Désherber les bibliothèques, par Éric Dussert (Le Monde diplomatique, novembre 2022)


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Marta Minujin. – « Le Parthénon des livres », installation à la Documenta 14, Kassel (Allemagne), 2017

Photographie : Falkensteinfoto – Alamy Stock Photo

«Désherber : éliminer les mauvaises herbes d’un terrain. Synonyme : sarcler ». Le dictionnaire Larousse ajoute une définition moins connue : « Retirer les ouvrages vétustes ou obsolètes des collections d’une bibliothèque ». Cette pratique a toujours eu cours. L’écrivain et spécialiste des bibliothèques Eugène Morel (1869-1934) en faisait déjà en 1908 la promotion, pour des raisons d’efficacité et de coût d’une logique imparable : « Le plus grand nombre de livres n’augmente pas seulement le chemin à faire pour les trouver, les rayons pour les mettre, et les bâtiments, et l’entretien des bâtiments, nettoyage et ce qui s’ensuit, mais rend plus difficiles le classement, les remaniements, plus long et plus coûteux le Catalogue (1). »

Mais, depuis quelques années, cette activité aujourd’hui dûment documentée et planifiée est devenue une question primordiale. Alors que jadis il s’agissait avant tout de débarrasser les rayonnages de livres objectivement périmés (on les met au « pilon »), ou de classer dans les réserves des textes peu fréquentés, il semble qu’aujourd’hui ce travail de « nettoyage » soit presque synonyme de dispersion du bien commun, quand il s’agit en particulier de bibliothèques publiques.

Il est vrai que les bibliothèques, médiathèques, etc., sont confrontées à une surproduction éditoriale échevelée — qui frise le suicide collectif par asphyxie, mais autorise des hausses de chiffres d’affaires de plus de 9 % depuis 2019… On compte près de 600 romans nouveaux par rentrée littéraire depuis des lustres, excepté cet automne, où on se contente de 498 titres (sans compter les 78 essais littéraires) — le chiffre le plus bas depuis une vingtaine d’années —, une « sobriété » qu’explique en partie la hausse du prix du papier. Il faut ajouter à ce déferlement de propositions la production courante des autres mois dans tous les domaines : si on veut accompagner la production, la place manque, il faut faire du vide. D’autant que la vogue, voire l’institutionnalisation, de la doctrine du « troisième lieu » (2), qui pose la bibliothèque comme « lieu de rencontres informelles et de convivialité », cherchant à « se situer au plus près des usages des “fréquentants” », et « plus proches des besoins et attentes des usagers », comme le précise un texte de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib), incite à imaginer des espaces d’accueil les plus ouverts possibles, exempts du rappel jugé oppressant du savoir livresque. Et donc, on désherbe hardiment, on enlève des épis des étagères surchargées les « mauvaises herbes », ces ouvrages qui ne serviraient plus. Qu’est-ce donc qui justifie le choix des livres éliminés ?

Le code de déontologie des bibliothécaires, dans sa mise à jour de 2020, souligne qu’il importe de s’efforcer de « répondre aux besoins et demandes de l’ensemble des populations à desservir », et de « garantir l’actualité des ressources, collections et services » (3). Les livres en accès libre, soumis à l’envie ou au besoin des lecteurs, doivent répondre à des caractéristiques désirables ou fonctionnelles.

La méthode généralement admise, importée des États-Unis, s’intitule dans sa version française « Ioupi », acronyme qui dit l’enthousiasmante perspective pour des bibliothécaires qui chercheraient un nouveau sens à leur activité. « IOUPI » se lit ainsi : I pour Incorrect (fausse information), O pour Ordinaire (ou superficiel), U pour Usé, P pour Périmé, I pour Inadéquat. On trouve le détail de la méthode dans Désherber en bibliothèque. Manuel pratique de révision des collections (4), ce qui affirme clairement qu’il s’agit désormais d’un nouveau dogme professionnel : il faut éjecter des médiathèques publiques des livres acquis grâce aux finances publiques, essentiellement sur la base de statistiques de consultation. Or le rôle du bibliothécaire fut longtemps de chercher à concourir à l’émancipation critique des lecteurs, en leur proposant notamment des livres auxquels ils n’avaient pas d’emblée accès. Les bibliothèques municipales, dont l’origine remonte pour beaucoup à la Révolution française, se voulaient aussi instruments de l’instruction publique… Se contenter de répondre à la demande, largement suscitée par le marché, est bien loin de la mission initiale ; mais la mission a « évolué », ce que semble confirmer la lecture du code de déontologie, où n’apparaît qu’en avant-avant-dernier point, sur le même plan que la « construction de soi », le souci de « favoriser » le « développement de l’esprit critique ». Les bibliothèques municipales, départementales, etc., sont elles aussi, comme bien d’autres institutions, soumises à un impératif de « rentabilité » : il faut que la fréquentation augmente, que les livres sortent, que l’ensemble soit une affaire qui tourne, permettant d’exhiber de bons chiffres…

