Le traitement des affaires de défense par la presse : Information, « misinformation » ou désinformation ?


OPINION –

Les médias traitent abondamment les affaires de défense dans le contexte des conflits en Ukraine et au Moyen-Orient. C’est bien sûr une bonne chose que d’informer le public sur ces sujets complexes.

Pour autant, ce traitement des médias est-il objectif, pertinent, véritablement informatif pour le grand public ? Ou bien est-il partiel, voire biaisé en faveur de narratifs gouvernementaux partisans ?

Pour cela, le numéro spécial du Point du 17 juillet dernier fournit un exemple intéressant : en première page, un titre « le nouvel ordre nucléaire », et un sous-titre « Russie, Chine, Iran, États-Unis… et nous. Se défendre face aux menaces extrêmes. » Et l’annonce d’un ‘grand entretien’ exclusif : « Thierry Burkhard « L’avenir de nos enfants est en jeu » ».

  1. L’édito de Luc de Barochez, rédacteur en chef « monde » du Point, également expert à l’Institut Montaigne

L’édito se veut un panorama des dangers de l’époque. Il démarre avec l’affirmation du président Macron « la liberté n’a jamais été aussi menacée depuis 1945 ». Cette affirmation, viserait-elle les multiples atteintes à la liberté d’expression en Union européenne ou aux initiatives diverses pour prévenir les succès électoraux des partis populistes/souverainistes : Roumanie, Hongrie, Slovaquie, Allemagne, Moldavie, Serbie… ?

Barochez dénonce « les puissances impériales, Russie et Chine en tête, qui entendent se tailler un « espace vital » en imposant leur loi à leurs voisins, par les armes s’il le faut », sans penser à mentionner que les puissances occidentales, États-Unis en tête (en guerre permanente depuis 1945), ont multiplié les opérations de changement de régime et les conflits armés depuis 1945, et notamment depuis 1980 (Serbie, Moyen-Orient). Il affirme qu’il y a « le terrorisme islamiste dont la dangerosité ne décroit pas », sans rappeler que ce terrorisme, dans une grande part des cas, a été initié et financé par les pays occidentaux. Il indique que l’Iran veut se doter d’armes nucléaires, malgré l’information contraire des services occidentaux et de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique. Il mentionne « des démocraties qui glissent sur la pente autoritaire », notamment la Hongrie en Europe, sans tenir compte des multiples mesures autoritaires dans le domaine de l’opinion en cours de mise en place en Allemagne, en Grande-Bretagne, en France et, avec le Digital Services Act, dans l’ensemble de l’UE (cf. infra en documentation, les exemples cités dans mes articles sur l’Allemagne et la Grande-Bretagne).

« Tout concourt à l’avènement d’une ère où la force prime le droit, où les démocraties sont sur la défensive, où les règles internationales et les institutions qui les promeuvent sont foulées au pied » : C’est l’histoire à l’envers : alors que le droit international est fondé sur la Charte de l’ONU et tous les traités en vigueur, l’Occident a souhaité promouvoir un « nouvel ordre mondial basé sur des règles » dont rien de précis n’est connu, si ce n’est que c’est l’Occident qui les fixerait au cas par cas. Depuis des décennies, les États-Unis, avec l’Europe, ne cessent d’user de la force, souvent sans mandat du Conseil de sécurité de l’ONU, par exemple, en Serbie/Kosovo, en Irak, au Yemen, en Iran. N’est-ce pas ainsi l’Occident qui ne cesse de fouler au pied le droit international ?

Si l’Occident, très minoritaire en population, et maintenant en puissance économique, est sur la défensive, n’est-ce pas parce que la majorité du monde n’est plus portée à supporter la revendication de suprématie de l’Occident ?

  1. L’interview du général Burkhard, à l’époque CEMA français, « les guerres, il ne faut pas gérer leurs conséquences, il faut les empêcher »

4 mois avant l’intervention russe en Ukraine, Burkhard avait présenté sa volonté de « gagner la guerre avant la guerre » par la dissuasion, tout en étant prêt à s’engager dans un conflit de haute intensité. Il ne commente pas l’insuccès de cette volonté en Ukraine : les États-Unis et la Grande-Bretagne ont tout fait pour que ce conflit démarre. N’avait-il pas compris le jeu des deux leaders de l’OTAN ? Quant à la capacité militaire française de s’engager en haute intensité, elle semble relever de Lilliput, l’armée française demeurant depuis 2017 sous-dimensionnée, sous-équipée en nombre et qualité des matériels et sous-munie en munitions : capacité limitée à tenir un front de 80 KM pendant quelques jours selon un rapport de l’Assemblée Nationale de 2022 (cf. infra, documentation). La situation aurait empiré avec les livraisons faites à l’Ukraine.

 

Il s’en prend à la Russie accusée de promouvoir la désoccidentalisation (reprenant ainsi la vision des États occidentaux du multilatéralisme comme une mauvaise manière faite à l’Occident) et de vouloir un ordre alternatif (au besoin par la force, moyen le plus rapide d’imposer son point de vue) : une erreur, car la Russie (à l’origine fin 19e avec la France du droit international) promeut le retour au primat du droit international, si peu appliqué en Occident, et est un des fondateurs des BRICS, mouvement en rien fondé sur la force, mais sur la coopération.

