suffiront à l’imposer comme un grand nom de la littérature espagnole et européenne. Son plus grand succès, La Place du diamant, édité en catalan en 1962, sera traduit en castillan trois ans plus tard (1). Publié en 1967, Le Jardin sur la mer restait inédit en français. Les six étés du récit se situent dans les années 1920-1930. L’enjeu n’est pas des moindres : évoquer des temps révolus avec la plus grande simplicité. Atteindre avec cette description d’un paradis perdu une sorte de poésie de la banalité, d’autant plus poignante au regard de l’histoire. Avec l’avènement de la démocratie espagnole, Rodoreda mettra fin à son exil et se fera construire une maison dans la région de Gérone. En commençant par l’aménagement du jardin.



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