
Monsieur Emmanuel Macron, dans son discours aux armées le 13 juillet, martelant avec intensité qu’il nous faut « défendre notre liberté » face à la « permanence d’une menace russe » et aux vicieuses attaques contre « notre sécurité cognitive », révèle qu’est venue l’« heure des prédateurs ». Bel hommage au dernier essai de Giuliano da Empoli, dont c’est le titre, et le leitmotiv (1).
D’ailleurs, c’est peut-être bien une bonne partie de la pensée présidentielle qui semble à tout le moins recouper la réflexion de da Empoli dans les trois ouvrages qui ont fait de lui un habitué des listes de best-sellers et des médias. Il est devenu, en quelques années, non pas un expert, qualification si fréquemment attribuée qu’elle en est toute fripée, mais un éclaireur éclairé en nos « temps de bascule », comme dirait M. Macron. Il est fêté pour ses « romans vrais », au français élégant, ponctué de punchlines, qui semblent faire entrer dans l’intimité des grands de ce monde. Gala à l’Organisation des Nations unies (ONU). Petits secrets et pauses méditatives. D’autant qu’il n’est pas qu’un essayiste de plus. Il a l’aura de celui qui a connu le monde politique de l’intérieur. Il fut notamment, de 2014 à 2016, conseiller de M. Matteo Renzi, alors président du conseil et du Parti démocrate italien, censé se situer au centre gauche. Le lecteur est flatté. En réalité, il s’agit, sous couvert de saynètes, d’un combat idéologique.


Dans l’essai qu’il a jadis consacré à M. Renzi, il le louait pour avoir « brisé les principaux tabous de la gauche et de la droite (2) ». Il gardera le même jeu de références, moralistes du XVIIe siècle et séries, chic classique et pop culture, le positionnement va se préciser. Il alerte sur ce qui met en péril le bel « équilibre de Davos », celui de la démocratie libérale de marché : l’exacerbation par les « ingénieurs du chaos (3) » de la rage et de la peur. Celles de la masse. « Le populisme naît de l’union de la colère avec les algorithmes », derrière M. Donald Trump, le Brexit ou les « gilets jaunes », les spécialistes du marketing numérique. Rien de nouveau, mais s’en dégage la conviction que le peuple, très proche de son cerveau reptilien, est soumis à ses pulsions négatives, et qu’il est donc simple, en particulier si on a les bonnes fake news (russes), de le manipuler dans ce sens.

Même grille de lecture dans L’Heure des prédateurs, même vernis culturel (avec notamment, quelle surprise, Machiavel), mêmes ennemis — il a discrètement lu l’analyste et adversaire de la démocratie Carl Schmitt, et aussi discrètement il a recours à ses théories. Il recycle ses textes antérieurs, mais l’angoisse, la menace pré-apocalypse est plus marquée (« partout les choses évoluent d’une telle façon que ce qui doit être réglé le sera par le feu et par l’épée »). La conviction que l’histoire est faite par quelques hommes plus ou moins d’exception s’affiche sans trouble. Aux « borgiens » (rois de la tech et populistes) ne s’opposent qu’une droite et une gauche modérées, donc molles, donc perdantes. Ce ne sera pas avec elles qu’on évitera un « avenir post- humain ». On se prend alors à reconsidérer Le Mage du Kremlin (4). Essentialiste avec ferveur (l’« immémoriale âme russe » aime depuis toujours le tyran), ce roman, dont le héros est inspiré par M. Vladislav Sourkov, qui fut le conseiller de M. Vladimir Poutine, s’attache à préciser le rôle de la « verticale du pouvoir » : restaurer la puissance. M. Macron de son côté affirme : « Pour être libres dans ce monde, il faut être craints. Pour être craints, il faut être puissants. »

Da Empoli a fondé en 2016 l’accélérateur d’idées Volta, qui a pour tâche de « préparer une nouvelle génération à la gouvernance ». Collaborateur régulier de la revue née en ligne Le Grand Continent, fondée en 2019, qui se propose de « structurer le débat continental » (5), il en dirige l’édition papier (annuelle, publiée par Gallimard), depuis son troisième numéro.
Ce travail d’influence — revues, livres, etc. — réhabilite de fait le vocabulaire de la force, tout en prétendant simplement le décrire. Il n’est pas certain que l’opération ait pour but l’affermissement de la démocratie.