ONU, un anniversaire sous pression, par Richard Gowan (Le Monde diplomatique, octobre 2025)


L’organisation des Nations unies (ONU) doit subir une diète sévère. Elle affronte une crise financière grave depuis que l’administration Trump a suspendu la quasi-totalité des financements américains qui alimentaient ses activités (1). Le secrétaire général António Guterres, dont le mandat de dix ans approche de son terme, fin 2026, est contraint de procéder à des coupes budgétaires d’urgence et de proposer des pistes pour « rationaliser » le fonctionnement des agences et bureaux internationaux. Concrètement, l’ONU, en tâchant de s’adapter à cette nouvelle situation, fournira moins de nourriture, moins d’abris, moins d’aide médicale aux populations vulnérables du globe. On ne sait pas encore si les efforts du secrétaire général suffiront à stabiliser l’organisation.

Si la crise financière constitue le premier mobile de la réforme, les débats sur le fonctionnement de l’institution sont susceptibles d’évoluer vers une discussion plus générale sur ses buts, sur la « gouvernance » mondiale elle-même. Les budgets, selon les mots prêtés à Martin Luther King, « sont des documents moraux » : ils reflètent les valeurs des communautés qui les approuvent. Le budget de l’ONU et les réformes concernant la manière dont elle dépense son argent doivent refléter les priorités de ce qu’on appelle « communauté internationale », qui la compose et la finance.

Les différents groupes de pays membres ont des points de vue divergents sur les priorités de l’organisation. Alors que le président Donald Trump a déclaré que l’ONU devait revenir à ses missions premières — la paix et la sécurité —, beaucoup de pays non occidentaux souhaiteraient qu’elle se concentre sur le développement économique et l’adaptation au changement climatique. Les Européens, eux, redoutent que les Nations unies se préoccupent moins des droits humains qu’elle ne l’a fait après la fin de la guerre froide, à la grande époque du libéralisme triomphant sous parapluie américain. Débattant de la manière dont il convient de répartir les ressources réduites, les 193 États membres vont défendre des visions contradictoires des objectifs internationaux prioritaires de l’institution.

L’ampleur de la crise de court terme qui affecte l’ONU reflète sa dépendance ancienne à l’égard de Washington, qui lui fournissait un appui à la fois politique et financier. Selon les règles de l’organisation, les États-Unis sont censés contribuer à hauteur de 22 % au principal budget institutionnel de l’organisation, et assumer le quart des coûts liés au maintien de la paix. Ces lignes budgétaires cumulées s’élèvent aujourd’hui à un peu plus de 2 milliards de dollars par an. M. Trump, qui a accusé les Nations unies de ne pas accomplir tout ce dont elles seraient capables pour maintenir la paix et la sécurité internationales, ne leur a pas, à ce jour, versé un seul centime de la somme due. Les États-Unis ont joué un rôle encore plus important dans le financement des principales agences humanitaires, en couvrant environ un tiers de toutes les dépenses du secteur l’an dernier. Ce financement, volontaire et non obligatoire, s’est réduit comme peau de chagrin depuis janvier.

Les responsables de l’ONU ont espéré que d’autres contributeurs, tels que l’Union européenne ou la Chine, pourraient aider à compenser le déficit résultant du retrait américain. Mais la réponse internationale est restée limitée. Les pays européens ont fait valoir qu’ils ne pouvaient pas verser des sommes importantes au moment où ils s’efforcent d’atteindre les nouveaux objectifs de financement de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). La Chine a fourni un peu d’argent supplémentaire — en indiquant qu’elle souhaitait que ses candidats accèdent en plus grand nombre aux postes dirigeants des Nations unies —, mais a aussi dit très clairement qu’elle ne comptait pas remplacer les États-Unis dans le financement à grande échelle des activités multilatérales.

À New York, les diplomates et les cadres internationaux ont conclu que l’organisation allait devoir réduire la voilure. Si certains expriment leurs regrets, d’autres assurent qu’il s’agit là d’un ajustement nécessaire tant l’ONU serait devenue obèse et inefficace. Comme nous le confiait un responsable international de haut rang, le président Trump n’a probablement fait qu’accélérer un processus de réforme et de réduction des effectifs qui aurait de toute façon eu lieu dans quelques années. Dans les discussions entre diplomates, les discussions sur la nécessité, pour l’ONU, de « faire moins avec moins » et de « revenir aux fondamentaux » sont récurrentes.

En attendant, des populations civiles vulnérables éprouvent concrètement les effets de ces coupes budgétaires. Une récente étude sur l’Afghanistan de l’International Crisis Group établit que des centaines de centres de santé et de points d’accès à l’eau potable ont dû fermer (2). De manière générale, les Nations unies ont revu leur programme humanitaire pour 2025, renonçant à leur plan initial — apporter de l’aide à 180 millions de gens — afin de se concentrer sur une cible plus réduite : porter assistance aux 114 millions de personnes qui se trouvent dans les situations les plus désespérées, ce qui constitue déjà un défi.

