
Jocelyn Collages. — Sans titre, de la série « Entre collages et réalités », 2016
Jocelyn Collages – Neutral Grey – Saif Images
Le samedi 7 août 2021 se déroule à Paris une manifestation contre le passe sanitaire, mis en place par le gouvernement afin de pousser les Français à se vacciner contre le Covid-19. Selon de nombreuses personnes, ce passe permet d’étendre le champ du contrôle technologique sur les corps, mais aussi de donner des pouvoirs de surveillance considérables à des entités privées. La défenseure des droits dénonce le risque d’une société à deux vitesses et d’un renforcement des inégalités (1).
Venu de la Sarthe pour participer à ce cortège, Hector, un jeune homme de 23 ans, est interpellé à Paris à la fin de la manifestation et trouvé porteur de gants de moto et de lunettes de piscine. Ces dernières peuvent être utilisées par des manifestants pour se protéger des gaz lacrymogènes, massivement employés par les compagnies républicaines de sécurité (CRS) et gendarmes mobiles pour le maintien de l’ordre.
Après des atermoiements, la jurisprudence a fini par considérer que la seule possession d’éléments de protection comme des lunettes n’était pas de nature à caractériser un délit (2). Autrement dit : il n’est pas interdit d’aller à une manifestation avec des lunettes de piscine. Quant aux gants de moto, il est naturel d’en avoir lorsqu’on est motard, et c’est même une obligation légale… Mais ces considérations juridiques sont ignorées par les policiers qui interpellent et par les procureurs qui valident. Hector est donc placé en garde à vue au commissariat du Ve arrondissement, dont il ne sortira le lendemain, dimanche, que pour être conduit au dépôt du tribunal judiciaire de Paris, porte de Clichy, où il passera la nuit.
Le lundi 9 août, le parquet considère qu’il a commis le délit de participation à un groupement en vue de la commission de violences ou de dégradations. Ce délit, abondamment critiqué et commenté, est utilisé de façon massive par les policiers et les procureurs pour réprimer les manifestants. Légalement, cette infraction spécifique punit l’intention de commettre, en groupe et à l’avenir, des violences ou des dégradations (3). En l’espèce, le dossier est ridiculement faible, et Hector n’est donc pas renvoyé devant un tribunal, qui l’aurait assurément relaxé, mais devant Mme Nancy Guitton, déléguée du procureur de Paris. Celle-ci lui rappelle les obligations d’une loi qu’il n’a pas violée et lui interdit de revenir à Paris pendant six mois.
Difficiles classements sans suite
Je lui ai conseillé de ne pas respecter cette obligation, en l’informant des conséquences pour qu’il puisse agir en pleine connaissance de cause : de retour à Paris, il pourrait être interpellé et conduit au poste pour procéder à des vérifications ; informé, le parquet pourrait alors décider de le renvoyer devant le tribunal correctionnel. Il s’agit là d’une hypothèse d’école, mais ce serait le seul moyen de provoquer un débat contradictoire et public sur cette pratique, qui ne prospère que parce qu’elle a lieu loin des regards, dans l’intimité du bureau du procureur, à quelques mètres à peine des geôles du dépôt.
L’humiliation, la violence, l’infériorisation liées à la garde à vue et au déferrement sont systématiquement minimisées, voire ignorées, par ceux et celles qui en sont les principaux responsables : les procureurs et leurs substituts, tellement habitués à « gérer » des dizaines, voire des centaines, de gardes à vue par week-end qu’ils en banalisent les effets sur celles et ceux qui en sont victimes. Il n’y a par ailleurs jamais d’excuse de la part de l’institution pour ces privations de liberté, assorties d’une sanction de bannissement et d’une inscription durable dans les fichiers de la police. Il est en effet tellement simple de décider d’un « rappel à la loi » dans le confort d’un bureau fermé au regard du public, loin du débat contradictoire pourtant censé garantir la justice. La loi a permis à cette pratique rétrograde de prospérer, et le plus frappant consiste en ce que les parquetiers, qui se pensent défenseurs des libertés et de l’État de droit, se sont engouffrés dans la brèche pour réprimer encore et encore, sans laisser aux intéressés la possibilité de se défendre.
