L’empire du mensonge : une success story


par Azzedine Kaamil Aït-Ameur

Avant-propos

Le mensonge d’État n’est pas un accident de la politique : il en est la langue maternelle.

La dictature brutale s’attaque au corps, mais la tyrannie sournoise vise l’esprit et les moyens de survie. On peut échapper aux coups ; on ne se relève pas toujours d’une vie entière passée à feindre d’y croire.

C’est pourquoi tant de gens choisissent l’aveuglement et la surdité volontaires : voir et comprendre, ce serait souffrir sans fin. Le mensonge se perpétue alors, non seulement par la peur, mais par ce soulagement pervers qu’il procure à ceux qui s’y réfugient – comme un anesthésiant qui endort la douleur au prix de l’empoisonnement.

On dit que la vérité rend libre. Mais elle coûte cher. Le mensonge, lui, rassure, apaise, endort – jusqu’à devenir vertu. C’est ce paradoxe qu’il nous faut affronter, faute de quoi nous serons libres seulement de nous illusionner.

Chapitre I – La naissance de l’«empire du mensonge»
Introduction

Souvent présentés comme garants de la liberté et des droits humains, les États-Unis se sont élevés au rang de symbole démocratique.

Pourtant, leur trajectoire, à l’instar d’autres puissances, – révèle un usage récurrent du mensonge, non comme accident de parcours, mais comme instrument de gouvernance.

Cette étude retrace l’évolution historique de ce mensonge d’État, de l’expression popularisée par Alexandre Soljenitsyne jusqu’aux exemples américains les plus récents, en croisant histoire, littérature et philosophie politique.

1.1 Origine et sens de l’expression

«Quand Alexandre Soljenitsyne publie en 1974 son appel à «ne pas vivre dans le mensonge», il ne désigne pas seulement l’URSS, mais une condition universelle du pouvoir moderne».

«Мы не живем в истине, а в империи лжи». «Nous ne vivons pas dans la vérité, mais dans un empire du mensonge».

Pour lui, le mensonge n’est pas un accident mais une condition structurelle des régimes totalitaires. L’expression peut s’étendre à tout système où la falsification devient institutionnelle – qu’il soit autoritaire ou se prétende démocratique.

1.2 Régimes totalitaires : des mensonges «visibles»

URSS

  • Effacement de Trotski des photos officielles.
  • Statistiques économiques truquées.
  • Procès de Moscou (1936-1938) aux «aveux» fabriqués.
  • Culte de Staline, présenté comme «père des peuples».

Allemagne nazie attribué à Joseph Goebbels, résume la méthode :

«Eine Lüge, die man zehnmal wiederholt, bleibt eine Lüge ; wenn man sie zehntausendmal wiederholt, wird sie zur Wahrheit».

«Un mensonge répété dix fois reste un mensonge ; répété dix mille fois, il devient une vérité».

Mensonge relayé par la propagande de masse (radio, cinéma, rassemblements), appuyé par la terreur.

Chine maoïste

  • Grand Bond en avant (1958-1962) : famines occultées par des chiffres falsifiés, causant entre 15 et 45 millions de morts selon les estimations.
  • Révolution culturelle (1966-1976) : suspicion généralisée, autocensure, réécriture de l’histoire au gré des campagnes politiques.
Conclusion intermédiaire

Dans ces régimes totalitaires, le mensonge est massif, centralisé, brutal. Il ne cherche pas à convaincre mais à soumettre. Chacun sait qu’il est mensonge, mais nul ne peut le contester sans danger.

Ce «mensonge grossier», et visible, prépare le contraste avec un autre type de mensonge, plus raffiné et efficace : celui des démocraties modernes, et tout particulièrement des États-Unis.

Chapitre II – Les fondements du mensonge américain
Introduction

En 1938, Halford E. Luccock avertissait :

«When and if fascism comes to America, it will not be labeled «Made in Germany» ; it will not bear a swastika. It will be called, of course, «Americanism»».

«Quand – et si – le fascisme vient en Amérique, il ne portera pas l’étiquette «Made in Germany», ni la croix gammée. Il s’appellera, bien sûr, «Americanisme»».

2.1 La découverte du mensonge par les Amérindiens

Les Amérindiens furent les premiers à percevoir chez l’homme blanc une pratique inconnue et déshonorante : le mensonge et la tromperie. La parole donnée liait l’esprit autant que le corps, et rompre un serment équivalait à perdre son humanité. Traités bafoués, alliances trahies, promesses dissoutes révélèrent rapidement une mécanique d’expansion masquée sous des discours de paix.

Ce fut le premier laboratoire du mensonge d’État américain. Le génocide indien, maquillé en «conquête» et en «destin manifeste», a forgé une culture politique où la tromperie se justifie par la finalité.

Ce précédent éclaire l’absence d’empathie face aux massacres contemporains, notamment à Gaza : hier les tipis, aujourd’hui les camps de réfugiés – toujours la même logique de négation, sous couvert de civilisation ou de sécurité.

2.2 Mythes fondateurs et contradictions de la République

La jeune république aime à se raconter comme un poème de liberté. Derrière l’hymne, des silences :

  • Déclaration d’indépendance : «tous les hommes sont créés égaux» alors que l’esclavage subsiste.
  • Frontière mythifiée : effacement des nations autochtones derrière l’idée de «terre vierge».
  • Destinée manifeste : «l’exceptionnalisme américain» servant de justification morale à l’expansion.
  • Ambiguïtés des Pères fondateurs : Washington, Jefferson, Madison possèdent des esclaves tout en prônant la liberté.
  • Mythe national : récit scolaire héroïque occultant esclavage, loyalistes et alliances autochtones.
2.3 Le rôle des gangs et du pouvoir informel

Derrière les institutions naissantes, une réalité plus rugueuse :

  • Réseaux de contrebande (tabac, rhum, esclaves).
  • Milices locales protégeant routes et biens faute d’autorité centrale.
  • Villes structurées par les «wards» (New York, Boston, Philadelphie).
  • Tammany Hall et le clientélisme politique. (la naturalisation des immigrés irlandais en échange de votes.)

