Le rap compte bien des courants. Parmi eux, le style engagé ou politique, dit parfois « conscient ». Son héritage contestataire est vaste et riche, mais depuis quelques années, il a encore élargi le spectre des causes à défendre. Débrief musical.
Au 21e siècle, rappeurs et rappeuses dépassent les thématiques d’émancipation traditionnelles pour embrasser des luttes de plus en plus variées, comme l’écologie, l’antispécisme ou le féminisme.
Plus populaire que jamais, le rap est le genre musical le plus écouté par la Gen Z avec 40 % d’entre eux l’identifiant comme leur préféré. Le rap et, a fortiori, le rap engagé, a donc toute l’audience nécessaire pour faire entendre des revendications et une réflexion sur notre modèle de société.
Social, féministe, antispéciste, et écolo… Ce rap français engagé du 21e siècle !
Depuis ses débuts en France dans les années 1980, le rap a souvent été associé à une critique des inégalités sociales et des discriminations. Des groupes comme Ideal J, IAM, Assassin ou Mafia K1 Fry ont marqué l’histoire avec des morceaux dénonçant le racisme institutionnel, les violences policières ou la ségrégation banlieues / quartiers riches.
Forcément, comme toute contre-culture, une partie du rap s’est embourgeoisée et gentrifiée, ce qui a modifié une partie de son identité sans la faire mourir. Déjà à l’aube du 21e siècle, en 2000, Kool Shen, rappeur du groupe NTM, se demandait si “avoir de l’argent et rapper dans NTM pouvait être un paradoxe”, démontrant tout de même une prise de recul sur l’industrie du rap et une certaine volonté d’alignement, même si le terme peut sembler anachronique.
« le rap constitue une forme originale d’espace public oppositionnel, permettant aux artistes de pérenniser une parole dénonciatrice dans une société où les voix des plus marginalisées sont souvent ignorées »
Malgré tout, l’héritage contestataire voire militant perdure, comme l’affirme le sociologue M. Marquet. Selon lui, le rap constitue une forme originale d’espace public oppositionnel, permettant aux artistes de pérenniser une parole dénonciatrice dans une société où les voix des plus marginalisées sont souvent ignorées. En témoigne la sous-représentation à la télévision des classes modestes, face à la sur-représentation des cadres et grands patrons.
La lutte des classes au cœur des textes
Sans parler de Sniper ou NTM qui ont plutôt brillé à la fin du 20e siècle, des artistes comme Kery James ont su poursuivre avec, par exemple, “Banlieusards” ou “Lettre à la République” dans lequel il affirme : « Je ne suis pas un criminel, je suis un enfant de la République, Qui a grandi dans les cités, où les rêves sont interdits. » Dans « Le combat continue part 3”, il chante “La banlieue a une voix, je ne suis qu’un de ses hauts parleurs.”
Dans la même veine, Youssoupha incarne cette tradition du rap social, avec sa plume vindicative pour dénoncer les inégalités et promouvoir une vision inclusive de la société. Dans Prose Combat, il chante : « Besoin qu’les ghettos d’France évitent le drama, besoin de justice pour Nahel, Adama. Besoin d’un système plus juste et visionnaire quand les flics qui assassinent deviennent millionnaires. »
On peut aussi citer ACS (Temsis et Démos), duo lyonnais qui utilise le rap comme outil militant pour transmettre des valeurs politiques et porter la voix des opprimés. Bâtir Ensemble critique par exemple “le marché qui nous dicte ses lois”.
Dans son album Dire je t’aime, le rappeur Ben PNG décrit la vie dans les bassins ouvriers en déclin, évoquant les PMU et les HLM de la France du Nord et ses réalités socio-économiques moroses. Dans des morceaux comme Mauvaise nouvelle ou le titre éponyme Dire, je t’aime, ou encore Colorier les HLM, il peint des scènes du quotidien avec une plume sensible et réaliste : « La fourchette sur la télé pour la connexion » ou encore « Les trous dans le mur qu’on cache à la peinture » traduisent les difficultés sociales tout en réhabilitant la dignité des siens.
