L’éclat des misérables, par Baptiste Dericquebourg (Le Monde diplomatique, septembre 2025)


Malgré l’adaptation cinématographique de Boxcar Bertha par Martin Scorsese en 1972, Ben Reitman (1879-1942) est une figure quasi oubliée des lettres américaines. Hobo (vagabond) dans sa prime jeunesse, il va suivre des études de médecine et choisir de soigner les plus pauvres. Il rencontre en 1907 la militante anarchiste Emma Goldman (1869-1940), qui devient sa compagne ; tous deux vont tenir des meetings et œuvrer à travers les États-Unis — avant de se séparer, en 1917. Dans les années 1920, il se fait sociologue et publie une étude consacrée aux proxénètes, avant d’en envisager une autre au sujet des « sœurs de la route ». Sur les conseils de son éditeur, le texte devient l’autobiographie de la prétendue Bertha, surnommée « Boxcar » (wagon). Il paraît en 1937. Sa valeur documentaire a durablement convaincu ses lecteurs qu’il s’agissait d’un témoignage authentique.

Bertha n’existe pas : elle est composée des milliers de voix et de visages que Reitman a auscultés au cours de sa vie. Et elle nous prête à son tour ses yeux et ses oreilles pour découvrir une fantastique galerie de personnages. Années 1930, la Grande Dépression. Au fil de ses déambulations, Bertha rencontre ceux qui sont les damnés de la route et du rail, de l’Arkansas à Chicago ou New York. Les femmes, d’abord : sœurs de la route, prostituées, droguées, voleuses ou « cravateuses », mères seules élevant leurs enfants dans des communautés de marginaux, tantôt libres, tantôt asservies à d’immondes profiteurs, elles prennent vie en quelques paragraphes, et disparaissent bientôt : à peine le temps de raconter leur vie, dans un mélange de joie et de tristesse, et le vent, la police ou l’amour les emportent ailleurs. L’autobiographie prend des airs de roman picaresque.

Les hommes, aussi : vagabonds ou employés des chemins de fer, policiers ou maquereaux, mais aussi activistes et intellectuels de la cause révolutionnaire, comme le père de Bertha et ses amis, « qui pensaient pouvoir écrire des livres proposant des remèdes à tous les maux de la planète. Ils ne se laissaient distraire par rien ni personne ». Bertha n’évolue pas parmi un prolétariat conscient de lui-même et engagé : la politique n’est la plupart du temps présente qu’au loin, « dans les brochures et les portraits de Karl Marx et de Lénine, de Jack London et de James Eads How » d’un athénée hobo. Parfois surgissent des militants, orateurs ou prophètes, mais, tout à leur mission, ils demeurent inaccessibles. En deçà des idéologies, Bertha ne ferme les yeux ni sur les vices des pauvres et des marginaux ni sur leurs bassesses, ni sur leur bêtise et leurs faiblesses. Mais elle n’en ignore pas non plus les grandeurs et la générosité. Reitman excelle à exprimer, dans un lyrisme contenu mais puissant, le poids de la solitude qui accompagne la misère et l’errance, ainsi que l’éclat lumineux de l’amour, dans lequel il voit une force qui manque aux théoriciens et aux révolutionnaires.

La route, sinueuse et éprouvante, mène à un éveil. Quelque part entre le socialisme à la London et la révolte individualiste de la Beat Generation, Boxcar Bertha trace une voie que l’on se réjouit de redécouvrir dans cette nouvelle édition, magnifique, accompagnée d’illustrations et de photographies.



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