L’éclairage nuancé d’un éleveur sur la crise sanitaire bovine


En tant qu’acteur de l’élevage bovin, je souhaite apporter quelques éléments pour mieux comprendre les conséquences de la crise sanitaire actuelle pour les éleveurs français.

La dermatose nodulaire contagieuse (DNC), bien que non transmissible à l’homme, menace l’équilibre économique, humain et génétique de nos exploitations.

Une menace pour le commerce

L’enjeu est grand, car la capacité de la France à exporter ses animaux est en jeu, et une partie de notre élevage en dépend. En effet, au cours des 70 dernières années, nous sommes passé d’un modèle d’élevage qui écoulait sa production localement, à un marché ouvert à l’international. Certaines catégories de bétails sont très fortement dépendantes de ces transactions, et la fermeture des frontières peut déstabiliser toute une partie de l’élevage national.

Mon expérience dans l’exportation de semences et d’embryons bovins m’a appris que les restrictions sanitaires internationales sont souvent des prétextes protectionnistes. Même après l’éradication de la maladie, la réouverture des frontières prend des mois, voire des années. Et, les marchés perdus sont très longs et difficiles à reconquérir.

Une situation intenable dans les zones touchées

Dans ces secteurs, majoritairement à vocation laitière, les éleveurs vivent un véritable calvaire. Leur activité repose sur la vente de lait, de vaches de réforme, de reproductrices et de veaux mâles, souvent exportés très jeunes (10 jours à 5 semaines) vers des engraisseurs spécialisés, notamment en Italie. Or, les restrictions de mouvement imposées par la crise sanitaire bloquent ces exportations. Les éleveurs, non équipés pour engraisser ces veaux, se retrouvent contraints soit de les garder dans des conditions inadaptées, soit de les abattre à la naissance.

Les contraintes matérielles s’accumulent : les animaux, qui habituellement en cette saison, changent de pré régulièrement, sont immobilisés pour ne pas déplacer la maladie. Ils doivent être nourris au foin, transporté quotidiennement dans des parcelles parfois éloignées. Dans certains cas, la traite deux fois par jour doit être assurée au pré, dans des conditions difficiles : les éleveurs n’ont souvent pas le matériel adapté et les animaux n’y sont pas habitués. Ce surcroît de travail s’accompagne de coûts supplémentaires, car le fourrage consommé en été manquera cet hiver, obligeant les éleveurs à en acheter. Les trésoreries, déjà fragiles, pourront-elles le supporter ? À cela s’ajoute la peur constante de propager le virus entre les lots d’animaux et le spectre de l’abattage total du troupeau, un traumatisme qui touche non seulement l’éleveur concerné, mais aussi ses voisins, dans des campagnes où la solidarité reste forte.

Les conséquences prévisibles d’une extension de la maladie

La maladie touche pour l’instant une zone d’élevage laitier, assez peu exportatrice d’animaux vivants (sauf des petits veaux). Mais, si elle s’étend aux bassins allaitants voisins, comme ceux du Massif central, la situation deviendra ingérable. Ces régions produisent des veaux mâles « broutards », sevrés entre 7 et 10 mois et majoritairement exportés vers l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne (992 000 broutards exportés en 2023, dont 83 % vers l’Italie). La période critique de ces échanges, de fin août à janvier, coïncide avec la crise actuelle. Si les frontières se ferment, où iront ces animaux pesants entre 250 et 450 kg ? Les naisseurs n’ont ni les infrastructures, ni les aliments, ni la trésorerie pour les garder. Les engraisseurs français, eux, ne peuvent pas absorber une telle quantité de bétail.

Sur le territoire français, la restriction des mouvements d’animaux perturbe également tous les marchés de la viande, entrainant des retards dans les possibilités de départ des animaux vers les abattoirs. Or, les animaux engraissés, s’ils ne sont pas vendus au moment optimal, perdent leur valeur bouchère et coutent très cher à nourrir, entraînant des pertes financières colossales.

Pour tenter d’éviter tout cela, les autorités ont choisi d’imposer, un arrêt des déplacements d’animaux, une vaccination autour des zones touchées, et l’abattage total des lots de bovins touchés, pour préserver le statut sanitaire de la France, indispensable à l’exportation. Mais à quel prix ?

Une politique d’abattage total insoutenable

Cette mesure, outre son coût humain dévastateur, me semble techniquement irréalisable à grande échelle. Les centres d’équarrissage, déjà débordés en 2024 par les dégâts de la FCO, ne pourraient pas gérer des volumes massifs en 2025. De plus, l’idée d’« incinération » des animaux euthanasiés pose question : les centres d’équarrissage disposent-ils d’incinérateurs adaptés ? À ma connaissance, ils broient et stérilisent en autoclave les carcasses. Où et comment ces milliers de bovins seraient-ils traités ?

De plus, l’abattage total entraîne des pertes génétiques irréparables, qui mettront des années à être comblées. Il brise les éleveurs, psychologiquement et économiquement, et fragilise toute une filière.

Une alternative raisonnable

Plutôt qu’une politique d’abattage systématique, ne pourrait-on pas envisager une approche plus mesurée ? Dépister les troupeaux, abattre uniquement les animaux symptomatiques, tenter des soins sur les cas positifs (des traitements expérimentaux semblent exister), vacciner massivement en périphérie des zones touchées et limiter les mouvements d’animaux.

Cette stratégie, combinée à un soutien financier des pouvoirs publics, permettrait de limiter les pertes tout en contenant la maladie.

La crise actuelle, comme les précédentes, met une fois de plus en lumière la fragilité de notre modèle d’élevage, dépendant des exportations et vulnérable aux crises sanitaires.

Même si à ce jour, l’épidémie semble sur la bonne voie pour être contenue, il serait temps de repenser notre approche, pour protéger à la fois nos animaux, nos éleveurs et notre filière.

Les virus évoluent, et nos animaux d’élevage ne peuvent se soustraire à ces modifications. Il faudra bien qu’ils s’adaptent à leur présence en créant leur propre immunité. Nous ne pourrons pas éternellement chercher à éradiquer des maladies émergentes par des mesures humainement destructrices et imposer vaccinations sur vaccinations à nos animaux, pour préserver les échanges internationaux.

*Laurent Bard est ingénieur agricole, éleveur et ancien responsable d’un programme de sélection bovine





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