Des sanctions à double tranchant, par Hélène Richard (Le Monde diplomatique, novembre 2022)


Il y a quelques mois, les dirigeants européens voulaient croire que la « guerre économique et financière totale » lancée contre Moscou serait une promenade de santé. « La Russie est un très grand pays et un grand peuple (…) mais c’est à peine plus que le PIB [produit intérieur brut] de l’Espagne », indique le commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton sur RTL, le 1er mars, tout en assurant que son « impact sera faible » en Europe. Six mois après la première salve de sanctions occidentales, l’économie russe accuse le coup, mais l’effondrement n’a pas eu lieu. Le Fonds monétaire international (FMI) tablait, en mars, sur une récession de 8,5 %. La Banque mondiale parle désormais d’une chute du PIB de 4 %. À ce rythme, la richesse du pays est loin d’être « divisée par deux », comme l’annonçait le 26 mars dernier, à Varsovie, le président américain Joseph Biden devant un parterre de Polonais.

De son côté, l’Union affronte une inflation à deux chiffres, tirée par des prix de l’énergie stratosphériques. Fin septembre, la France a débloqué l’équivalent du budget de l’éducation nationale pour financer des mesures de soutien au pouvoir d’achat ; Berlin a triplé cette mise avec un plan de sauvegarde de son industrie de 200 milliards d’euros. Pour débloquer une nouvelle enveloppe aux entreprises et ménages touchés par une inflation dépassant 20 %, le Parlement lituanien a accéléré l’adoption du budget de l’année 2023, portant à plus de 6 % du PIB le montant global de ces aides (1). Sans compter les livraisons d’armes et l’aide financière à l’Ukraine, qui, selon le FMI, a besoin de 7 milliards de dollars par mois pour faire tourner son administration.

Sur fond de crise énergétique, des secteurs déjà affectés par les perturbations consécutives à la pandémie (chimie, sidérurgie, production d’engrais ou de papier) tournent au ralenti ou ferment : trop gourmande en énergie, leur rentabilité a basculé dans le négatif. Certains groupes ont annoncé vouloir délocaliser leur production au Vietnam, au Maghreb ou… aux États-Unis. Ces derniers ont augmenté de 63 % leurs livraisons de gaz naturel liquéfié (GNL), vendu au prix fort, à l’Europe et au Royaume-Uni pour remplacer le produit russe (2). Pour délocaliser partiellement leur production, soixante entreprises allemandes, dont Lufthansa, Aldi, Fresenius et Siemens, sont tentées par l’Oklahoma, dont le gouverneur vantait auprès des investisseurs les avantages comparatifs dans les colonnes du quotidien d’affaires Handelsblatt.

Le 3 octobre, la députée Aurore Bergé félicitait pourtant son patron Emmanuel Macron pour son bilan à la tête de l’Union européenne : « Notre présidence a supporté [sic] l’idée d’autonomie stratégique européenne. » Au vu du désastre annoncé, l’expression pourrait prêter à sourire. Car la (relative) unité européenne, vantée par l’élue de la majorité, n’a d’égal que son alignement sur les objectifs et les intérêts de Washington. Stratégie délibérée ou défaut de calibrage ?

Le choc de l’invasion explique en partie cet aveuglement : dès le lendemain de l’attaque, Berlin suspend définitivement l’ouverture du gazoduc Nord Stream 2, ce que lui réclame depuis des années Washington. Mais ce mouvement est facilité par l’étroite collaboration qu’orchestre la Commission européenne entre les deux rives de l’Atlantique. Selon une enquête du Financial Times (3), l’administration du président Joseph Biden a passé « environ dix à quinze heures par semaine, au téléphone ou en visioconférence, avec l’Union européenne et les États membres » entre novembre 2021 et février 2022, date de l’invasion, pour élaborer un paquet de sanctions en prévision d’une éventuelle invasion. M. Bjoern Seibert, le chef de cabinet de la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, acquiert une position-clé dans la gestion du dossier, faisant la navette entre Washington et les États membres. « Nous n’avons jamais eu dans l’histoire de l’Union européenne de contacts aussi étroits avec les Américains sur une question de sécurité, c’est réellement sans précédent », se félicite une source à la Commission.

Pour la première salve, les alliés transatlantiques s’accordent sur une stratégie de représailles financières massives (4). L’exclusion de sept banques russes du système de messagerie interbancaire Swift est couplée à une mesure : le gel, c’est-à-dire la réquisition, de la moitié des réserves internationales de la banque centrale de Russie (autour de 300 milliards d’euros) afin de paralyser un sauvetage du rouble. Contre toute attente, le système bancaire russe tient. Le contrôle des capitaux et l’obligation faite aux exportateurs de convertir 80 % de leurs devises en monnaie nationale limitent la casse. Et les Russes, habitués aux crises (1988, 1998, 2008, 2014), ne se ruent pas sur les distributeurs de billets.