Cette zone grise, ni totalement criminelle ni pleinement légale, fournit une matrice culturelle durable : pragmatisme, efficacité, récit justificateur. L’Amérique se construit moins par des institutions neutres que par la négociation avec des pouvoirs de fait.

2.4 La propagande de guerre comme laboratoire

La guerre hispano-américaine (1898)

  • Explosion du USS Maine imputée sans preuve à l’Espagne.
  • Le New York Journal de William Randolph Hearst galvanisant l’opinion publique : «You furnish the pictures and I’ll furnish the war». «Vous fournissez les images, et moi je fournirai la guerre».
  • Objectifs réels : Cuba, Porto Rico, Philippines.

Première Guerre mondiale : le Committee on Public Information (CPI)

Créé en 1917, dirigé par George Creel, le CPI devient un laboratoire de persuasion moderne.

  • Dispositifs : Four-Minute Men, affiches iconiques, films patriotiques, communiqués officiels, stigmatisation des pacifistes.
  • Résultats : basculement de l’opinion, adhésion à la conscription et aux emprunts de guerre.
  • Héritage : Edward Bernays (Propaganda, 1928), naissance de la «manufacture du consentement».

Creel affirmait : «Il n’était pas question de tromper, mais de présenter les faits de manière à galvaniser l’âme américaine».

2.5 Une presse libre sous contrainte invisible

Dans les régimes autoritaires, la propagande est visible : ministère, censure, journal officiel. L’URSS avait sa Pravda, l’Allemagne nazie son Völkischer Beobachter, la Chine maoïste son Quotidien du peuple. Le contrôle est frontal : imprimeries agréées, langage unique, dissidence criminalisée.

Aux États-Unis, la mécanique se fait sans uniforme ni décret. La Constitution garantit la liberté de publier, mais le système médiatique se structure autour de trois réalités :

  • Concentration de la propriété : Aujourd’hui, quelques conglomérats – Comcast/NBC, Disney/ABC, Paramount/CBS, News Corp/Fox – possèdent l’essentiel des chaînes, journaux et plateformes. Cette concentration réduit la diversité réelle des voix éditoriales.
  • Dépendance économique : La presse vit de la publicité et des marchés financiers. Critiquer trop rudement les grands annonceurs ou l’orthodoxie économique menace directement les recettes.
  • Accès conditionné aux sources : Les rédactions «embarquées» recherchent briefings exclusifs, invitations à la Maison-Blanche, fuites «off». Celui qui dérange perd ses canaux d’information.

Walter Lippmann Public Opinion (1922), et Herman & Chomsky Manufacturing Consent (1988) théorisent ce système : pas de censure frontale, mais un champ magnétique qui oriente la production médiatique.

Exemples :

  • USS Maine (1898).
  • CPI (1917).
  • Vietnam jusqu’aux Pentagon Papers (1971).
  • Armes de destruction massive en Irak (2002-2003).

À l’extérieur, l’Amérique se pare du prestige d’une presse libre ; à l’intérieur, cette liberté s’exerce dans un champ magnétique façonné par l’économie, le patriotisme et la géopolitique. Pas de censeur en uniforme, mais une auto-discipline qui rend le ministère de la Vérité inutile. Le consentement n’est pas imposé ; il est fabriqué, intégré comme évidence.

John Swinton (1829 – 1901), journaliste new-yorkais, ancien rédacteur en chef du New York Sun.

Il aurait déclaré le 12 avril 1883 (banquet du Twilight Club, New York).

«We are intellectual prostitutes».

«Nous sommes des prostitués intellectuels».

2.6 Esclavage, ségrégation et fracture identitaire

La République se proclame démocratique tout en :

  • maintenant l’esclavage jusqu’en 1865,
  • prolongeant la ségrégation légale près d’un siècle (lois Jim Crow),
  • n’accordant l’égalité citoyenne qu’en 1964-1965.

Ironie : en guerre contre le nazisme, les États-Unis maintiennent une population entière en situation d’infériorité légale.

Même au sein de l’armée, les Afro-Américains servaient dans des unités séparées, souvent commandées par des officiers blancs, et n’échappaient pas à la ségrégation jusque sur le front.

Ainsi se dessine un pays qui, pendant plus de deux siècles, a proclamé des valeurs qu’il n’incarnait pas.

L’écart entre l’idéologie et la pratique donne l’impression d’un trouble dissociatif de l’identité : grandeur affichée, fractures tues, un discours messianique superposé à une réalité de hiérarchie raciale et de domination sociale.

Conclusion intermédiaire

Ce parcours révèle une constante : le récit américain est moins une description qu’une justification.

  • Aux Amérindiens, il promettait la paix pour masquer l’expansion.
  • Aux colons, il offrait des mythes pour recouvrir l’esclavage et la contrebande
  • Aux citoyens, il proposait une presse «libre» qui orientait discrètement leur opinion.

Avant même de devenir une superpuissance, l’Amérique s’est forgée dans cette tension entre discours vertueux et réalité brutale. Cette logique ne se limite pas au continent : elle s’inscrit aussi dans l’économie atlantique, à commencer par la traite négrière et son abolition.