Avec des références aux « mamans dans l’Tercian« (un médicament antipsychotique) ou aux « petites sœurs dans le tertiaire« , Ben PLG met en lumière les luttes silencieuses des classes populaires, tout en célébrant leurs moments de joie simples, comme les vacances « dans des bleds de fond de ligue 2« . À travers ses textes, il transforme ces fragments de vie en poésie sociale, incarnant avec fierté une identité ouvrière.
Rap “bricolé”, le groupe bordelais Odezenne a aussi versé dans la “race ferroviaire” avec son titre Bleu fuschia qui parle des travailleurs de Rungis.
« Transpalette / Grand ballet / Je reste fier / De ma race ferroviaire “
Antiracisme et mémoire collective
La lutte contre le racisme reste une thématique centrale dans le rap français. Des morceaux comme 11’30 contre les lois racistes, sorti en 1997 par un collectif de rappeurs, destiné à récolter des fonds pour le Mouvement de l’immigration et des banlieues, ont marqué l’histoire du genre en dénonçant les discriminations systémiques.
Plus récemment, Gaël Faye, auteur de Petit Pays, a fait de son art un plaidoyer contre le racisme et pour la mémoire collective, aussi via le son “seuls et vaincus”.
Le morceau collectif No Pasaran, sorti en 2024 et réunissant Akhenaton, Fianso ou encore Zola, illustre cette mobilisation contemporaine contre l’extrême droite. Avec des paroles crues et sans concession, ce titre s’inscrit dans une tradition de résistance musicale face aux dérives xénophobes.
Le rap écologique
Aux côtés de ces luttes, des causes plus récentes à l’échelle populaire tracent également leur sillage dans l’univers rap. En précurseur, il y a eu l’album Rockin Squat du groupe Assassin, avec des titres comme L’écologie : Sauvons la Planète ou Le futur : que nous réserve-t-il ?
Un peu plus tard, Gaël Faye intègre ces préoccupations dans son album Lundi Méchant, dans lequel il évoque la nécessité d’une prise de conscience collective face aux défis environnementaux : « Je suis un enfant du siècle, Qui a grandi avec les catastrophes, Et je sais que je dois agir. »
« on n’a plus 20 ans mais on en aura jamais 60 »
Il évoque aussi la dégradation environnementale dans des morceaux comme Irruption, où il parle de l’impact des perturbateurs endocriniens et de la pollution avec ces paroles : “ on n’a plus 20 ans mais on en aura jamais 60, car on bouffe du bisphénol A, à l’heure d’une planète suffocante”.
En 2022, il collabore avec Grand Corps Malade et Ben Mazué sur La Cause, un EP qui amplifie son discours écologique.
Le rap antispéciste
Dans un même élan de prise de conscience de notre environnement, le rap antispéciste se positionne comme une voix engagée contre les discriminations envers les animaux.
Porté par des artistes comme le collectif BXII, ce mouvement utilise le rap pour dénoncer le spécisme, l’élevage industriel et la chasse, tout en prônant le véganisme et la convergence des luttes sociales. Les textes de BXII, par exemple, articulent les oppressions humaines et animales avec des punchlines percutantes comme : « Y’a pas de place pour les carnistes chez les antifascistes ; pas de place pour les racistes chez les animalistes !« .
Ce courant, souvent associé à des artistes issus de milieux populaires, casse l’image élitiste parfois attribuée à l’antispécisme, affirmant que cette cause est universelle. À travers des morceaux comme « Hordearii » ou « Extrémistes« , ces rappeurs véhiculent un message politique fort tout en s’inscrivant dans une esthétique musicale accessible et engagée.
Une parole féminine et féministe qui s’affirme
Si le rap a longtemps été dominé par des voix masculines, les femmes prennent aujourd’hui une place croissante dans ce mouvement engagé. Des artistes comme Keny Arkana ou Chilla abordent des thématiques féministes tout en dénonçant les violences sexistes et les inégalités de genre.
Keny Arkana, figure emblématique du rap conscient, utilise sa musique pour appeler à la solidarité entre opprimés et à la construction d’un monde plus juste. Dans des morceaux comme La Rage, elle exprime un profond rejet du système capitaliste et patriarcal : « Je suis la rage des opprimés, La colère des sans-voix. Je suis la révolte des femmes. »
Chilla, de son vrai nom Maréva Ranrivelo, a marqué la scène rap française avec son premier album Karma en 2017. D’origine franco-malgache, elle s’est rapidement distinguée grâce à ses textes puissants et ses freestyles marquants. Ses morceaux comme Sale chienne et Si j’étais un homme ont trouvé un écho particulier lors de la vague MeToo, dénonçant les inégalités et violences faites aux femmes. Elle affirme : “Que les femmes se retrouvent dans mes textes me ravit ”, tout en élargissant son engagement vers des valeurs humanistes prônant l’égalité et la liberté.
