Il aimait la nuit, celle des rencontres et des plaisirs illicites. Homosexuel et toxicomane, oui. Il ne le dissimula jamais. L’imaginer comme l’un de ces dandys qui brillent dans les films et séries hantés par les cabarets berlinois ne serait pas faux, mais pire. Ce serait effacer, sous le cliché de ce que le petit-bourgeois charmé nomme transgression, ce qui va être le plus remarquable de l’existence de Klaus Mann (1906-1949) : le refus actif du fascisme, au nom d’un humanisme intransigeant, revendiquant l’équilibre entre la part intime, accueil des ombres de l’âme, et la part collective, combat contre le pouvoir de la force exterminant les droits humains.

Portant pour l’essentiel sur les années 1930, le portrait mental que dessine Gilles Collard permet, de façon assez saisissante, de situer Klaus Mann dans le paysage intellectuel du temps, dont il est l’un des acteurs (1). Fils d’une icône, Thomas, et neveu de Heinrich, plus « rouge » et audacieux, le jeune Klaus n’aura pourtant pas peur de prendre la plume pour raconter son monde et le monde. Dans ses romans, dans les journaux. Et il n’est pas un tiède. Très tôt, il prend position contre le nazisme. Une part des intellectuels et des artistes divaguent alors autour de l’« essence » allemande, et ils ne sont pas toujours d’extrême droite. Les notables délicieusement civilisés sont lents à mesurer ce qu’il se passe. Il quitte l’Allemagne le 5 mars 1933. Il n’y a pas pour lui d’accommodement possible. Il va fonder une revue, destinée à faire entendre les exilés et les antinazis, Die Sammlung, accueillie par les toutes jeunes éditions néerlandaises Querido. De septembre 1933 à août 1935, elle publie Bertolt Brecht, Ernst Bloch, Albert Einstein, Joseph Roth, André Gide… Pour son lancement, Stefan Zweig décline, Thomas Mann aussi : trop « politique ». C’est magnifique de franchise. Klaus ne cessera pas de se battre, par ses écrits, ses interventions, son engagement dans l’armée américaine. L’Allemagne « libérée » ne le lui pardonnera pas. Son roman Mephisto (1936) met en scène, sous un masque peu égarant, une personnalité célèbre, le comédien Gustaf Gründgens, qui, un temps communiste, devint sans hésiter un soutien du régime et en fut bien récompensé. Après-guerre, l’acteur était toujours là, et toujours chéri de tous. Méphisto, blessant pour ces braves gens et pour leur star, fut interdit. Il fut réédité, quoique toujours sans autorisation, en 1981. Klaus s’est suicidé en 1949.


Uwe Wittstock retrace l’équipée, l’héroïsme, le désespoir, la ténacité de nombre des « confrères » de Klaus, de mai-juin 1940 à juin 1941, jour par jour, ou presque (2). Écrivains, artistes piégés en France, Juifs, communistes, « dégénérés », antinazis identifiés. C’est stupéfiant et bouleversant. Anna Seghers, Hannah Arendt, Lion Feuchtwanger, Walter Benjamin, Franz Werfel, tant d’autres. Ils n’ont pas les papiers qu’il faut, les règles changent brutalement entre la déclaration de guerre et l’armistice, ils se cachent, ils cherchent à partir, ils sont internés… Tout est rocambolesque, tout est menace, mais le hasard et le coup de main de Français non pétainistes changent parfois la donne. Avec l’arrivée de l’Américain Varian Fry en août 1940 à Marseille, l’espoir est plus vif. Mandaté par l’Emergency Rescue Committee, il est porteur d’une liste de gens dont il doit organiser le départ. Il va, avec son équipe, largement dépasser les consignes (3). Invention collective d’une résistance. Faux papiers, passeurs, rapports tendus avec le Comité, le consulat et Vichy, passages toujours risqués, par les Pyrénées, attente du bateau qui conduira en Amérique… L’histoire s’achève un an plus tard, avec l’expulsion de Fry. Tout, le courage, la dignité, la camaraderie, tout est inoubliable.