Chapitre III – De l’abolition à l’invention de la dette
Introduction

L’abolition de la traite négrière par l’Angleterre ne peut s’expliquer uniquement par des motifs humanistes. Derrière la façade morale, Londres poursuit une stratégie de repositionnement économique et impérial, en anticipant l’émergence d’un capitalisme libéral dominé par la finance.

Eric Williams, Capitalism and Slavery (1944)

3.1 L’abolition britannique : stratégie économique

Loin d’être un geste purement humaniste, l’abolition de l’esclavage s’inscrit dans une logique impériale et économique dans une triple logique :

  • Déstabiliser les concurrents : favoriser, indirectement, l’émancipation des colonies espagnoles et portugaises afin de les intégrer comme marchés dépendants.
  • Transformer la main-d’œuvre : passer de l’esclave, coûteux à entretenir, à l’ouvrier salarié, corvéable à merci et licenciable sans frais.
  • Réduire les risques : l’accident ou la mort ne sont plus pertes patrimoniales, mais simples variables statistiques.

Ironie de l’histoire : aujourd’hui, on qualifie volontiers de «travail d’esclave» tout emploi pénible et mal rémunéré. Pourtant, du strict point de vue du profit, ce salariat low-cost s’avère plus avantageux que l’ancienne servitude. Ainsi, la servitude n’est pas supprimée, mais redéfinie sous une forme économiquement plus rentable.

3.2 Du producteur au consommateur

Le système invente un rôle inédit : celui de consommateur.

  • Le travailleur produit,
  • son salaire alimente la demande,
  • la demande justifie la production,
  • la production enrichit l’investisseur.

C’est une véritable révolution silencieuse : l’individu n’est plus défini par sa citoyenneté, mais par sa capacité à consommer. La dépendance économique remplace l’asservissement juridique.

3.3 Le crédit comme nouvelle chaîne

Le capitalisme façonne le désir par la publicité, puis invente le crédit. Acheter avant d’avoir gagné devient possible, au prix de l’endettement. La dette transforme « l’homme «libre» en travailleur captif, prisonnier d’un cycle où l’illusion du choix masque la dépendance réelle.

les premières formes de crédit de masse apparaissent surtout après 1920 aux États-Unis (vente à tempérament, General Motors Acceptance Corporation).

Les chaînes de fer d’hier sont remplacées par les cartes de crédit : symbole d’une égalité nouvelle – celle devant la dette.

3.4 Propagande économique et relais transatlantiques

Après la crise de 1929 puis surtout à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, consommer devient un acte patriotique : acheter, c’est soutenir la Nation. Le citoyen se mue en consommateur-soldat, enrôlé dans une guerre pacifique où la carte de crédit remplace le fusil. Les mêmes canaux qui vendent des biens de consommation véhiculent aussi les récits fondateurs : «liberté», «rêve américain», «opportunité pour tous». La critique du modèle est disqualifiée : remettre en cause la consommation, c’est remettre en cause la démocratie elle-même.

Dans cet édifice, l’aristocratie WASP reste longtemps le relais social et politique des flux venus d’outre-Atlantique : capitaux, banques d’affaires, compagnies d’assurances issues de la City de Londres. Après Bretton Woods (1944), Wall Street prend le relais sans rompre la continuité impériale : le dollar devient l’instrument central de la domination mondiale.

Avec le temps, l’hégémonie WASP se fissure sous la pression des revendications identitaires, de la cancel culture et du wokisme. Mais cette mutation de surface n’abolit pas la logique impériale : elle l’habille de symboles progressistes sans en modifier la finalité. Le marché reste l’alpha et l’oméga.

3.5 La permanence de l’ennemi de l’Est

Un trait structurel demeure : la méfiance envers l’Est. Depuis la thèse de Halford Mackinder – «Qui contrôle l’Europe de l’Est contrôle le Heartland ; qui contrôle le Heartland domine le monde» – la Russie est désignée comme l’ennemi naturel de l’Empire maritime anglo-saxon : trop vaste, trop souveraine, trop rétive au crédit pour être absorbée. Ce schéma perdure au XXIᵉ siècle : peu importe que l’Amérique arbore le drapeau arc-en-ciel ou érige des murs, la Russie et plus largement l’Orient restent l’«Autre» à contenir, sanctionner et délégitimer.

Conclusion intermédiaire

L’abolition de l’esclavage n’a pas marqué un sursaut moral, mais la métamorphose d’un système d’exploitation. Du travail forcé au salariat précaire, du producteur réduit à sa force de travail au consommateur défini par son pouvoir d’achat, de la servitude légale aux chaînes invisibles de l’endettement, les formes changent mais la logique reste : maximiser la rentabilité du capital.

Ce nouvel édifice idéologique prépare les récits impériaux à venir : la démocratie confondue avec le marché, la liberté réduite à la consommation, la dette présentée comme moteur du progrès. L’exploitation n’a donc pas disparu : elle a simplement changé d’instrument. Après la chaîne et le fouet, ce fut le salariat ; après le salariat, vint la dette.

3.6 Sous le récit, la dette

Derrière la façade idéologique et culturelle, un ressort plus discret soutient tout l’édifice : la dette. Dans ce système où l’argent naît ex nihilo, chaque billet, chaque chiffre inscrit sur un compte porte déjà l’ombre des intérêts qu’il faudra payer. Pour que la machine ne s’arrête pas, la croissance doit être permanente – non pour enrichir la société dans son ensemble, mais pour couvrir le prix du crédit. La dette ne s’éteint jamais : elle se gère, se prolonge, se transmet comme un héritage empoisonné.

Les chaînes de fer d’hier se sont fondues dans l’invisible : l’asservissement passe désormais par l’endettement, transmis de génération en génération. Derrière l’illusion de la liberté, l’homme demeure captif d’un système qui monnaye son présent et hypothèque son avenir.