Après l’échec relatif de ce blitzkrieg financier, le tabou des sanctions énergétiques s’effrite. La découverte des exactions de l’armée russe contre les civils de la ville ukrainienne de Boutcha, le 1er avril, accentue la pression. Au ministre des finances allemand, qui affirme que les « livraisons de gaz russe ne sont pas substituables à court terme » et que les interrompre « nous nuirait plus qu’à la Russie », le directeur du Centre énergie de l’Institut Delors répond : « un mensonge pur et simple (5) », sans détailler quels seraient les autres fournisseurs disponibles… Cet économiste au grand cœur épingle une Allemagne incapable « de renoncer à deux points de PIB pour sauver des vies [ukrainiennes] ». Et se fait pédagogue : « Le plus important, c’est que Vladimir Poutine n’ait plus d’argent pour faire sa guerre. »

Adoptés en avril et mai, les embargos énergétiques (immédiat sur 90 % du pétrole, échelonné pour le gaz) lui remplissent au contraire les poches. Ils provoquent une ruée sur les fournisseurs de substitution (Norvège, Algérie, États-Unis). Résultat, l’envolée des prix compense le tassement des volumes exportés. Rien que pour le pétrole, Moscou engrange 20 milliards de dollars en moyenne par mois en 2022, contre 14,6 milliards de dollars en 2021 (6). Au lieu d’être exsangue, « la Russie nage dans les liquidités », déclare Mme Elina Ribakova, économiste en chef adjointe à l’Institut de la finance internationale, établi à Washington (7). La même pronostiquait, en février, « une chute [de la devise], des tensions sur les réserves et potentiellement un effondrement total du système financier russe (8) »… Euphorisé par le cours des hydrocarbures, le rouble s’échange dès la fin du mois d’avril à son niveau d’avant-guerre (80 roubles pour 1 dollar), avant de s’envoler.

L’effet boomerang des sanctions accentue les tensions en Europe. Pour sauver son industrie, Berlin s’endette massivement à des taux confortables, contrairement à l’Italie ou la Grèce, provoquant des tensions dans la zone euro. La querelle porte également sur le plafonnement du prix du gaz, soutenu par vingt-quatre pays, dont la France, qui croient les Européens capables d’imposer un prix à leurs fournisseurs, notamment américains. « Le conflit en Ukraine ne doit pas se solder par une domination économique américaine et un affaiblissement de l’Union, semble découvrir tardivement le ministre de l’économie Bruno Le Maire devant l’Assemblée nationale. Nous ne pouvons pas accepter que notre partenaire américain vende son GNL quatre fois le prix auquel il le vend à ses industriels. » L’Allemagne, le Danemark et les Pays-Bas refusent le plafonnement, de crainte de détourner les flux d’un marché européen assoiffé de gaz.

À n’en pas douter, la Russie n’a pas affronté le plus dur : son affaiblissement économique structurel est probable. Concernant les hydrocarbures, l’Asie ne pourra absorber qu’une partie du manque à gagner. Pékin hésite à desserrer un embargo sur les technologies occidentales, au risque de s’exposer aux représailles américaines. Aussi, le chef de la diplomatie européenne Josep Borell en appelle à la « patience stratégique ». Mais pourra-t-il décréter les sanctions « efficaces » quand la récession russe s’approfondira en 2023 ? Tout dépend de l’objectif poursuivi : la défaite militaire russe ? La fin du régime de M. Poutine ? Pas sûr que le corset de mesures qui a échoué en Iran ou en Corée du Nord réussisse en Russie. D’autant que certains pays refusent la mise en coupe réglée de la onzième économie mondiale. Malgré son rapprochement avec Washington, par rivalité avec la Chine, New Delhi a ajouté à ses achats traditionnels d’armements des commandes en masse de pétrole russe (près d’un million de barils par jour). Pilier de l’influence américaine au Proche-Orient, l’Arabie saoudite s’est alliée avec la Russie, au sein de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP +), pour saboter l’initiative de plafonnement du prix du pétrole. Le cartel a décidé de réduire à la barbe de Washington sa production, en dépit d’une visite à Riyad les 14 et 15 juillet du président américain, qui promet désormais des « conséquences »

C’est là le paradoxe de « ce nouvel art de gouverner l’économie, capable d’infliger des dommages, qui rivalise avec le pouvoir militaire », que vantait en mars M. Biden à Varsovie (9). En l’appliquant à la Russie, deuxième exportateur de pétrole du monde et l’un des principaux fournisseurs de produits essentiels, tels les engrais et le blé, Washington et ses alliés ont posé un garrot sur la circulation sanguine mondiale. Or « l’intégration plus généralisée des marchés a élargi les canaux par lesquels les chocs provoqués par ces sanctions se répercutent sur l’économie mondiale (…), explique une étude du FMI (10). Sans surprise, ce sont précisément les pays [émergents, importateurs nets de produits de base,] qui n’ont pas rejoint les sanctions contre la Russie. Car ils sont les plus exposés au risque d’une crise de leur balance des paiements, si les exportations russes demeurent sous pression sur une période étendue. » Partant, les voies de contournement des restrictions, via les pays non alignés sur Washington, se multiplient, rendant l’objectif d’isoler hermétiquement la Russie illusoire. Une fois n’est pas coutume, le président brésilien d’extrême droite Jair Bolsonaro se faisait au début du mois d’octobre l’avocat des populations : « Mais nous ne pensons pas que le meilleur chemin soit l’adoption de sanctions unilatérales et ciblées, contraires au droit international. Ces mesures ont entravé la récupération de l’économie [après la pandémie de Covid-19], elles bafouent les droits humains de populations vulnérables, y compris en Europe (11). » Lors d’une rencontre avec son homologue russe (déjà prise comme une provocation par Paris), le président sénégalais Macky Sall a appelé les Occidentaux à exclure le secteur alimentaire du périmètre de leurs sanctions, jugeant qu’elles créent « de sérieuses menaces sur la sécurité alimentaire du continent », en écho à l’Organisation des Nations unies (ONU), qui alerte sur un « possible ouragan de famines ». Près de vingt millions d’Afghans sont confrontés à une insécurité alimentaire aiguë depuis le retrait américain, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Les sanctions n’ont sans doute pas sauvé beaucoup de vies ukrainiennes, mais ailleurs elles tuent déjà.



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