Il faut dire que le classement sans suite ne va pas sans difficultés pour le parquet. Il a pour effet de faire baisser un chiffre cardinal : le taux de réponse pénal, exprimé en pourcentage. Classer sans suite un dossier après un déferrement, c’est d’une certaine manière reconnaître que la personne a été arrêtée et privée de liberté à tort. Cela conduit en outre à effacer les données personnelles récoltées pendant la garde à vue (signalisation, photographies, empreintes digitales, ADN) et inscrites dans des fichiers de police. En d’autres termes, pour un magistrat du parquet, le classement sans suite ne présente que des inconvénients.
La solution magique réside alors dans le rappel à la loi : en vertu du code de procédure pénale, le procureur peut en effet « procéder au rappel auprès de l’auteur des faits des obligations résultant de la loi ». En pratique, cette admonestation est prononcée par un policier ou un délégué du procureur, généralement un policier à la retraite. Il s’agit là d’une décision unilatérale, qui n’est soumise à aucun contrôle d’un juge indépendant ni à aucun débat contradictoire entre l’accusation et la défense. Le procureur peut se tromper lourdement, peu importe : personne ne pourra contredire sa décision. Les avocats ont le droit de présenter des observations, mais celles-ci n’ont aucun effet en pratique, car aucun tiers ne peut trancher ce débat inexistant. Il s’agit encore une fois d’un pouvoir arbitraire de la part du parquet, qui pense qu’une infraction a été commise alors que tel n’est souvent pas le cas.
La loi Belloubet du 23 mars 2019, du nom de l’ancienne ministre de la justice, a permis aux procureurs de la République d’assortir leurs décisions de rappel à la loi d’une interdiction de séjour (4). Ils peuvent ainsi « demander à l’auteur des faits de ne pas paraître, pour une durée qui ne saurait excéder six mois, dans un ou plusieurs lieux déterminés dans lesquels l’infraction a été commise ». Le verbe « demander » est impropre : l’intéressé ne peut pas refuser. Les mots « auteur des faits » et « infraction » sont tout aussi inappropriés. Il n’y a pas d’auteur, pas plus que d’infraction, à ce stade de la procédure, car aucun juge n’a dit, après un débat, que la personne avait commis un délit. Au sens strict, elle est innocente.
Depuis l’entrée en vigueur de cette loi, le parquet de Paris a multiplié les rappels à la loi sous condition de ne pas paraître pendant plusieurs mois. Ainsi, des dizaines de manifestants, privés de liberté en garde à vue puis au dépôt du tribunal, ont rencontré un délégué du procureur qui leur a expliqué qu’ils avaient commis un délit et qu’ils ne devaient pas revenir à Paris. Cela équivaut dans les faits à une interdiction de manifester dans la capitale.
Peu après la loi Belloubet, une autre loi a prévu l’inscription de ces interdictions de paraître au fichier des personnes recherchées (FPR), qui recense les informations concernant par exemple les personnes recherchées par la justice dans le cadre d’une enquête de police judiciaire, ou encore des étrangers faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF). C’est également au FPR que sont mentionnées les fameuses « fiches S ». Désormais, les interdictions de séjour décidées par un procureur sont inscrites dans ce fichier (5). Ainsi, tout policier ou gendarme procédant au contrôle de l’identité d’une personne pourra voir si elle fait l’objet d’une telle mesure.
Techniquement parlant, le rappel à la loi assorti d’une interdiction de séjour n’est pas une peine ; il n’est pas non plus la reconnaissance d’une culpabilité. Cependant, la nuance n’est jamais précisée par les délégués du procureur chargé de la procédure. Et les personnes qui en font l’objet ont le sentiment — parfaitement légitime — d’avoir été sanctionnées par la justice et donc de s’être rendues coupables d’une infraction… que généralement elles contestent avoir commise ! Il n’existe au surplus aucun recours contre cette décision, ce qui souligne encore son caractère arbitraire.
La loi Dupond-Moretti du 22 décembre 2021 remplace le rappel à la loi par l’avertissement pénal probatoire à compter du 1er janvier 2023. Si le nouveau texte prévoit expressément qu’il ne peut être appliqué qu’à des personnes qui reconnaissent leur culpabilité, cela ne devrait guère changer les pratiques des parquets, qui pourront continuer à imposer des interdictions de paraître, lesquelles ne sont pas abrogées. En outre, une personne qui contesterait sa culpabilité mais qui se verrait imposer un avertissement pénal probatoire n’aurait aucune voie de recours contre cette décision…