Cette mécanique débouche sur une financiarisation spéculative : au lieu d’alimenter le capital productif – lent mais générateur d’emplois -, les flux se ruent vers le pari, l’effet de levier, le gain instantané. Londres, Paris ou New York cessent d’être des places de marché : elles deviennent des casinos géants où l’argent ne cherche plus à produire, mais seulement à se multiplier.

Les économies qui refusent de s’y plier – qu’on les taxe de «fermées», «non démocratiques» ou «dirigistes» – se voient frapper de blocus, de sanctions ou de campagnes de délégitimation. Leur véritable crime n’est pas idéologique, mais structurel : vouloir échapper à l’exploitation par la dette, refuser de s’ouvrir comme de simples républiques bananières mises au service du crédit mondial.

Cette logique éclaire les tensions récurrentes avec les modèles alternatifs. La Chine, autrefois forcée à s’«ouvrir» par les traités inégaux, demeure aujourd’hui suspecte dès qu’elle affirme une souveraineté financière. Quant à la Russie, l’Angleterre – depuis Mackinder – la désignait déjà comme un espace à contenir, voire à morceler, afin de sécuriser ses routes commerciales.

Derrière l’étendard de l’universalité des droits, le monde libéral poursuit avant tout un objectif : l’ouverture des marchés et l’alignement sur la logique du crédit. La morale n’est qu’un drapeau ; l’enjeu véritable reste l’intégration au cycle dette-croissance, colonne vertébrale d’un capitalisme nourri de promesses plus que de biens réels.

Au XXIe siècle, certaines puissances occidentales continuent d’agir comme si elles vivaient encore dans le confort du XIXe siècle. Leur prestige repose sur un capital historique accumulé – rentes financières, avantages technologiques ou héritages coloniaux – qui leur permet d’adopter une posture d’«adolescence prolongée» : insouciance relative, refus de rupture, confiance dans la pérennité de leurs acquis. À l’inverse, nombre de pays du Sud global se perçoivent comme des «adultes» de l’histoire : obligés d’exister par l’effort productif, l’industrialisation et la gestion quotidienne des ressources, ils revendiquent une maturité née de la contrainte et de l’expérience directe du travail réel.

Ce basculement ouvre la voie aux grandes mises en scène idéologiques de la Guerre froide, du Vietnam et jusqu’au scandale du Watergate. L’attitude «nativiste» ne s’exprime plus seulement par une méfiance envers l’immigrant : elle s’étend désormais au monde entier, perçu comme porteur de valeurs étrangères ou «barbares». Ce réflexe défensif, alimenté par l’endettement structurel et par la volonté de préserver une hégémonie financière, installe un rapport au réel où le récit prime sur le fait. La dette devient une promesse différée, la propagande un gage de stabilité, et la légitimité repose moins sur la cohérence des principes que sur la capacité à maintenir la croissance et à justifier l’expansion continue du pouvoir.

Nourri par l’endettement structurel et la volonté de préserver son hégémonie, le système américain s’ancre dans un rapport au réel façonné par le récit plus que par le fait. La dette devient promesse différée, la propagande caution de stabilité, et la légitimité ne repose plus sur les principes mais sur la croissance et l’expansion. Reste une question : comment une République née sous l’égide d’une élite exigeante et disciplinée a-t-elle pu glisser vers cette dépendance au crédit et au récit ? La réponse se trouve dans l’examen des repères historiques qui jalonnent sa trajectoire.

3.7 Repères historiques

Avant de devenir un empire financier et une machine médiatique, l’Amérique s’est d’abord pensée comme une construction politique fragile, qui exigeait des fondations intellectuelles solides.

À l’heure de l’indépendance, son élite n’était pas encore une élite de rente, mais une élite de bâtisseurs. George Washington, figure austère et disciplinée, n’était pas un théoricien académique, mais il avait forgé un véritable parcours intellectuel, nourri par ses lectures, son expérience militaire et un sens aigu de l’organisation. Autour de lui, des hommes comme Alexander Hamilton, James Madison ou Thomas Jefferson défendaient des visions divergentes mais toujours exigeantes : débats constitutionnels, conception de la dette publique, affrontement entre un modèle fédéral fort et l’autonomie des États. Cette première génération se pensait investie d’une responsabilité historique : transformer un ensemble de colonies disparates en une république fédérale stable, capable de tenir tête aux monarchies européennes.

Il faut rappeler que cette élite ne brandissait pas le mot «démocratie» comme un étendard. Le projet était explicitement celui d’une République constitutionnelle, avec un équilibre des pouvoirs destiné à protéger la propriété et à prévenir la tyrannie des foules. À l’époque, se dire «démocrate» relevait de l’insulte : le terme évoquait le désordre populaire, l’instabilité et les excès révolutionnaires. Les Pères fondateurs redoutaient autant les passions incontrôlées des masses que l’arbitraire d’un monarque. Ce n’est qu’au XIXe siècle, avec l’élargissement du suffrage et la montée des partis politiques, que le mot «démocratie» fut réhabilité et progressivement érigé en valeur positive, jusqu’à devenir l’emblème rhétorique du système américain.

Cet esprit de défi, parfois caustique, transparaît jusque dans les échanges diplomatiques de l’époque.

Lors d’un dîner à Londres, au temps des négociations sur l’indépendance, un envoyé américain identifié comme Benjamin Franklin, demanda à se rendre aux toilettes. À son retour, ses hôtes anglais lui demandèrent :

Tout était à votre convenance ?

Oui, parfaitement, répondit-il. On insista :

N’avez-vous rien remarqué d’étrange ?