Pendant que les responsables de l’aide humanitaire cherchent à améliorer le rapport coût-efficacité, par exemple en réduisant les chevauchements entre leurs programmes et en rationalisant leurs chaînes d’approvisionnement, le secrétaire général s’efforce de tracer une voie pour les Nations unies dans leur ensemble. En mars, il annonçait un processus de réforme intitulé « UN80 » — l’année 2025 correspondant au 80e anniversaire de la Charte de l’ONU —, qui comporte trois axes d’action. Le plus urgent est la réduction des coûts à court terme. M. Guterres a annoncé que le secrétariat allait fondre de 20 % au début de 2026. En plus des réductions d’effectifs, la direction des Nations unies a aussi défendu des mesures telles que le transfert d’équipes depuis des bases coûteuses, comme New York ou Genève, vers des centres moins onéreux, comme Nairobi (Kenya). Les cadres sont furieux de ces perturbations et licenciements soudains (3).

Les deuxième et troisième axes d’UN80 impliquent des changements de long terme dans le fonctionnement. Le deuxième concerne toute la gamme des mandats — les missions confiées par des entités intergouvernementales, telles que l’Assemblée générale ou le Conseil de sécurité — que l’ONU est censée mettre en œuvre. Après avoir passé au crible, à l’aide de l’intelligence artificielle, les divers documents de l’organisation, les équipes du secrétaire général ont découvert que les États avaient établi d’un commun accord 40 000 mandats depuis les années 1940. Bien que beaucoup d’entre eux soient maintenant obsolètes, à demi oubliés, ou remplacés par d’autres mandats, les membres des Nations unies ont du mal à les annuler. Résultat : sur le papier, l’ONU est chargée d’un nombre de tâches démesuré, donc impossible à assumer.

Pour illustrer ce processus, le rapport du secrétaire général fournit quelques données parlantes. En 2024, le secrétariat général a organisé un total de 27 000 rencontres multilatérales — ce qui est bien inférieur au record de 37 000 réunions, établi avant le Covid, mais absorbe néanmoins une part considérable du temps de travail des personnels. En parallèle, le secrétariat publie plus de 1 000 rapports par an. La plupart d’entre eux sont téléchargés moins de 2 000 fois.

M. Guterres a suggéré que les États membres pourraient rendre l’organisation plus efficace s’ils entreprenaient de passer en revue tous ces mandats, et décidaient lesquels doivent être supprimés ou maintenus. Le secrétaire général a bien souligné qu’il ne pouvait pas le faire de sa seule autorité. Une telle entreprise paraît logique, mais les diplomates s’inquiètent de la lourde charge de travail que cela représente, et redoutent également que la suppression de certains mandats ne s’avère politiquement difficile. Un processus similaire, lancé par Kofi Annan en 2005, avait échoué, car certains pays s’opposaient à la suppression de mandats particuliers, auxquels ils tenaient.

Dernier axe d’UN80 : les réformes institutionnelles. Dans un article publié en septembre, M. Guterres avançait des idées qui permettraient de fondre ou de coordonner les entités de l’ONU pour rendre l’ensemble plus efficace. Il est certain que le système onusien, qui a crû, au fil des décennies, de manière organique et chaotique, est quelque peu confus. Trois agences différentes traitent des questions relatives à l’alimentation, à Rome, tandis que les deux plus grandes structures humanitaires — le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations — mettent souvent en œuvre des programmes qui se chevauchent ou se contredisent. Ces différentes entités sont en concurrence pour capter les financements, et leur coordination laisse souvent à désirer. Rationaliser le système pourrait permettre d’éviter les problèmes budgétaires à long terme.

Dans le cadre du processus UN80, M. Guterres a mis en place des groupes de travail chargés de réfléchir aux réformes institutionnelles dans différentes aires thématiques, comme le développement, ou la paix et la sécurité. On dit qu’il ne serait pas satisfait des résultats. Les représentants des différentes agences ont adopté une approche conservatrice du processus, défendant leur pré carré institutionnel et avançant peu d’idées fortes propres à transformer l’ensemble du système. La réforme de septembre comporte certes quelques propositions de bon sens, comme la fusion de l’agence onusienne chargée de la lutte contre le sida avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS), mais elle évite les changements institutionnels vraiment décisifs. Comme le notent les diplomates, les fusions se traduisent par la nécessité de créer davantage de mécanismes de coordination — ce qui produit plus de bureaucratie, et non moins.