La première conséquence des grandes campagnes de désherbage est la limitation des fonds aux best-sellers (les moins permanents des livres de fonds, nota bene) et aux livres à semi-succès temporaire, à l’échelle de quelques lustres. Un auteur de second rayon d’aujourd’hui aura donc plus de chances de se maintenir qu’un Prix Nobel dont l’actualité éditoriale date d’il y a dix ans. Les bibliothèques proposent-elles encore souvent ostensiblement l’œuvre de José Saramago, par exemple ? Mais si, entre tant d’autres et au hasard, le maître de Jorge Luis Borges, Macedonio Fernández, comme Carlo Emilio Gadda, Arno Schmidt ou, dans un tout autre registre, Barbara Pym ont plus de risques de disparaître que certaines gloires passagères de la librairie, seraient-ce donc le succès commercial, la facilité de lecture, l’accompagnement de l’idéologie dominante qui établissent la valeur d’un ouvrage ? La deuxième conséquence, c’est la mise à l’écart des « classiques », dont le président Nicolas Sarkozy trouvait déjà la lecture un peu fastidieuse. IOUPI ! Démodé, difficile… Les fresques romanesques d’un Georges Duhamel (Chronique des Pasquier), d’un Roger Martin du Gard (Les Thibault), par exemple, qui datent pour l’essentiel de l’entre-deux-guerres, peuvent se retirer.

Il y a pourtant un bénéfice évident à ces nouvelles dispositions — mais pas vraiment pour les bibliothèques. Car la loi y veille : depuis 2006, le code général de la propriété de la personne publique autorise la vente des « collections courantes, aliénables » de la production industrielle banale et contemporaine, contrairement aux « documents anciens, rares ou précieux » qui font partie du domaine public (article L2112-1) et sont assujettis à la règle de l’inaliénabilité. Divers aménagements et nuances ont été apportés depuis cette date, mais l’essentiel demeure. Des entreprises privées spécialisées dans le livre d’occasion rachètent ou récupèrent des ensembles de documents souvent désirables encore et les revendent, tout tamponnés qu’ils sont, sans la moindre marque, obligatoire pourtant d’après la loi de « désaffectation ». Le plus frappant est que certaines de ces entreprises privées usent d’une mercatique compassionnelle et écoresponsable pour séduire les responsables de bibliothèques. Le site Recyclivre vaut à cet égard d’être cité. Créé en 2008 comme « service gratuit de collecte de livres à domicile », il s’adresse aux héritiers de fraîche date désireux de vider maisons et appartements, tout comme aux « désherbeurs ». Souvent présentée comme l’« alternative écolo et solidaire à Amazon », cette entreprise de trente salariés se prévaut sur son site de « 61 720 arbres sauvés » (au 20 octobre 2022, chiffre qu’il faut comprendre comme l’équivalent du nombre d’ouvrages non imprimés puisque non détruits) et souligne que 10 % du prix des ventes nettes est donné entre autres à des associations luttant contre l’illettrisme. Le chiffre d’affaires de 2020 est, selon son fondateur, de 9 millions d’euros. « Nous avons conçu des algorithmes permettant de classer les livres et d’en déterminer le prix. Ceux qui ont toutes les chances de se vendre, ceux qui ne seront jamais vendus, et ceux qui pourraient se vendre, mais sont moins recherchés (5). » Une pratique qui n’est pas étrangère à Amazon ou Momox, et qui renforce l’invisibilisation des titres les moins marchands.

Quant à l’argument de l’économie sociale et solidaire, fondée sur l’exploitation des richesses créées par la collectivité, il séduit. Écoresponsable, membre du réseau 1 % for the Planet, attentive à son bilan carbone, l’entreprise qui se présente comme « le premier vendeur français engagé de livres d’occasion en ligne » emploie de surcroît dans son entrepôt, où sont stockés près d’un million et demi d’ouvrages, des salariés en insertion, en situation de handicap. « Faire avancer les choses pour l’homme et la planète tout en gagnant de l’argent », comme il le précise sur le blog e-Recycle : la devise du patron de Recyclivre est à l’évidence un modèle « inspirant ». Par ailleurs, les livres vendus d’occasion ne sont pas si bon marché étant donné leur état. Sur ce marché extrêmement concurrentiel qui a éliminé peu à peu les bouquinistes traditionnels encore présents sur Internet, Recyclivre triomphe. Son business model lui vaut d’avoir été honorée d’un Business Award, et avec ses 900 000 références, ses sept agences locales et une antenne en Espagne, elle démontre à l’évidence qu’il est des façons de « partager le savoir » (son slogan) agréablement profitables. Surtout quand ce « partage » se soucie des forêts et des illettrés. Les grands principes ont toujours embelli les entrepreneurs, mais qu’en pense le contribuable ? Puisque, comme l’écrivait l’écrivain hongrois Sándor Márai, « en ce monde de folie, les bibliothèques sont les derniers igloos, où quelque chose nous protège encore de l’indifférence glaciale du monde (6) », il est probablement temps de trouver un autre remède à l’obésité des médiathèques. Le don aux prisons, écoles, collèges, lycées, pays francophones en développement, associations d’apprentissage du français paraît une solution équitable et d’une économie parfaitement circulaire ; mais resteront la question du choix des professionnels de la lecture publique dans la surproduction et celle du transport : qui le paiera ?

En attendant, tel qu’est mis en place le désherbage, il est probable que, de l’humaniste Étienne Dolet, qui édita entre autres textes des traductions de Platon et de Cicéron et fut brûlé, avec ses livres, le 3 août 1546 en place Maubert, au bibliophile Umberto Eco, nombre de passeurs de savoir n’auraient guère apprécié cette pratique, justifiée par de mauvaises raisons et mise en œuvre de mauvaise manière.



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