Non, tout était à sa place. Alors on lui dit :

Mais enfin, vous n’avez pas vu le portrait de George Washington accroché aux toilettes ? Et Franklin de répliquer, pince-sans-rire :

Si, je l’ai vu. Et je dois dire que rien ne vaut un portrait de Washington dans les toilettes… pour bien faire chier un Anglais !

3.8 De l’Empire britannique à l’Empire américain

La transmission du mensonge

Cette réplique savoureuse attribuée à Benjamin Franklin illustre la rivalité entre l’Angleterre impériale et sa colonie émancipée. Mais derrière l’humour, l’histoire est plus grave : l’Amérique n’a pas seulement hérité de la langue anglaise et des institutions parlementaires, elle a aussi repris l’un des traits structurants de sa métropole – l’art du mensonge impérial.

L’Empire britannique excellait à transformer la prédation coloniale en «mission civilisatrice» : la traite négrière devenait «commerce triangulaire», la domination des mers se présentait comme «protection des routes», et les guerres de l’opium en Chine étaient justifiées comme défense de la «liberté du commerce». Le récit masquait l’exploitation, et la propagande accompagnait chaque conquête.

Mais l’Angleterre sort exsangue des deux guerres mondiales, cédant peu à peu sa place de première puissance. Les États-Unis reprennent alors le flambeau, non seulement sur les plans économique et militaire, mais aussi narratif.

Héritiers de la City de Londres, de ses réseaux financiers et de son art du «soft power» avant l’heure, ils perfectionnent la mystification impériale.

De la mission civilisatrice britannique à la mission démocratique américaine, la continuité est frappante. L’un légitimait l’empire en invoquant Dieu et le progrès ; l’autre en invoque la liberté et les droits de l’homme. Mais dans les deux cas, l’écart entre le discours et la réalité demeure abyssal : pillage, guerres d’agression, domination financière.

Ainsi, l’«Empire du mensonge» n’a pas disparu avec la décolonisation britannique : il a simplement changé d’adresse. Son rejeton américain, appuyé sur Hollywood, Wall Street et le Pentagone, en a produit une version hypertrophiée – jusqu’à la décadence actuelle.

3.9 Du symbole Kennedy à la farce présidentielle

Le dernier véritable grand président américain fut sans doute John F. Kennedy. Son assassinat, en pleine lumière, dans une voiture décapotable, porta un coup symbolique irréversible : la balle fatale dans sa tête éclatait aussi, d’une certaine manière, la cervelle politique des États-Unis.

Le cerveau dispersé de Kennedy devint l’image d’une intelligence nationale éclatée, d’une vision perdue qu’aucun successeur ne sut jamais retrouver.

Avec lui s’effondra un projet indépendant, trahi et décapité. Comme l’a montré Laurent Guyénot, l’ombre de James Jésus Angleton – chef du contre-espionnage de la CIA – incarna la montée d’un véritable «État dans l’État», orientant l’appareil sécuritaire vers des intérêts étrangers, notamment israéliens. Dès lors, une question hante l’histoire américaine : qui commande encore ?

L’Amérique tient-elle son propre destin, ou bien l’a-t-elle cédé à une puissance plus obscure ? Ce fut le point de bascule, l’instant où la Maison-Blanche perdit son autonomie.

Lyndon B. Johnson, successeur de Kennedy, représenta cette continuité funeste. Sous sa présidence, l’Amérique s’enlisa dans la guerre du Vietnam, conflit total et sans issue. Johnson voulait démontrer la force et la détermination de l’empire ; il ne fit que révéler son impuissance face à un peuple décidé. Les chiffres s’accumulaient – bombardements massifs, pertes colossales – mais la victoire ne venait jamais. Le mensonge prit ici toute sa dimension : chaque discours officiel annonçait des «progrès», chaque rapport promettait la lumière au bout du tunnel, alors même que l’abîme se creusait. Cette guerre fut non seulement un désastre militaire, mais aussi un désastre moral : elle détruisit la confiance des citoyens envers leur gouvernement, ouvrant la voie à la contestation de masse et au climat de suspicion des années 1970.

Ronald Reagan incarna une transition paradoxale : piètre acteur à Hollywood, il fut peut-être le seul à tenir un rôle crédible une fois à la Maison-Blanche. Par son sourire et ses répliques, il donna l’illusion d’une Amérique triomphante, notamment en bluffant l’Union soviétique avec la «Guerre des étoiles». Mais derrière ce décor s’installait déjà l’ère du marketing politique et de la mise en scène permanente : la politique devenait un spectacle.

Puis vint la dégringolade. Bill Clinton ramena la Maison-Blanche à une légèreté médiatique où le scandale tint lieu de programme.

George W. Bush, caricature du président improvisé, fut propulsé par son nom et manipulé par ses conseillers. Sous sa présidence, les États-Unis s’engagèrent dans les guerres les plus coûteuses et désastreuses de leur histoire récente : Irak et Afghanistan.

Barack Obama incarna pour beaucoup un souffle d’espoir, presque messianique. Mais très vite, il se révéla maître dans l’art du discours creux : son éloquence brillante masquait une continuité absolue de l’Empire du mensonge. Derrière ses mots, il fut en réalité l’un des présidents les plus belliqueux de l’histoire récente, multipliant les interventions militaires et les campagnes de drones, tout en maintenant Guantánamo et les guerres dites «humanitaires». Ironie suprême : ce président guerrier reçut le Prix Nobel de la paix. Mais ce monde malade peut toujours faire mieux : Netanyahou, lui-même poursuivi pour crimes contre l’humanité, proposa que cette distinction soit remise à Donald Trump.

