l’art d’agir sans se faire remarquer


L’image d’Épinal du sabotage évoque souvent les résistants sous Vichy bloquant les trains, les figures clandestines comme le groupe Action directe, ou encore la grande histoire des luttes ouvrières. Mais à l’heure où les crises écologique, sociale et démocratique s’intensifient, une autre forme d’engagement émerge : le « sabotage ordinaire ».

Accessible, diffus, souvent discret, le sabotage ordinaire interroge les frontières entre action illégale, désobéissance civile et activisme du quotidien. Il se présente comme une forme d’engagement à la portée de toutes et tous, qui questionne la frontière entre action illégale, désobéissance civile et activisme du quotidien. Le sabotage ordinaire tend à se banaliser, même pour celles et ceux qui ont la flemme.

Si le sabotage ordinaire interroge les formes d’engagement possibles, le mouvement sociale du 10 septembre qui s’annonce, pour dénoncer l’autoritarisme rampant et les politiques antisociales, pourrait bien marquer un tournant dans la recherche de stratégies de résistance collective, combinant désobéissance civile, mobilisation de masse et actions symboliques.

Car, comme l’affirme Geoffrey Dorme, auteur du livre Hacker Protester, guide pratique des outils de lutte citoyenne :

« Le militantisme, c’est quelque chose qu’il faut pouvoir remettre dans les mains des gens car ça appartient à tout le monde. Tu n’es pas obligé de sortir de Sciences Po pour développer ce que tu ressens au sujet des injustices. Tu n’es pas non plus obligé d’habiter à Paris pour militer ou manifester »

Sabotage et non-violence : entre désarmement et pédagogie

Imposé au tournant du XIXe siècle dans le syndicalisme et les mouvements ouvriers comme une « voie moyenne » entre la parole impuissante et la violence terroriste, selon la revue Terrestres – le terme, né dans le milieu anarchiste, désigne d’abord des actions visant à enrayer la machine productive ou à nuire à l’employeur sans s’en prendre aux personnes.

Aujourd’hui, la notion s’est élargie : elle englobe aussi bien la neutralisation symbolique d’un dispositif climaticide, le démontage non-violent d’une infrastructure, que les petits gestes de désobéissance du quotidien. Le sabotage ordinaire n’est plus seulement l’apanage des militants aguerris, mais devient une modalité d’action à la portée de chacun·e.

Contrairement à l’image souvent véhiculée, le sabotage n’est pas nécessairement violent. Au contraire, il peut s’inscrire dans une stratégie d’action non-violente, comme le démontre le dossier d’Alternatives Non-Violentes

Le sabotage non-violent, ou « désarmement », vise à neutraliser une machine ou une installation jugée nocive (usine polluante, pipeline, dispositif de surveillance), sans porter atteinte à l’intégrité physique des personnes. Il s’agit d’une forme d’intervention directe, relevant de la désobéissance civile, qui cherche à priver l’adversaire d’un moyen jugé illégitime et à alerter l’opinion publique sur une injustice caractérisée.

Saboter sans forcer : vers un activisme à la portée de tous ?

L’une des forces du sabotage ordinaire réside dans sa dimension accessible et dédramatisée. Il ne s’agit plus d’être un « héros » ou un « radical », mais d’agir à son échelle, parfois de façon anonyme, souvent en réseau, pour enrayer la machine ou dénoncer une injustice. Laisser « planer la possibilité du sabotage », comme le suggère le philosophe et l’historien Victor Cachard dans un article pour Basta!, devient un levier symbolique de pression sur les pouvoirs publics et les entreprises, sans nécessairement passer à l’acte.

Ce sabotage diffus, discret, mais potentiellement massif, s’inscrit dans la tradition des luttes sociales, mais renouvelle les formes de l’engagement à l’ère de la crise écologique et démocratique. Ce sabotage ordinaire, le collectif Chomeuse go en a fait une bande-dessinée disponible gratuitement et intitulée Les colibris pyromanes – Fables mutines.

Sabotage ordinaire et gestes du quotidien

Le Manuel de sabotage simple sur le terrain de l’OSS (ancêtre de la CIA), à l’origine conçu comme outil de guerre pour affaiblir les structures ennemies de l’intérieur, prend aujourd’hui un sens nouveau : celui de résister, depuis l’intérieur, aux logiques de domination, à la hiérarchie absurde, au management toxique ou autoritaire, et à l’inhumanité croissante de certaines organisations.

– Pour une information libre ! –Soutenir Mr Japanization sur Tipeee

Voici une version adaptée, contextualisée pour le monde du travail en 2025. Parce que parfois, ralentir, désorganiser ou compliquer… c’est déjà résister.