Quant à Shay, née Vanessa Lesnicki, incarne une figure singulière du rap belge. Revendiquant le titre de “ jolie garce ”, elle défie les stéréotypes en affirmant sa féminité et son ambition. “ Quand une femme réussit, on a tendance à la traiter de ‘salope’ ou de ‘pute’. Je veux incarner cette femme qui réussit et qui se bat pour ”, déclare-t-elle. Shay critique les attentes traditionnelles envers les femmes dans la société et le couple, dénonçant notamment les injonctions à se conformer à des rôles prédéfinis.
Euphonik, de son vrai prénom James, témoigne dans son l’album Thérapie de son engagement contre les violences sexistes et son hommage aux femmes. Notamment dans le morceau Deuxième Sexe, inspiré par Simone de Beauvoir. Artiste prolifique, Euphonik s’illustre également par sa capacité à produire des morceaux introspectifs et engagés, tout en explorant des univers mélancoliques et humanistes.
Un engagement au-delà des mots
Le rap engagé d’aujourd’hui ne se limite pas à des paroles percutantes : il s’incarne aussi dans des actions concrètes menées par des artistes qui mettent leur notoriété au service de causes sociales et humanitaires.
Oxmo Puccino s’illustre depuis plus d’une décennie comme ambassadeur de l’UNICEF France. Après avoir composé la chanson Naître adulte pour les 20 ans de la Convention internationale des droits de l’enfant en 2009, il a officialisé son rôle en 2012. Depuis, il participe activement à des campagnes de sensibilisation et à des visites de terrain pour défendre les droits des enfants à travers le monde.
D’autres rappeurs utilisent également leur influence pour agir concrètement. Kery James milite pour l’égalité des chances avec son association A.C.E.S (Apprendre, Comprendre, Entreprendre et Servir), qui attribue des bourses d’études à des jeunes issus de milieux défavorisés et organise des événements comme l’A.C.E.S Tour pour sensibiliser aux inégalités scolaires.
Soprano, avec sa Fondation Soprano créée en 2018, soutient des projets éducatifs et sanitaires aux Comores, son pays d’origine, ainsi qu’à Marseille où il a grandi. Il est également ambassadeur de l’UNICEF et parrain de U-Report, un outil numérique d’expression pour les jeunes.
D’autres figures comme Dadju ou Niro s’engagent sur le terrain humanitaire. Dadju a fondé l’association Give Back Charity pour lutter contre les violences sexuelles faites aux femmes en République Démocratique du Congo. Et Niro, quant à lui, organise à chaque Ramadan des actions solidaires via son association Un Nouveau Visage : à travers laquelle il distribue de colis alimentaires dans des camps de réfugiés au Liban et en Cisjordanie ou encore soutien à un orphelinat à Gaza.
Enfin, le rappeur Sefyu, s’est engagé activement dans la lutte pour la justice climatique en cofondant l’association Banlieues Climat en 2022. Cette initiative, créée aux côtés de Féris Barkat, Abdelaali El Badaoui et Sanaa Saitouli, vise à sensibiliser les habitants des quartiers populaires aux enjeux environnementaux et à leur donner les moyens d’agir face aux conséquences du dérèglement climatique.
Partant du constat que ces quartiers sont parmi les plus touchés par la pollution et les inégalités environnementales, Banlieues Climat cherche à démocratiser l’écologie en la rendant accessible et adaptée aux réalités locales.
À travers ces initiatives variées, le rap engagé du 21e siècle montre qu’il ne se limite pas à dénoncer les injustices dans ses textes : il agit concrètement pour construire une société plus juste.
Comme le rappelle ACS : « Ne pas combattre ces injustices, ce n’est pas être neutre, c’est juste les perpétuer. »
– Maureen Damman
Image d’entête @Avec toutes autorisations Aiden Marples/Unsplash
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