Il reproche à la Russie, dans le cas de l’Ukraine, de ne pas avoir « sincèrement et honnêtement cherché à négocier » : une parfaite inversion accusatoire, puisque la Russie avait fait des propositions à l’OTAN en 2021, avec un projet de traité de sécurité européenne entièrement rédigé. En 2022, dès avril, un projet de traité mettant fin à l’intervention russe dans des conditions douces pour l’Ukraine, sans perte de territoire, a été paraphé entre les deux délégations. Avant qu’à la demande pressante de l’Occident, l’Ukraine revienne sur son accord pour s’engager dans une guerre totale.

 

Il affirme que la Russie n’a pas une supériorité militaire suffisante pour s’imposer ; il ajoute qu’elle subit des pertes par centaines de milliers : ne serait-ce pas une confusion avec l’Ukraine ?

Il ne dit rien des leçons du conflit en Ukraine, sur le modèle d’armée française, sur les matériels à privilégier, par exemple, drones de tous types et missiles hypersonique, et ceux dont le sens s’émousse, comme les porte-avions (exposés aux missiles hypersoniques, inarrêtables).

Il évoque le retrait d’Afrique, causé par le besoin de souveraineté des pays concernés, et compare cela au départ de France des troupes US et canadiennes en 1966, sans mentionner que de Gaulle avait en même temps sorti la France du commandement militaire intégré de l’OTAN.

 

  1. Les « scénarios de risques » de Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique

Le sous-titre en est « la quête dérégulée de la bombe nucléaire et la course aux armements font craindre une montée des périls ». Est-ce à dire que le traité de non-prolifération nucléaire (TNP), largement signé de par le monde (sauf par Israël) ne constitue pas un cadre de régulation mondiale ?

La course aux armements non nucléaires n’est pas vraiment traitée : drones en tous genres, missiles hypersoniques planant (y compris l’Orechnik russe), capacité d’un Ansar Allah (les ‘houthis’) de perturber les flux commerciaux maritimes, ou encore lanceurs de drones camouflés – au mépris des lois de la guerre – dans des remorques de camions civils infiltrées chez l’adversaire (attaque ukrainienne sur les bases stratégiques russes ; attaque de l’Iran par Israël).

La coordination nucléaire France – Grande-Bretagne est évoquée sans rappeler que les brits sont dépendants des US pour leur armement nucléaire : ce ne peut être un parapluie commun, et les deux pays ne maitrisent pas pleinement les 500 missiles mentionnés.

Des projets de la Russie et de la Chine de « nucléariser » l’espace, sont mis en avant, sans mentionner si les États-Unis font de même ou non. La baisse du contrôle des armes nucléaires, notamment entre US et Russie, est regrettée, sans mentionner que l’impulsion est venue des États-Unis (cf. article d’Ivo Rens infra en documentation)

L’auteur voit trois scénarios de risque nucléaire : une montée de la Chine au niveau des US et de la Russie, considérée comme déstabilisante ; l’Iran qui sortirait du TNP et développerait une arme nucléaire ; le retrait d’Europe des armes nucléaires tactiques US « B61 ». Quel risque d’une 3e bombe nucléaire après les deux lancées en 1945 par les US sur le Japon ? Ce serait pour l’auteur le « scénario de loin le moins probable ».

Mais sans surprise, il ajoute que ce sont la Russie, le Pakistan et la Corée du Nord qui seraient les plus « disponibles » pour prendre le risque d’utiliser une arme nucléaire. Israël ne serait-il pourtant une éventualité tout aussi plausible dans le cadre de son conflit avec l’Iran, si un « second round » était lancé par Israël, et que l’Iran allait plus loin dans les destructions infligées à Israël ?

 

Un dossier du Point assez dense, mais qui ne donne pas une vision très complète, ni équilibrée : il présente surtout le narratif occidental ! Pas entièrement surprenant de la part d’auteurs proches de l’Institut Montaigne, think tank français qui s’inscrit dans le consensus occidental « otanien ».

Au bout du compte, avec nombre de « demi-vérités », le dossier ‘Défense’ du Point se rapproche plus de la « misinformation » que d’une information équilibrée de qualité.

 

Documentation :

Le Point octobre 2022 Armées : en cas de guerre, la France ne tiendrait qu’un front de 80 km

Public Sénar mars 2022 Munitions, drones, Rafale : en cas de guerre, la France pourrait manquer de moyens « au bout de 15 jours », alerte Christian Cambon – Public Sénat

Le terrorisme en chiffres depuis les attentats de 2001 | Euronews

Les attentats islamistes dans le monde 1979-2024 – Fondapol

Ivo Rens – juillet 2024 Comment les États-Unis ont détruit le cadre juridique du contrôle des armes nucléaires – La paix mondiale menacée





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