À partir de là, ce fut la descente aux enfers. Donald Trump, président 1.0, se montra d’abord prudent et calculateur, avant de céder la place à un Trump 2.0 en roue libre, porté par un entourage qui amplifia sa folie plus qu’il ne la contenait.

Joe Biden, quant à lui, incarne la dégénérescence même : un président hésitant, marqué par les lapsus et les gestes confus, symbole d’un empire qui ne parvient même plus à tenir son masque.

La trajectoire est limpide : d’un Kennedy visionnaire à un Biden vidé de sens et un Trump livré à ses délires, l’histoire présidentielle américaine raconte la décomposition d’une puissance qui fut intellectuelle avant de devenir purement théâtrale.

3.10 De la propagande au spectacle politique

Ce basculement se résume parfois dans une boutade qui circule jusque dans certaines chancelleries : «Après Biden et ses drapeaux arc-en-ciel sur chaque pupitre, Washington a découvert le chapiteau Barnum : Trump y installe ses projecteurs, les tweets servent de confettis, et l’agenda ressemble à un programme de cirque plus qu’à un plan de gouvernement». Derrière l’humour, l’image révèle une rupture de style : du symbolisme inclusif à la gouvernance-spectacle, l’Amérique n’apparaît plus comme garante d’un ordre stable, mais comme actrice d’un show en quête d’attention permanente. Cette exagération amuse, mais elle traduit surtout la perception d’un pouvoir plus soucieux d’occuper l’espace médiatique que d’édifier un ordre durable.

3.11 Composition du cabinet : un indicateur de décadence

Un autre symptôme de cette dérive se lit dans la composition de l’entourage présidentiel. L’administration 2016-2017 conservait encore quelques figures issues du Parti républicain classique et des profils technocratiques destinés à rassurer l’appareil d’État. La configuration 2.0, elle, privilégie des conseillers et des relais médiatiques dont la fonction n’est plus de gouverner, mais de soutenir la posture combative du chef.

Théoriquement, on évalue l’intelligence d’un président à sa capacité à s’entourer de personnalités solides. Or, l’équipe actuelle relève de la caricature :

  • Ted Cruz appelle à attaquer l’Iran sans rien connaître du pays ni même de sa démographie.
  • Pete Hegseth proclame qu’il n’est «plus ministre de la Défense, mais ministre de la Guerre».
  • J.D. Vance, qui aurait pu incarner une voix mesurée, se contente d’obéir aux slogans de son patron.
  • Seule Tulsi Gabbard conserve une stature digne d’un véritable conseiller ; mais Trump a déjà déclaré publiquement qu’il se moquait de ses avis, préférant suivre les mensonges de Netanyahou.

En deux siècles, ce n’est pas une simple baisse de niveau : c’est une dégringolade historique.

3.12 Frappes sur l’Iran : le saut criminel

Autrefois, la perfidie impériale se traduisait par des intrigues, des campagnes médiatiques ou quelques coups de force voilés. Aujourd’hui, l’équipe Trump 2.0 ne se contente plus de manœuvrer dans l’ombre : elle s’érige en hégémon brutal et sans scrupule, imposant sa loi au grand jour.

Les frappes américaines de juin 2025 sur les sites nucléaires iraniens en donnent la mesure : trois centres d’enrichissement – Natanz, Fordow et Ispahan – furent directement visés.

L’ONU parla d’un «tournant périlleux» pour la stabilité mondiale, l’AIEA constata des dégâts «significatifs» sur les infrastructures, et plusieurs experts rappelèrent que l’attaque violait à la fois la Charte des Nations unies et le Traité de non-prolifération¹.**

Derrière ces condamnations, ce sont surtout des millions de vies qui furent placées en danger par le risque de contamination chimique et radioactive. À ce degré, il ne s’agit plus seulement de mensonge ou de propagande : c’est un acte criminel et irresponsable.

Ces frappes illustrent le degré de témérité atteint : le pouvoir ne se contente plus de manœuvrer, il met en péril l’équilibre mondial pour nourrir son récit. Car au fond, l’essentiel n’est plus la stratégie militaire, mais l’image : celle d’un président-candidat permanent.

3.13 Un président-candidat permanent

Le «nouveau président» n’apparaît plus comme l’architecte d’une administration, mais comme un candidat perpétuel : non seulement tourné vers l’électorat national, mais projetant son récit vers un «monde à conquérir» dans l’imaginaire Trump, où chaque provocation devient victoire symbolique.

Dans cette séquence, le nativisme ne vise plus seulement l’immigrant : il englobe l’ensemble du monde extérieur, perçu comme porteur de valeurs étrangères, voire «barbares», qu’il conviendrait de tenir à distance ou de remodeler.

Conclusion intermédiaire

Au terme de ce parcours, l’image présidentielle n’apparaît plus comme une fonction stabilisatrice mais comme un dispositif narratif en quête constante de légitimité. Le pouvoir s’est déplacé de la construction politique à la mise en scène médiatique. Ce qui fut jadis un art du mensonge raffiné est devenu un spectacle dégradé, où la légèreté des tweets côtoie la gravité des frappes militaires.

Ce qui fut jadis un art du mensonge raffiné est devenu un spectacle dégradé, où la légèreté des tweets côtoie la gravité des frappes militaires.

Ce jeu d’illusions ne s’arrête pas aux frontières américaines. Il se projette à l’extérieur, où l’Empire du mensonge se pose en arbitre universel tout en alimentant les conflits qu’il prétend résoudre.

Des dossiers les plus brûlants – Ukraine, Gaza, Iran, Qatar – surgit le même paradoxe : Washington se proclame garant, mais agit en faussaire.