Globalement, les États membres ne sont pas convaincus que les propositions d’UN80 soient suffisamment audacieuses pour permettre aux Nations unies de relever les défis auxquels elles sont confrontées. Certains sont mécontents de M. Guterres, qui n’aurait pas été capable de présenter une vision claire du processus. D’autres se plaignent que le secrétaire général ne les ait pas associés plus tôt aux consultations approfondies portant sur les objectifs à atteindre (mais s’il avait commencé par effectuer, au début de l’année, de larges consultations, cela aurait pu le ralentir). Les diplomates soupçonnent aussi le secrétaire général d’avoir conçu le processus — et en particulier la compression du secrétariat — pour impressionner l’administration Trump, afin de montrer qu’il était capable de prendre des décisions difficiles. Si cela est vrai, alors M. Guterres n’a obtenu qu’un succès mitigé. Les responsables américains ont salué UN80, mais, en privé, ils disent à d’autres États que le secrétaire devrait procéder à des coupes plus importantes.

Dans les cercles onusiens, on s’accorde aussi à dire que M. Guterres, dont le mandat s’achève dans un an, ne dispose pas du temps et du capital politique requis pour mettre en œuvre des réformes institutionnelles majeures. Les secrétaires généraux en fin de course parviennent rarement à accomplir beaucoup de choses durant leur dernière année de service. M. Guterres l’aurait admis en privé, devant quelques ambassadeurs : il reviendra à son successeur de mener à bien beaucoup de ses idées de réformes — s’il les approuve. Les candidats susceptibles de remplacer M. Guterres — comme le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) Rafael Grossi ou l’ancienne présidente chilienne Michelle Bachelet — ont récemment confirmé leur intérêt pour le poste. D’autres candidats, comme la secrétaire générale de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, Mme Rebeca Grynspan, devraient aussi annoncer prochainement leur candidature. On peut être certain que les États membres les interrogeront sur la manière dont ils comptent juguler les dépenses de l’organisation, et sur les grandes réformes institutionnelles dans lesquelles ils comptent investir leur capital politique durant leurs premières années de mandat.

Le débat sur les priorités que devrait se fixer le prochain secrétaire général (et sur ce qui devra être laissé de côté) pourrait devenir le prétexte à une discussion sur le rôle mondial de l’ONU. Ces dernières années, avant même le retour au pouvoir de M. Trump, les différents blocs d’États qui composent le système onusien ont exprimé de plus en plus ouvertement leurs insatisfactions à l’égard de l’organisation. Après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, les pays occidentaux se sont plaints que Moscou soit en mesure de bloquer, au Conseil de sécurité, les sanctions contre la Russie. Les pays en voie de développement — dont beaucoup d’États favorables à Kiev — ont réagi en demandant pourquoi les pays occidentaux n’avaient pas plus contribué aux efforts en matière de réduction de la pauvreté et d’adaptation au changement climatique. De part et d’autre, on considère que le système onusien a été incapable de servir les intérêts nationaux — mais pour des raisons divergentes. De nombreux représentants des pays pauvres ont également interprété les appels à « faire moins avec moins », formulés dans le cadre d’UN80, comme une invitation implicite à accorder moins d’importance aux questions de développement. Toutes les parties vont examiner avec attention les priorités de réforme du prochain secrétaire général, pour voir si elles semblent pencher davantage du côté du « Sud global » ou de celui de l’Occident.

Pour concilier ces intérêts divergents, le successeur de M. Guterres devra accomplir un numéro d’équilibriste. Il devra trouver un moyen de réduire la bureaucratie des Nations unies — par exemple en fusionnant des institutions —, tout en veillant à ce qu’autant de ressources que possible soient dirigées vers les États en voie de développement. Il sera également nécessaire d’avancer des idées susceptibles d’améliorer le travail collectif en matière de prévention des conflits et de maintien de la paix, sans s’attirer les foudres des puissances disposant du droit de veto au Conseil de sécurité.

En fin de compte, réformer l’ONU implique toujours de faire des compromis entre des exigences divergentes. L’organisation doit satisfaire une multiplicité de parties prenantes. Même si ses membres suppriment les milliers de mandats qui font doublon, ils continueront à s’entendre sur un ensemble bigarré de missions. Même si les Nations unies rationalisent leurs diverses agences, les organisations fusionnées auront toujours à jongler avec des crises multiples.

L’histoire de l’organisation démontre aussi que la réforme est un processus sans fin. Comme Manuel Fröhlich, spécialiste de la bureaucratie onusienne à l’université de Trèves (Allemagne), le notait il y a vingt ans, tous les processus de réformes de l’ONU commencent de manière ambitieuse, puis déraillent peu à peu, et finissent par aboutir à des appels à « réformer la réforme ».

Néanmoins, les coupes budgétaires effectuées cette année par les États-Unis ont joué un rôle important : elles ont forcé les dirigeants et les pays membres des Nations unies à admettre que le système multilatéral existant est trop étendu, et non viable dans sa forme actuelle. Il se peut qu’un jour les États-Unis finissent par se réconcilier avec le système onusien (peut-être sous un nouveau président) et rétablissent leurs financements. Dans l’immédiat, il revient aux autres membres des Nations unies de débattre pour déterminer à quoi sert l’institution, et comment elle peut servir leurs intérêts, dans une période où l’organisation est plus réduite, plus pauvre, et moins sûre de son avenir.



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