 Dans les réunions, collectifs, et instances

  • Exiger que tout passe par les voies « officielles » : aucune prise d’initiative, aucun raccourci. Bloquer toute prise de décision rapide.
  • Parler longuement et souvent. Illustrer ses propos avec des anecdotes personnelles. Ralentir le rythme. Multiplier les interventions.
  • Renvoyer systématiquement les sujets aux commissions et comités, pour « étude approfondie ». Et tant qu’à faire, proposer la création de nouveaux groupes de travail. Plus on est de fous, plus c’est lent.
  • Dévier les discussions vers des sujets hors-sujet. Idéalement, relancer un vieux débat qui n’a jamais été tranché.
  • Chipoter sur les mots : corriger les tournures de phrases, discuter chaque virgule d’un compte rendu ou d’une résolution.
  • Remettre en question les décisions déjà prises, relancer les débats, questionner la légitimité de l’accord précédent.
  • Appeler à la prudence et au « bon sens », tout en soulignant les risques de toute action un peu trop ambitieuse.
  • Douter de tout : demander si la décision entre bien dans le champ de compétence du groupe, ou si elle ne contredit pas une consigne supérieure. Bref, ralentir sous couvert de loyauté.

Pour les cadres, responsables et encadrants

  • Exiger que toutes les consignes soient écrites. Ne jamais valider l’oral.
  • Faire semblant de ne pas comprendre : poser une avalanche de questions, demander des précisions inutiles, répondre en différé.
  • Retarder systématiquement les livraisons ou validations. Si une partie est prête, attendre que tout soit complet.
  • Ne commander du matériel que lorsque les stocks sont au plus bas, de sorte qu’un simple retard bloque toute l’équipe.
  • Privilégier les matériaux ou outils rares, et si on ne les obtient pas, alerter sur le risque de « baisse de qualité ».
  • Confier les tâches stratégiques à des personnes incompétentes. Laisser les plus qualifié·es s’ennuyer.
  • Exiger une perfection absolue sur des missions secondaires, tout en laissant passer des erreurs sur les vraies priorités.
  • Faire des erreurs d’orientation logistique : envoyer les ressources au mauvais endroit, déclencher des allers-retours inutiles.
  • Former les nouvelles recrues de manière floue, incomplète ou contradictoire.
  • Organiser des réunions au pire moment, idéalement en pleine urgence opérationnelle.
  • Créer de la paperasse, des procédures en double, des fichiers partagés dont personne ne comprend la structure.
  • Multiplier les validations nécessaires pour chaque action. Trois signatures pour un bon de commande ? Parfait.
  • Appliquer les règlements à la lettre, sans jamais faire preuve de discernement ou d’intelligence collective.

Pour les agents administratifs / employés de bureau

  • Se tromper (un peu) dans les chiffres, confondre les noms proches, inverser les lignes.
  • Allonger les échanges avec les prestataires ou les administrations, poser des questions secondaires.
  • Mal classer les documents essentiels, ou oublier de mettre à jour certains répertoires.
  • Ne pas faire assez de copies ou d’impressions, pour forcer les autres à recommencer.
  • Ne pas transmettre les appels importants, ou dire que « la personne est déjà en ligne ».
  • Garder le courrier jusqu’à la prochaine levée, même s’il est prêt.
  • Faire courir des rumeurs sur des restructurations, des plans sociaux imaginaires, des décisions floues. Rien de tel pour gripper la machine.

 Pour les autres salariés (production, technique, terrain…)

  • Ralentir volontairement le rythme. Ajouter des gestes inutiles à chaque tâche.
  • Se créer des interruptions régulières : re-mesurer, re-vérifier, faire deux fois le tour du poste.
  • Prendre son temps aux toilettes.
  • Faire semblant de ne pas comprendre une consigne, et la redemander plusieurs fois.
  • Jouer les perfectionnistes : demander des clarifications sur chaque détail.
  • Se plaindre de tout ce qui entrave le travail, même si c’est mineur.
  • Ne pas former les nouvelles personnes, ou le faire de manière superficielle.
  • Rendre les formulaires illisibles ou incomplets, pour qu’ils doivent être refaits.
  • Provoquer ou rejoindre des collectifs, pour défendre les droits, oui, mais en alourdissant volontairement les procédures.
    Exiger la présence de tout le service à chaque réunion, revenir plusieurs fois sur les mêmes sujets, créer des dossiers « épineux » à chaque demande.

Légitimité, risques et débats éthiques

La montée du sabotage ordinaire pose des questions de légitimité et de limites. S’il est illégal, il peut être perçu comme légitime dès lors qu’il vise à empêcher une injustice manifeste ou à protéger l’environnement. 

Le débat s’intensifie autour de la notion de « légitime défense écologique » : face à l’écocide planétaire, l’écosabotage pourrait-il devenir un ultime recours, voire être reconnu comme une forme de résistance juridiquement recevable ?

Mais la frontière entre sabotage non-violent, désobéissance civile et action violente reste floue. Chacune de ces formes d’action pose des questions spécifiques de légitimité, d’efficacité et d’éthique, qui doivent être pensées collectivement. Les risques de dérive, de répression accrue et de qualification d’écoterrorisme, de perte de soutien de l’opinion publique sont réels

D’où l’importance, soulignée par les spécialistes de l’action non-violente, de bien cibler les actions, de privilégier la pédagogie et de penser le sabotage comme un outil au service d’une stratégie globale, et non comme une fin en soi.

–  Maureen Damman 

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