3.14 De l’Ukraine à Gaza, de l’Iran au Qatar : l’Amérique, garant faussaire

Trump claironnait durant sa campagne : «Avec moi, la guerre n’aurait jamais commencé». Slogan efficace, gage de son génie diplomatique supposé. Mais la réalité est sans appel : avec lui, la guerre continue. L’Ukraine, censée voir son conflit «résolu en 48 heures», est devenue le théâtre d’un enlisement interminable. L’illusion d’une Amérique toute-puissante capable de dicter la paix s’est fracassée sur la résistance du réel : ni la force militaire, ni la pression économique, ni les proclamations médiatiques n’ont infléchi le cours de l’histoire.

3.15 Gaza : la Riviéra rêvée, le charnier réel 

On promettait à Gaza un avenir de «Dubaï méditerranéen», vitrine du développement sous parrainage occidental. Mais le rêve touristique a viré au cauchemar. Derrière les discours de reconstruction et de cessez-le-feu humanitaire, Washington couvre et arme les bombardements israéliens. La Riviéra annoncée s’est muée en champ de ruines. L’Amérique se pose en médiatrice de paix alors même qu’elle finance et protège le belligérant principal.

3.16 Iran : les garanties empoisonnées 

À Téhéran, les États-Unis se sont posés en garants des négociations nucléaires. Mais cette garantie n’était qu’un cheval de Troie : faire baisser la garde de l’adversaire, ouvrir un espace de confiance artificielle, pour mieux préparer le coup de poignard israélien. Puis, feignant l’ignorance, Washington s’abrite derrière un masque de neutralité. Ce n’est plus de la diplomatie, c’est une méthode mafieuse : tendre la main pour mieux désarmer, promettre la sécurité pour mieux trahir.

3.17 Qatar : l’arbitre piégé

Doha devient à son tour le terrain d’un jeu dangereux. Washington s’y présente en arbitre incontournable, garant des équilibres régionaux et partenaire stratégique. Mais derrière le vernis, ses interventions sèment plus de suspicion que de confiance. Les alliés eux-mêmes savent désormais que chaque promesse américaine peut se transformer en piège, chaque accord en marché de dupes. (La chaîne de télévision israélienne Channel 12 a pour sa part révélé que des avions des renseignements américains et britanniques survolaient l’espace aérien qatari avant l’offensive israélienne.)

Certains observateurs, dont votre serviteur, avaient averti il y a peu que le silence – et parfois la complicité – des monarchies du Golfe finirait par se retourner contre elles. L’épisode qatari en offre une illustration brutale : allié stratégique de Washington, hôte de la plus grande base américaine de la région, Doha n’a pourtant été prévenu des frappes israéliennes qu’une dizaine de minutes après leur déclenchement. La loyauté, dans cette configuration, ne protège plus ; elle expose.

3.18 Trump, l’Inde et l’axe russo-chinois : l’aveuglement géopolitique

Cocasserie tragique : candidat, Trump dénonçait Biden pour avoir «offert la Russie à la Chine», forgeant un axe redoutable. Mais en président 2.0, il fit pire encore. Par une décision douanière absurde, il poussa l’Inde – jusque-là fidèle à sa tradition d’équilibre entre Washington et le Sud global – à basculer pleinement dans le camp russo-chinois. La scène fut scellée lors du dernier sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai en Chine : l’Inde, non seulement alignée, mais paradant aux côtés de Moscou et Pékin dans un défilé militaire célébrant les 80 ans de la victoire sur le nazisme. Tout un symbole. Ainsi, au lieu d’endiguer l’Asie, Washington l’a unifiée contre elle.

3.19 Le pire à venir

De l’Ukraine enlisé à Gaza détruite, de l’Iran trahi au Qatar manipulé, et jusqu’à l’Inde désormais arrimée à l’axe russo-chinois, se dessine une trajectoire claire :

l’Amérique n’est plus un garant, mais un faussaire. Sa diplomatie ne relève plus du droit ni même du rapport de force classique, mais de la logique mafieuse : extorquer, promettre, trahir. Le monde en prend acte, et chaque nouvel épisode creuse un peu plus le gouffre entre le rôle que les États-Unis prétendent jouer et celui qu’ils incarnent réellement.

Le pire est donc à venir, car l’Empire du mensonge a atteint le stade où il ne ment plus seulement aux autres, mais à lui-même.

Ce mensonge, enraciné dans la politique extérieure, a trouvé son prolongement naturel dans la sphère intérieure. Car à mesure que l’Amérique projetait ses fictions sur le monde, elle installait en son sein les infrastructures d’un récit permanent – particulièrement à l’ère numérique.

3.20 L’ère numérique

Après le 11 septembre, l’Amérique entre dans un état d’exception permanent ; le récit de la peur se mêle à celui de la justice. Le mensonge n’est plus l’accident : il devient infrastructure de sécurité.

Aujourd’hui, plus c’est gros, plus ça passe, depuis le tournant des années 2000, l’Amérique semble s’émanciper non seulement des règles internationales qu’elle a contribué à forger, mais aussi de ses propres garde-fous juridiques. Le droit cède la place à des «règles» mouvantes, réécrites au gré des urgences proclamées : Patriot Act, zones grises de Guantánamo, interventions sans déclaration de guerre, surveillance massive justifiée par la «sécurité». Cette plasticité normative traduit moins une incapacité qu’un choix stratégique : substituer à la contrainte du droit l’avantage de règles flexibles, révisables à chaque nouveau contexte. Dans ce glissement, la légitimité ne repose plus sur la permanence de principes mais sur l’affirmation de puissance, et le récit officiel transforme l’exception en nouvelle normalité.

La vitesse de circulation et la fragmentation de l’opinion abolissent presque toute exigence de vraisemblance. Les assertions invérifiables prospèrent, portées par des algorithmes qui privilégient l’émotion sur la preuve. La dissonance cognitive devient un mode de survie psychique : on croit ce qui conforte son camp, on évacue le reste.

C’est dans ce contexte que l’idéologie sociétale américaine, marquée par la cancel culture, vient ajouter une strate supplémentaire de confusion. Au départ simple pratique de dénonciation, elle s’est muée en mécanisme d’effacement et de réécriture du réel. Ce qui était contradiction assumée devient déni organisé. On ne débat plus, on supprime ; on ne corrige pas, on efface.

En prétendant «protéger» des sensibilités, la cancel culture a généralisé une nouvelle forme de dissonance cognitive : le refus de voir ce qui dérange, y compris dans les évidences biologiques ou historiques. Les dérives du transgenre idéologisé, emblématiques de ce climat, traduisent le basculement d’une société qui fabrique ses propres vérités de substitution.

3.21 Le mensonge à la carte

À l’ère numérique, le mensonge n’est plus imposé verticalement, il est consommé à la demande. Chacun peut se construire une bulle cognitive où la vérité n’est plus partagée mais éclatée en fragments concurrents. Les réseaux sociaux ne diffusent pas seulement de l’information, ils organisent un marché des illusions où chaque «vérité» devient un produit personnalisé. L’Amérique n’impose plus un récit unique : elle multiplie les récits, jusqu’à dissoudre la possibilité même d’un réel commun.

Ainsi, la mécanique du mensonge impérial et la dynamique sociétale convergent : l’Amérique ment au monde comme elle se ment à elle-même. Ses guerres sont justifiées par des slogans creux, ses débats internes par des identités fluides où la cohérence disparaît.

Le numérique, amplificateur de récits, a transformé cette dissonance en norme : chacun vit dans sa bulle, chacun choisit sa «vérité».

Ainsi, du Patriot Act aux algorithmes des réseaux sociaux, une même logique se déploie : l’exception devient règle, la vérité devient variable, et le mensonge cesse d’être un accident pour devenir un mode de gouvernement.

Conclusion intermédiaire

Du traité rompu à la loi d’exception, l’histoire américaine déroule un fil rouge : la parole publique n’est jamais totalement innocente. Mensonge comme stratégie d’équilibre entre idéal proclamé et impératif de puissance ; storytelling sophistiqué ; vérité devenue flux à l’ère numérique. Mais pour comprendre la profondeur de ce mécanisme, il faut revenir aux matrices culturelles qui ont façonné l’imaginaire américain – de la Bible fondatrice aux dystopies modernes.

Chapitre IV – Matrices narratives et philosophie
4.0 – Du ministère de la Vérité à la manufacture du consentement

Alors que les dictatures brandissent un journal officiel, la démocratie américaine s’appuie sur un système plus subtil : pluralité apparente, mais convergence autour de l’État et du capital.

4.1 – La Bible comme socle narratif

Pour les Pères pèlerins en 1630, le Nouveau Monde est une Terre Promise. John Winthrop prêche :

«We shall be as a city upon a hill». «Nous serons comme une cité sur la colline».

Les nations autochtones sont assimilées à des Cananéens à chasser ou à des Amalécites à anéantir ; l’expansion devient obéissance à Dieu. Triple effet : légitimation morale, effacement symbolique, mémoire sélective. Ce prisme scripturaire perdure de Lincoln à Reagan.

4.2 Orwell et la modernité : 1984 comme miroir américain

Si la Bible a donné aux premiers colons la conviction d’une mission, Orwell, trois siècles plus tard, nous lègue un manuel de décryptage. 1984 n’est pas seulement un roman sur un futur totalitaire ; c’est une matrice de lecture pour toute société qui prétend garantir la liberté alors même qu’elle reformule, aseptise, travestit le réel.

George Orwell écrivait :

«Political language is designed to make lies sound truthful and murder respectable, and to give an appearance of solidity to pure wind».

«Le langage politique est destiné à rendre le mensonge respectable, le meurtre acceptable, et à donner l’apparence de solidité au vent».

Euphémismes contemporains : «techniques d’interrogatoire renforcé», «dommages collatéraux», «Patriot Act».

La novlangue dissout la vérité brute. Question finale : 1984 a-t-il fourni une prophétie autoréalisatrice ? L’avertissement d’Orwell devient-il mode d’emploi pour la fabrique du consentement ?

Conclusion

De l’effacement des Amérindiens aux fioles brandies à l’ONU, du langage biblique des Pères pèlerins aux algorithmes de la Silicon Valley, un fil rouge traverse l’histoire américaine : le mensonge comme ciment politique. L’Amérique n’a pas inventé le mensonge d’État, mais elle l’a perfectionné en le transformant en récit national, puis en marchandise exportable.

Soljenitsyne avertissait qu’«on ne peut vivre dans le mensonge sans s’y dissoudre». Orwell montrait que le langage peut rendre le mensonge respectable et le meurtre acceptable. À l’ère numérique, ces deux avertissements convergent : la vérité n’est plus étouffée par la censure ou la terreur, mais dissoute dans le flux, jusqu’à devenir optionnelle.

Chacun choisit désormais la vérité qui conforte sa bulle, et l’Empire prospère dans cette confusion.

La vraie question n’est donc plus : les États-Unis mentent-ils ? Mais : peut-on encore dire la vérité dans un monde où tout devient récit concurrentiel ? Là se joue l’avenir : soit consentir au règne liquide de l’Empire du mensonge, soit chercher les conditions d’une parole fragile mais fidèle au réel.



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